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Protohistoire de la bière dans les vallées de l’Indus, du Gange et dans le Deccan.

 

Le sous-continent indien est l'un des bassins brassicoles les plus anciens du monde et sans doute le plus méconnu. La présence et le brassage coutumier de la bière (surā) sont attestés de manière certaine depuis 1500 av. n. ère d'après la littérature védique. L'archéologie et l'archéobotanique permettent de remonter le temps au-delà de ces premièrs témoignages pour explorer ce territoire et la protohistoire de ses boissons fermentées. Considérant l'abondance et la diversité extraordinaires des plantes amylacées domestiquées en Inde, la bière se détache très tôt de l'ensemble des boissons fermentées pour devenir une boisson produite avec des techniques de brassage multiples et perfectionnées.

Nous parlons ici de « bassin brassicole » parce que nous voulons étudier l’émergence de la bière parmi l’ensemble des boissons fermentées, puis les perfectionnements protohistoriques de cette boisson à base d’amidon sous l’angle des différentes méthodes de brassage. Dans cette perspective évolutionniste, nous suivons un fil chronologique qui débute avec les boissons fermentées primitives quand elles ne sont pas encore scindées en familles distinctes (bière, vin, hydromel, lait fermenté alcoolique). Nous les nommons « boissons fermentées indifférenciées » car elles résultent d’une transformation de tout ce qui peut fermenter : fruits, sève, amidon, miel, lait, etc. Leur différenciation ultérieure en 4 groupes reflète une évolution socio-économique générale des communautés du néolithique vers des sociétés de plus en plus stratifiées et complexes.

Nous appliquons la chronologie tripartite suivie pour les autres bassins brassicoles du monde, à savoir :

  1. Stade primitif : le socle des boissons fermentées indifférenciées primitives en Inde. Chasseurs-cueilleurs et proto-paysans confectionnent leurs boissons avec tout ce qui peut fermenter : baies, fruits, sève, graines, miel, etc.
  2. Néolithique et proto-urbanisme : les boissons fermentées se différencient. Bière, vin, hydromel, lait fermenté forment peu à peu quatre familles de boissons fermentées autonomes et différentes[1].
  3. Période protohistorique : les méthodes de brassage se spécialisent au sein de la famille des bières qui comprend de nombreuses variétés (bière de riz, d’orge, de blé, de millets, d’éleusine, etc.). Elles s’appuient principalement sur la technologie des ferments amylolytiques (champignons microscopiques poussant sur les racines et feuilles de certaines plantes, cultivés sur de l'amidon cuit et capables de le convertir en sucres fermentescibles) . A l'époque historique, la technique des ferments amylolytiques se perfectionne et prend le pas sur celle du maltage.

Le bassin brassicole indien désigne l’ensemble du sous-continent (Pakistan, Inde, Népal, Bhoutan, Bangladesh, Ceylan), une entité géographique relativement homogène sous l’angle des plantes amylacées domestiquées et une région du monde partageant un héritage historique qui remonte aux cités anciennes de l’Indus. Durant sa protohistoire, ce bassin brassicole ainsi délimité communique avec des couloirs de diffusion (populations, plantes, techniques) via le Balûchistân, le nord du Pakistan actuel (culture de l’Oxus), le Myanmar ou encore l’océan indien (Austronésiens).

Les données archéologiques et textuelles disponibles pour l’Inde ancienne se concentrent dans deux régions : la vallée de l’Indus avec ses affluents, et la plaine du Gange. Le plateau du Deccan et les Ghâts orientaux et occidentaux, soit la majeure partie de l’Inde centrale et méridionale, ne livrent à ce jour que des données indirectes sur la protohistoire des boissons fermentées, issues pour l’essentiel des recherches archéobotaniques. La littérature védique ancienne est malheureusement muette sur l’existence et les mœurs des communautés autochtones qui forment l’immense majorité des populations du sous-continent avant l’arrivée de locuteurs indo-européens vers le 2ème millénaire av. n. ère. (Carte générale du sous-continent vers -3000).

A notre connaissance, l’archéologie indienne n’a pas encore adopté les méthodes d’analyses de résidus qu’on peut recueillir sur des poteries anciennes[2]. Ces lacunes sont en partie compensées par l’observation des méthodes de brassage traditionnelles dans le Nord-Est de l’Inde, techniques qui ont ailleurs presque disparues, submergées par les vagues successives de bières industrielles occidentales depuis le 19ème siècle[3]. Néanmoins, la description de ces méthodes indiennes traditionnelles de brassage et des modes de vie qui ont garanti leur pérennité jusqu’à ce jour ne permettent pas de retracer leur histoire sur plusieurs millénaires, moins encore la protohistoire des boissons fermentées pour l’ensemble du sous-continent indien.

Le rôle joué par la bière dans l’histoire de l’Inde ancienne n’a été réévalué que très récemment par l’étude des sources textuelles[4]. La bière surā est citée dans le RgVeda et d’autres textes brahmaniques postérieurs. Comme le célèbre soma, la bière surā intervient dans les rituels. Mais on sait qu’elle était aussi consommée régulièrement par les élites durant le 1er millénaire av. n. ère, par les artisans, les marchands et les agriculteurs. La bière surā était aussi et surtout une boisson ordinaire et quotidienne.

 

La protohistoire des boissons fermentées en Inde
Phases Evolutions Dates calendaires Archéologie ou sources écrites
Socle des boissons fermentées mixtes Stade primitif. Néolithique. Domestication des plantes alimentaires, poterie, proto-urbanisme. 8000-2600 Mehrgarh I à VI (Balûchistân).
Plaine irriguée du Gange.
Ash Mounds Tradition, Inde Centrale (2800-1200).
Bière, vin et hydromel se différencient     Stratification sociale, premières cités, domestication de nouvelles plantes amylacées.  2500-1500 Civilisation de l’Indus (2600-1500)
Spécialisation au sein de la famille des bières  Les technologies de brassage se spécialisent : maltage, ferments à bière, plantes amylolytiques (?). 1500-500 Culture védique au N-O de l’inde. 1500-500 BC.
Les 16 Mahajanapadas (6ème siècle BC)


 

Cette enquête sur la protohistoire des méthodes de brassage met l’accent sur l’évolution des techniques. Les évolutions sociales et culturelles sont à peine évoquées fautes de données fiables en rapport avec l’utilisation des boissons fermentées.

 

Les six caractéristiques principales du bassin brassicole indien.

  1.   La diversité des sources d’amidon employées pour brasser : céréales (riz, orge, blé, millets, éleusine, sorgho), légumineux (haricots, pois) et tubercules. L’archéobotanique éclaire la domestication des céréales autochtones, notamment les variétés de riz, de millet, de légumineux et de tubercules, mais également l’adaptation des blés et des orges venus du Croissant Fertile, puis des millets et du riz Oriza sativa var. japonica venu de Chine. La littérature brahmanique ancienne permet de vérifier que toutes ces ressources végétales sont effectivement entrées dans les procédés de brassage spécifiquement indiens au 1er millénaire av. n ère. Ce qui s’est passé avant doit être reconstitué grâce aux données archéologiques.
  2.   La pluralité des méthodes de brassage mises en œuvre : les techniques de maltage des grains cohabitent avec celles des ferments amylolytiques avant que ces dernières deviennent majoritaires à l’aube de notre ère. La littérature védique témoigne d’une expertise dans la confection et la diversité des ferments à bière. Ces données reposent sur des textes écrits il y a environ 3000 ans. De nouveau, ce qui s’est passé avant reste l’objet de spéculations.
  3.   La migration de pasteurs-éleveurs d’Asie centrale vers le Nord-Ouest de l’Inde au second millénaire av. n. ère a semble-t-il enrichi les techniques de préparation des boissons fermentées autochtones. L’introduction du lait caillé dans la confection des ferments amylolytiques en porte la trace. Cette technique peut aussi avoir une origine indienne. Les Ash-Mounds du Karnataka et de l’Andhra Pradesh témoignent d’une tradition indienne de pasteurs-éleveurs de gros bétail entre 2800 et 1200 BC.
  4.   La survivance des méthodes de brassage traditionnelles dans le Nord-Est du sous-continent indien (actuels Assam, Arunachal Pradesh, Nagaland, Bhoutan, Népal, …). Elle s’explique par une géopolitique des zones-refuge pour des ethnies devenues minoritaires à l’aube de notre ère et une sociologie hindouiste très clivante. Ce phénomène historique est attesté dans le nord de l’Inde et l’arc himalayen, depuis le Cachemire jusqu’au plateau oriental du Tibet. Nous savons peu de chose des grands mouvements de populations dans le centre et le sud de l’Inde[5].
  5.   Le sous-continent indien se caractérise par une grande variété de boissons fermentées dont l’origine et la protohistoire tiennent à sa géographie physique : un carrefour entre les sous-continents asiatiques à l’ouest, au nord et à l’est, et l’Afrique orientale. Les zones côtières ont été et restent le domaine des vins de palme et de dattes. Le centre de l’Inde couvert de forêts est le domaine de l’hydromel et des vins de fruits dans les zones cultivées. Le nord de l’Inde est celui des bières de riz et de millet, anciennement des bières d’orge et de blé. La vallée du Gange est aussi le domaine de la canne à sucre et du vin de canne. Toutes ces boissons fermentées traditionnelles ont un point commun : une aromatisation prononcée à l’aide de fleurs, épices, sucs végétaux et autres plantes aromatiques.
  6.   Cette grande diversité et abondance de boissons fermentées semble avoir donné naissance à une technologie de la distillation vers le début de notre ère dans le Nord-Ouest[6]. La distillation est une solution technique pour conserver l’alcool dans un contexte d’échange puis de commerce généralisé des boissons fermentées, réputées délicates à conserver. La distillation est précédée par une très longue et nécessaire période de spécialisation des boissons fermentées, de perfectionnements techniques[7], et par une évolution socio-économique complexe passant du brassage domestique et du troc au brassage à grande échelle dans une économie devenue marchande et une partie de la société qui valorise la consommation d’alcool.

 

1.    Les boissons fermentées primitives en Inde (8000-2600).

 

Les boissons fermentées indifférenciées désignent des boissons confectionnées avec un mélange de matières premières fermentescibles : sucres naturels de fruits, sèves, miel, grains, tubercules, etc. Ces boissons fermentées sont une spécialisation des bouillies fermentées primitives en ce sens qu’elles sont préparées et consommées en tant que boisson et non comme aliment plus ou moins liquide. Elles constituent le socle ou l’origine des boissons fermentées qui se spécialisent ensuite durant la protohistoire pour former des groupes distincts de boissons fermentées : vins, bières, hydromels, laits fermentés.

Ces boissons fermentées indifférenciées sont mises en évidence grâce à l’analyse de restes alimentaires fossilisés dans des récipients découverts lors de fouilles archéologiques. Ces analyses identifient des traces de composés biochimiques issus de la fermentation alcoolique de jus sucrés végétaux, de miel, d’amidon saccharifié ou encore de lactose.

Les plus anciens fossiles alimentaires témoignent d’une composition mixte des boissons. Elles ont été confectionnées avec des mélanges de fruits, de baies, de miel, de grains et de tubercules, le tout fermentant dans les mêmes récipients. Ces mixtures correspondent à un stade primitif pendant lequel des groupes humains collectent leur nourriture et préparent leurs boissons avec toutes les ressources de leur environnement, sans autre critère de sélection que la disponibilité saisonnière des plantes et l’évitement des empoisonnements. Le contexte social (rite funéraire, consommation domestique ou collective) et les récipients montrent qu’on a affaire à des boissons, bien que la différence entre boisson et bouillie fermentées ne soit pas toujours évidente au néolithique. Ces boissons fermentées mixtes sont attestées en Chine (Jiahu, Mijiaya, Dingcun, Qiaotu), en Asie du Sud-Ouest (Mésopotamie), en Europe de l'Ouest, en Grèce, en Amérique du Sud (Pérou).

Nous ne disposons pas de telles données pour le sous-continent indien, faute d’analyses de fossiles alimentaires. Des peintures rupestres mésolithiques figurent des scènes de chasse, de cueillette, de vie en groupe (dance, combats, rituels ?). Le centre de l’Inde est particulièrement riche en grottes et abris sous roche possédant des scènes peintes. Leur datation n’est pas toujours très précise (8000-5000 BC ?), leur interprétation moins encore. Dans les grottes de Bhimbetka, quelques scènes montrent la collecte de miel sauvage. Une autre un personnage en train de boire (Mathpal 1984, fig. 45 et 64).

 

Carte des abris sous roche peints de Bhimbekta (Madhya Pradesh, Inde) par Yashodhar Mathpal, 1984 Abris de roches peintes de Bhimbekta : collecte de miel et autres activités (IIIF-35-b) Abris de roches peintes de Bhimbekta : Détente avec boisson (IIIF-14)
Carte de Bhimbekta et ses abris rocheux peints (Madhya Pradesh, India) by Yashodhar Mathpal, 1984. Collecte de miel et d'autres activités (IIIF-35-b) Se désaltérer (IIIF-14)

 

Sans analyse scientifique de fossiles de boissons fermentées mésolithiques en Inde, nous ne pouvons en dire plus. Il faut se tourner vers les épisodes plus récents de domestication des plantes amylacées et des plantes à sève ou jus sucrés pour avoir une image plus précise de la protohistoire des boissons fermentées en Inde.

La transition entre mésolithique et néolithique en Inde est l’objet de recherches récentes. Elle est encore mal documentée, sauf pour la vallée de l’Indus et la culture pré-harappéenne (Fuller 2003, 191). Plusieurs centres de domestication/culture de plantes ont été identifiés par les archéologues : la vallée de l’Indus qui est le plus ancien, le Nord du Pakistan actuel, la moyenne vallée du Gange, le sud de la Péninsule indienne (Plateau méridional du Deccan), et enfin le Nord-Est de l’Inde (Assam, Uttar-Pradesh, Orissa) (Carte).

La néolithisation dans la vallée de l’Indus résulte, parmi d’autres causes, d’une diffusion de l’orge et du blé venus du Croissant Fertile vers -7500 et atteignant la vallée de l’Indus vers -4500, après des étapes d’adaptation aux environnements semi-arides du sud iranien (Mehrgarh, Iran, vers -5500)(Stevens & al. 2016). Cette évolution dans la vallée de l’Indus s’accompagne de domestications locales (coton, zébu). Au second millénaire av. n. ère, la culture de la vigne (Vitis vinifera), du coton (Gossypium arboreum), du palmier-dattier (Phoenix dactylifera) et de la jujube (Ziziphus mauritiana) est attestée dans la vallée de l’Indus (Fuller and Madella, 2001).

Diffusion du blé (Triticum sp.) et de l'orge (Hordeum vulgare) à travers l'Eurasie (Stevens & al. 2016)
Diffusion du blé (Triticum sp.) et de l'orge (Hordeum vulgare) à travers l'Eurasie entre 8500-500 av. n. ère (Stevens & al. 2016, fig. 2).

 

Dans le Nord du Pakistan (Punjab), une « seconde néolithisation » après celle des cultures pré-harappéennes, résulte d’une diffusion des millets domestiqués dans le nord de la Chine (Setaria italica L. et Panicum miliaceum L., avec Canabis sativa) venus d’Asie centrale entre -2000 et -1500 (Stevens & al. 2016).

Diffusion du millet commun (Panicum miliaceum) à travers l'Eurasie entre 5500-500 avant J.-C. (Stevens & al. 2016 fig. 3) Diffusion du sétaire (Setaria italica) à travers l'Eurasie entre 5500-500 avant J.-C. (Stevens & al. 2016 fig. 4)
Diffusion du millet commun (Panicum miliaceum) à travers l'Eurasie entre 5500–500 av. n. ère (Stevens & al. 2016 fig. 3). Diffusion de la sétaire ou petit mil (Setaria italica) à travers l'Eurasie entre 5500–500 av. n. ère (Stevens & al. 2016 fig. 4).

 

La moyenne vallée du Gange voit la domestication du riz indien (Oriza sativa, subsp. indica), de la Sétaire jaune (Setaria pumila, yellow Foxtail), de l’amarante (Macrotyloma uniflorum, kulthi bean ou horsegram), et diverses cucurbitacées entre -6000 et -3000.

Le sud de la péninsule indienne entreprend la domestication des millets indigènes (Brachiaria ramosa et Setaria verticillata) et des légumineuses (Vigna mungo, Vigna radiata, Macrotyloma uniflorum) vers  3000 (Fuller & al. 2004, Boivin & al. 2008). Ces plantes indigènes resteront le noyau alimentaire de la péninsule indienne pendant plusieurs millénaires. Le Nord-Est de l’Inde a été le lieu de domestication d’une variété orientale de riz venue de Chine (Oriza sativa, subsp. japonica), du pois d'Angole (Cajanus cajan, arhar dhal ou tur, pigeon pea) et de plantes à cormes (taro Colocasia esculenta, yams Dioscorea  spp.) vers -2000 (Fuller 2003).

Entre -5500 et -2000, la domestication des plantes amylacées implique en Inde plusieurs centres et des échanges/emprunts/adaptations relativement complexes (carte infra) sous tendus par des migrations de populations. Archéobotanistes et linguistes ont tenté d’en superposer la protohistoire pour comprendre la mise en place de cultures régionales très marquées (Fuller 2003).

Domestication et diversité des plantes amylacées du sous-continent indien.

 

Vers -2000, l’ensemble du sous-continent indien dispose de ressources végétales d’une grande diversité. Aux céréales, légumineuses et tubercules s’ajoutent les plantes riches en sucres (palmiers, vigne, etc.). La canne à sucre (Saccharum barberi) est introduite sur les côtes d'Orissa dans le delta du Gange-Brahmapoutre vers -1000 par des commerçants austronésiens. La grande richesse des boissons fermentées indiennes trouve là son origine matérielle.

Ces ressources alimentaires très diversifiées sont le substrat matériel d’importantes évolutions sociales advenues dans le sous-continent indien vers le 3ème millénaire. La fonction et la transformation des boissons fermentées sont en grande partie conditionnées par ces évolutions sociales.

 

2.    Les boissons fermentées se spécialisent en Inde : bière, vin, hydromel (2600-1500 av. n. ère).

 

La spécialisation des boissons fermentées dépend de la socio-économie de chaque bassin brassicole. Elle est consécutive aux processus de néolithisation : début de l’agriculture ou de l’horticulture, de l’élevage, d’une sédentarisation plus ou moins complète, des techniques alimentaires, de la poterie, etc. Elle suppose aussi l’émergence de communautés ou de sociétés stratifiées au sein desquelles chaque classe sociale adopte un type de boisson fermentée, marqueur de statut social, de pouvoir politique, d’appartenance à un groupe. Pour que la bière devienne une boisson fermentée autonome, une communauté doit disposer de sources régulières d’amidon toute l’année en quantité suffisante (exemple de Tepe Yahya). Une même logique gouverne l’avènement des vins (vins de palme, de raisin, de canne, etc.) en tant que famille autonome de boissons fermentées. L’hydromel devient une boisson autonome bien identifiée quand naît l’apiculture et son corollaire, un approvisionnement régulier en miel.

Ces évolutions se sont d’abord produites dans la vallée de l’Indus vers le 3ème millénaire. Elles résultent de transformations sociales locales et d’influences venues d’Iran par le Balûchistân (Mehrgarh) et l’Asie centrale. Ces évolutions sont aussi advenues dans le centre de l’Inde (Plateau du Deccan) selon une logique autochtone.

Il est probable que chacun des 5 centres proto-agricoles identifiés en Inde (cf. supra) ait connu une évolution plus ou moins spécifique des boissons fermentées. Mais les données encore lacunaires ne permettent pas d’en dessiner un schéma global.

 

a)    Les évolutions sociales dans la vallée de l’Indus vers -3500.

Nous devons faire un détour par le sud iranien pour collecter quelques données relatives à l’évolution des boissons fermentées dans cette région durant une période qui précède de peu l’émergence de la civilisation de l’Indus. Le site de Mehrgarh est le plus proche. Le site de Shar-i-Shokta a livré une analyse de boisson fermentée. Plus à l’ouest, le site de Tepe Yahya a livré des tablettes enregistrant des rations de bière.

Le site de Mehrgarh situé à une centaine de km de la rive occidentale de l’Indus (Balûchistân, Pakistan) indique qu’on y cultive entre 7000 et 5500 l’orge à six-rangs, l’engrain, le blé amidonnier, les jujubes et les dates, pendant une période sans céramique (Mehrgarh I). On y élève moutons, chèvres et bovins. Mehrgarh est le plus ancien centre pratiquant l’agriculture en Asie du sud. La diffusion de l’orge et du blé depuis le Croissant Fertile et les réseaux d’échanges Est ⇔ Ouest à travers l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan actuels ont joué un rôle important. Mehrgarh III (4800 BCE–3500 BCE) est une période néolithique utilisant la poterie et plus tard le cuivre.

Nous n'avons hélas aucune analyse de boissons fermentées pour la période néolithique de Mehrgarh II et III. Mais une analyse de fossiles de boisson fermentée a été réalisée par l’équipe italienne qui a fouillé un site proche en Iran, celui de Shar-i-Shokta. Il a été occupé entre 3200-2350 BCE.

Chronologie de Shar-i-Shokta (Piperno, Tosi 1975, 187. Salvatori, Tosi 2005, révision)
Période Dates Etendue du site
I 3100–2750 BCE  10.5–15.5 ha
II 2750–2500 80 ha
III 2500–2200 80 ha
IV 2200–1700  

 

Les polyphénols analysés dans les résidus de pots d'une tombe de Shahr-i Shokhta indiquent la présence d'une fermentation alcoolique. Elle est associée à des restes de grains et de raisins, donc à la bière et au vin, c'est à dire un mixte de boissons fermentées. Leur production est déjà séparée comme sur le site contemporain de Tepe Yahya (plusieurs boissons distinctes contenues dans le même récipient) ou bien leur confection résulte encore d'une combinaison de matières amylacées et de fruits mélangés. La seule analyse chimique des résidus ne peut trancher (Bière/vin à Shahr-i-Sōkhta, Iran).

 

Tablettes proto-élamites de Tepe-Yahya : rations de grains et de bière Rations de bière et de grains à Tepe Yahya.

A quelques centaines de km vers l’ouest, le site de Tepe Yahya permet de comprendre ce qui a pu se passer à Mehrgarh. On y a découvert un petit lot de tablettes d’argile, 20 portaient des signes d’écriture proto-élamique, les autres laissées vierges. Elles datent de la fin du 4ème millénaire. Ces tablettes partiellement déchiffrées sont des enregistrements de rations de grains et de bière destinées à entretenir ceux qui travaillent. Leur statut social n’est pas défini (esclaves, population soumise, cultivateurs libres, etc?).

Ces documents ont été comparés par Damerow et Englund avec des archives mésopotamiennes archaïques de la même période, découvertes à Uruk et comptant plusieurs centaines de tablettes (Damerow, Englund 1989). Ils ont conclu que la société stratifiée de Tepe Yahya reposait sur les tâches (volontaire ?) accomplies par des cultivateurs et des artisans dont le travail était compensé par des rations en nature (grains, bière, laine, animaux). Ce système social suppose une organisation du travail (forcé ?), un système de contrainte et une autorité contrôlant son fonctionnement et les routes commerciales reliant la Mésopotamie à l'Indus et le Golfe persique au Baluchistan. Les pots pour distribuer la bière ou les grains avaient des capacités standardisées. De même les dimensions des briques pour élever les murs. Sceaux et empreintes de sceaux impliquent que leurs possesseurs disposaient d’un pouvoir de contrôle. Les objets de luxe en chlorite, en cuivre ou lapis-lazuli témoignent d’une hiérarchie sociale très forte. Ils sont échangés à travers tout le sud de l’Iran, en Mésopotamie et jusque sur les rives de l’Indus (Mohenjo-Daro). Les sociétés de Tepe Yahya et des sites alentours doivent leur existence aux riches gisements locaux de chlorite.

En bref, la société de Tepe Yahya est à l’opposé d’une communauté agricole égalitaire. C’est précisément dans ce contexte que la bière sert de medium pour calculer la « valeur » du travail. Les rations de bière et de grains sont calculées pour entretenir la force de travail. Ce qui suppose : 1) une production céréalière importante 2) des greniers pour sécuriser l’accès aux stocks de grains 3) une production de bière plus ou moins centralisée 4) une technique de brassage standardisée pour que l’équivalent volumique grains⇔bière soit respecté chaque fois que les rations de bière sont distribuées dans des bols de capacité définie.

Tepe Yahya, vase en chlorite avec palmiers dattiers, H 22 cm, ca 2500 BCEPalmier-datier sur un vase de chlorite (Tepe Yahya c. 2600 BC)

La bière sert de ration selon les tablettes de Tepe Yahya. Est-ce la seule boisson fermentée ? La multiplication du palmier-dattier décorant les vases à boire et les gobelets de chlorite laisse penser que le vin de palme tenait une place importante dans la consommation des élites de Tepe Yahya et des sites voisins. Ces boissons fermentées seraient déjà techniquement spécialisées selon une stratification sociale et une consommation différenciée : par exemple vin de raisin ou de date pour les familles dirigeantes vs bière d’orge ou de blé pour ceux qui produisent.

Malheureusement, le contenu des deux récipients typiques exhumés à Tepe Yahya (bol à bière, vase-gobelet de chlorite) n’a pas été analysé. On ignore si l’usage social très spécifique de ces deux contenants correspond aussi à deux types exclusifs de boissons fermentées : bière et/ou vin. Il est tentant de trancher cette question grâce au parallèle mésopotamien du Dynastique Archaïque. La lexicographie mésopotamienne de la fin du 4ème millénaire établit une nette distinction entre la bière et le vin, voire même plusieurs qualités (densités) de bière, d’après les tablettes exhumées à Uruk. Est-ce le cas à Tepe Yahya que 800 km vers l’est séparent d’Uruk ?[8]

La technologie de contrôle social de Tepe Yahya (système de rations de grains et de bière, fin 4ème millénaire) et l’agriculture de l’orge et du blé de Mehrgarh III (4800–3500 BC) ont-elles inspiré ou influencé les cultures pré-harappéennes de l’Indus au 3ème millénaire ?

 

Sites du sud de l'Iran des périodes IVC et IVB de Tepe Yahya, Karlovky 1989Sites archéologiques du Sud Iran contemporains de Tepe Yahya IVC & IVB.

Un vaste réseau d’échanges couvre toute la région, depuis le Fars à l’ouest jusqu’aux rives de l’Indus à l’Est. Au cours de la période I, Shahr-e Sukhteh présente déjà des liens étroits avec les sites du sud du Turkmenistan, avec ka région de Kandahar en Afghanistan, la vallée de Quetta, et la vallée de Bampur en Iran. Il existe également des liens avec les villes Proto-Elamites du Ḵuzestān et du Fārs.

L'ensemble de la région jusqu'au Baloutchistan iranien consomme des boissons fermentées. Ce sont encore des boissons fermentées mixtes, moitié vin moitié bière comme à Shahr-i-Sōkhta. Ce mouvement depuis l’Ouest et le Nord de l’Iran gagne les rives de l’Indus au 3ème millénaire. La culture matérielle accorde une importance grandissante aux céréales. La hiérarchisation sociale est patente.

 

Civilisation de la vallée de l'Indus, phase initiale (3300-2600 avant J.-C.)Civilisation de l'Indus vers 3300-2600 BCE.

La vallée de l'Indus abrite au 3ème et 2ème millénaires av. n. ère la brillante Civilisation de l'Indus. C’est une riche plaine céréalière irriguée. Son économie agricole de l’Indus est fondée sur des plantes venues du Croissant Fertile (blé, orge, lentilles, pois, lin), mais également des cultures asiatiques (sésame, millet, riz, haricot mungo, haricot turd, melon, concombre, coton) et d’autres plantes comme le sorgho et le riz. Aucune analyse de boisson fermentée n'a été faite au moment des fouilles[9]. Les pictogrammes restent indéchiffrés pour autant qu’ils constituent un véritable système d’écriture. Seuls les greniers, les entrepôts, la taille des bâtiments et ce qu'on interprète comme des citadelles évoquent une société agricole fortement hiérarchisée, une densité de population élevée et un urbanisme très avancé. L'hypothèse d'une production de bière à base de grains est vraisemblable. Certaines poteries-filtres découvertes sur le site d’Harappa et analysées par Kenoyer (1998, Ancient cities of the Indus Valley Civilization, p. 155) suggèrent un matériel pour préparer des boissons fermentées.

Une curieuse aventure intellectuelle a poussé certains archéologues à imaginer une invention de la distillation d’alcool sur les rives de l’Indus il y a 4000 ans avant même de prouver l’existence des boissons fermentées dans la région à cette même époque. Pour distiller de l’alcool, il faut d’abord savoir le produire, faire de la bière, du vin ou de l’hydromel ! En 1972, H. Mahdihassan imagine la première unité de distillation inventée dans les cités de l’Indus vers 2000 av. n. ère, utilisant des reconstructions similaires et discutables de Marshall pour le site de Taxila (2ème siècle av. n. ère). N’ayant pas étudié les techniques de brassage des bières indiennes, Mahdihassan interprète le terme parishrut = distillat. Parishrut désigne en fait le filtrat de la bière brassée en phase semi-solide avec des ferments à bière (Inde-vedique-brahmanique/Sura-schemas-brassage). Pas l’ombre d’une distillation ![10].

 

Site archéologique 4MSR et sept sphéroïdes de plantes amylacées (Agnihotri & al. 2021)Analyse de 7 boulettes de plantes amylacées.

Sept boules composées de matière organique ont été découvertes dans un contexte domestique sur un site rural harappéen à l’ouest du Rajasthan, un village d’artisans près de l’ancienne rivière Sarasvatî qui coulait parallèlement à l'Indus. Elles ont été datées (2700/2600 BC) et analysées. Elles étaient composées pour l’essentiel d’amidon provenant de céréales et de légumineuses : mung (Vigna radiata), lentille (Lens culinaris), pois chiche (Cicer arietinum), millet (Pennisetum glaucum), orge (Hordeum vulgare), blé (Triticum aestivum) et sorgho (Sorghum bicolor) (Agnihotri & al. 2021). Des phytolithes ont identifié la présence de racines amylacées. Ceci confirme l’alimentation essentiellement végétale de la population rurale à cette époque, et la grande diversité des sources d’amidon. Elle repose sur une agriculture avancée avec des plantes hivernales (blé, orge, lentille, pois chiche) et des plantes d’été (mung, sorgho, millet chandelle). On sait que le 3ème millénaire av. n. ère connait un changement du régime de mousson indienne avec un climat relativement plus chaud. La chromatographie (GC-MS) a détecté la présence d’oxalate de calcium d’origine végétale (pas une contamination des sols), un possible indice de fermentation alcoolique au sein de ces boulettes composées pour l’essentiel d’amidon. L’analyse microbiologique n’a pas été poussée plus loin pour détecter d’éventuels microorganismes responsables de la saccharification et de la production d’alcool.

La civilisation de l’Indus occupe un vaste territoire et des écosystèmes très variés. Tout laisse penser qu’elle a été un foyer brassicole majeur à la croisée de deux traditions techniques de brassage, l’une venue de l’Ouest et privilégiant le maltage des grains de céréales (orge, blé, sorgho, millet), l’autre venue d’Asie et maîtrisant la technique des ferments amylolytiques pour brasser le riz décortiqué ou d’autres plantes amylacées.

Civilisation de la vallée de l'Indus, phase tardive (1900-1300 avant J.-C.)Civilisation de l'Indus vers 1900-1300 BCE.

 

Vers -1900, la civilisation de l'Indus décline. Les cultures suivantes se succèdent dans le Nord (Penjab) et la haute vallée du Gange d’une part, et dans le Sud-Est (culture de Rangpur dans le Gujarat). La culture intégrée harappéenne cède la place à des cultures locales, des habitats de modeste dimension, l’occupation de nouveaux écosystèmes et la cohabitation avec de nouvelles populations, les unes autochtones, les autres issues des migrations graduelles de pasteurs semi-nomades venus d’Asie centrale. Les milliers de tessons et poteries laissés par ces cultures entre -1900 et -1300 n'ont pas fait l’objet d’analyses archéobiochimiques. On ne sait à peu près rien de leurs contenus et de leurs fonctions.

 

 

Il faut attendre plusieurs siècles pour que les textes de l’époque védique classique (1300-300 av. n. ère) parlent de la bière-surā et du ferment kinva (infra).

 

b)    Les évolutions sociales et la bière dans le centre de l’Inde entre -2500 et -1500.

Dorian Fuller (2005) a observé l’adoption sélective de nouvelles céréales par les communautés néolithiques du Sud-Deccan contrastant avec celle du Nord-Deccan durant une période allant de -3000 à -1000. Les céréales d’hiver, l’orge et le blé, et les légumineuses d’hiver (lentille, pois chiche) sont adoptées dans le Nord du plateau (traditions Malwa-Jorwe) mais pas dans le sud (cf. carte).

Les conditions climatiques n’expliquent pas ce phénomène. Les zones semi-arides qui s’étendent du Nord au Sud sur l’ensemble du sous-continent indien offrent les mêmes contraintes agricoles : une saison sèche de 7-8 mois, une saison humide le restant de l’année avec 400-800 ml de pluie. Au nord comme au sud de la péninsule indienne, les agriculteurs du néolithique devaient prévoir une irrigation ou cultiver près d’une rivière pendant la saison sèche.

Bassin Brassicole Inde, Plateau du Deccan

 

L’évolution du matériel culinaire apporte une explication. De nouvelles formes de poteries sont adoptées dans le nord du Deccan, associées au traitement des liquides alimentaires : grande jarre à col étroit, pot-filtre à fond percé, gobelet à boire. On a d’abord pensé qu’ils servaient à préparer des laitages et des fromages. Mais l’adoption simultanée de l’orge et du blé comme grains cultivés évoque aussi le brassage de la bière. Les textes védiques montrent que les habitants de la vallée du Gange maitrisaient vers -800 le maltage des céréales (orge, blé, mais également le riz paddy).

Un contre-courant Sud-Nord est observé au second millénaire et concerne à la fois les espèces cultivées et les modèles de céramiques utilitaire. Le pot avec bec-verseur est progressivement adopté dans le Nord-Deccan.

Ces adoptions ou « rejets » régionaux de plantes amylacées sont à mettre en parallèle avec une évolution sociale qui traverse tout le continent après le néolithique indien. Les tombes individuelles plus ou moins richement pourvues, les habitats différenciés, et des architectures monumentales se multiplient dans un paysage social auparavant marqué par une relative égalité de statuts sociaux, notamment avec la culture dite des « monticules de cendres » (3000-1200 BC). L’exemple de Tepe Yahya montre que la bière, associée à une intensification de la céréaliculture, est synonyme de travail forcé, de rations strictement mesurées, de stratifications sociales brutales. Le Plateau du Deccan vers -2000 n’est pas le Fars iranien vers -3000. L’hypothèse de Dorian Fuller n’a pas encore été testée grâce à des analyses de poteries et de leur contenu[11].

 

Plateau Nord du Deccan, Nouvelles formes de céramique, Korisettar, Venkatasubbaiah, Fuller 2001, Fig.12.Nouvelles formes et fonctions de poteries culinaires 2000-1200 BCE (Korisettar & al. 2001, fig.12)

« Cette gamme élargie de formes de jarres suggère qu'une série de nouvelles fonctions liées aux liquides ont pu être ajoutées au répertoire culinaire. Il semble trop simpliste de supposer qu'elles sont toutes liées aux produits laitiers, et d'autres nouvelles boissons pourraient également être envisagées, comme les boissons à base de céréales fermentées - ce qui est d'autant plus probable étant donné la corrélation chronologique et directionnelle avec l'adoption sélective du blé et de l'orge. » (Fuller 2005, 769. Tr. B-S).

« La probabilité que de nouvelles céréales et de nouvelles jarres puissent être liées à la production de bières suggère des liens possibles avec les changements sociaux et donne une raison à l'absence de diffusion des légumes d'hiver. Comme cela est bien documenté ethnographiquement, et discuté dans le contexte de plusieurs études de cas archéologiques, les boissons alcoolisées peuvent jouer un rôle important dans l'émergence et le maintien de l'inégalité sociale. » (Ibid)

 

Bien que les preuves directes et concrètes manquent pour décrire l’évolution des boissons fermentées en Inde avant la période historique, quelques points importants doivent être soulignés.

 

Le sous-continent indien cultive dès le 3ème millénaire une très grande variété de plantes amylacées, base matérielle indispensable pour le développement d’une tradition brassicole.

Après le déclin des citées harappéennes de l’Indus, l’ensemble de la péninsule indienne et la vallée du Gange évoluent vers des sociétés complexes génératrices de stratification sociale. Ces évolutions lourdes ont partout conduit au développement de la brasserie pour produire une famille de boissons fermentées qui matérialisent presque idéalement une échelle de rangs sociaux. La densité de la bière est en effet proportionnelle au volume de grains consommés pour brasser un volume donné de bière. Cette correspondance se mesure facilement avec les moyens techniques dont disposent ces premières sociétés complexes, urbanisées ou pas.

Le triumvirat des boissons fermentées (bière, vin, hydromel), c’est-à-dire leur spécialisation en catégories de boissons distinctes, semble être une chose acquise vers la fin du néolithique indien, entre -2500 (Indus) et -1000 (Inde méridionale). Mais nous ignorons les détails de cette protohistoire de la bière en Inde, et celle des autres boissons fermentées. Les dates données ci-dessus restent spéculatives.

La question du lait fermenté comme boisson alcoolique reste ouverte. Le lait et le caillé (dadhi) interviennent dans la préparation de la bière-surā pour les rituels pendant la période historique de rédaction des textes védiques. L’importance de l’élevage est attestée dans le Sud-Ouest de l’Inde au second et au premier millénaires par de vastes surfaces surélevées faites de végétaux brûlés, de terre et de fumier de bétail, entourées de clôtures végétales ou de murets de terre sèche. Elles servaient d’enclos pour les bovins (Ashmounds (Allchin 1963).

 

3.    La spécialisation des méthodes de brassage (1500-200 BC).

 

La dernière séquence évolutive concerne la famille « bière » proprement dite. Les bières de toutes sortes forment alors en Inde un groupe autonome de boissons fermentées, une catégorie clairement distinguée des vins et de l’hydromel. Ces bières reçoivent des noms spécifiques et sont produites de manière régulière pour diverses occasions de boire (bière domestique, bière rituelle, bière de festivités asscociée aux évènements familiaux, bière accompagnant des rites funéraires ou agraires, etc.). Dès lors, les méthodes de brassage évoluent et se spécialisent. Certaines méthodes sont perfectionnées au fil du temps selon les multiples usages sociaux de la bière, d’autres méthodes comme le maltage des grains vont progressivement disparaître. Cette évolution des méthodes de brassage annonce le paysage brassicole de l’Inde classique.

La chronologie proposée pour ces évolutions s’appuie sur les sources textuelles. Elle reste provisoire. Des découvertes archéologiques peuvent faire reculer certaines dates. La mise par écrit de ces textes en sanskrit commence vers -600. Leur contenu (textes sacrés), leur composition versifiée et certaines informations fournies par leurs auteurs indiquent que ces textes sont les héritiers d’une longue tradition de transmission orale ayant pris forme vers -1500.

 

La spécialisation des méthodes de brassage dans l’Inde ancienne
Phases Faits Dates Sources
Pas de méthodes spécifiques pour brasser la bière  2 ou 3 méthodes de brassage sont utilisées en même temps -1500 RgVeda
Spécialisation I Séparation entre maltage et ferment amylolytique  -800 Baudhāyana Śrauta Sūtra
Āpastamba Śrauta Sūtra
Spécialisation II La technique du ferment amylolytique s’impose comme méthode dominante -200 Arthashastra (empire Maurya)
Caraka saṃihitā (Ajurveda))
Atharva-Veda (Paippalāda Samhitā)
Rāmāyana, Mahābhārata
Spécialisation III Spécialisation des ferments amylolytiques  Début ère commune Rasopanisat (Rasaśāstra et Ajurveda).
Empire Koushan multiculturel et premières grandes voies de commerce maritime et terrestre

 

 

a)    L’absence de méthodes spécifiques pour brasser la bière vers -1500.

Les textes védiques les plus anciens, le RgVeda en particulier, parlent des boissons fermentées Surā et du ferment kiṇva, sans autre précision technique. Surā y désigne à la fois l’ensemble des boissons fermentées (avec le sens « alcool ») et le groupe spécifique des bières, des boissons à base d’amidon, comme l’indique l’utilisation du ferment kiṇva. D’un point de vue technique, Surā s’oppose au Soma dont la composition exacte reste mystérieuse et les propriétés imprécises (boisson enivrante, hallucinogène, stimulante, euphorisante ?). D’un point de vue culturel et religieux, Surā=alcool s’oppose au Soma=boisson sacrée. Enfin, d’un point de vue social, surā=boissons fermentées des catégories sociales inférieures s’oppose au soma=boisson des brahmanes et des puissants (guerriers, familles dirigeantes). Le tableau général des boissons fermentées vers -1500 reste assez flou et pauvre en indications techniques concrètes.

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Bière-surā et Védas

La préparation de multiples boissons fermentées ne fait aucun doute : bières et vins de toutes sortes, hydromels, sont couramment consommés. D’après les textes postérieurs mis pas écrit vers -500, les techniques de fabrication et le savoir-faire sont entre les mains des artisans et des cultivateurs. Les brahmanes gèrent le sacré et les sacrifices rituels. Les guerriers (Ksatriyas) consomment les boissons. Ni les uns ni les autres ne savent produire des boissons fermentées. Artisans et producteurs (Vaisyas et Sudras) sont eux-mêmes en relation économique avec les peuples et les tribus qui ne font pas partie de la société hindouisée et forment le peuplement majoritaire du sous-continent indien[12].

On sait d’après ces textes que les ferments amylolytiques étaient confectionnés par des spécialistes, de même le malt de riz, d’orge ou de blé. Certaines plantes sauvages indispensables au brassage de la bière selon les méthodes indiennes devaient être collectées dans des écosystèmes contrôlés par des peuples autochtones (forêts, montagnes, marais, etc.). Les paramètres qui ont gouverné l’évolution technique des méthodes de brassage nous échappent car ces techniques reposent entre les mains de populations et de classes sociales dont les textes védiques taisent le mode de vie.

 

b)    Spécialisation I : plusieurs méthodes pour brasser la bière vers -800.

Nous donnons ici au terme surā son sens spécifique de « bière ». Les diagrammes de brassage reconstitués grâce aux détails des textes (le Baudhāyana Śrauta Sūtra et l’Āpastamba Śrauta Sūtra) ne laissent aucun doute (Sura-schemas-brassage ). Surā désigne alors une famille de bières brassées en Inde. Quand les textes énumèrent ou décrivent des vins de diverses origines et compositions, ils utilisent le terme meraya ou madhu. Surā n’est en aucun cas un alcool distillé[13].

L’évolution fondamentale concerne les méthodes de brassage : elles se diversifient puis se spécialisent. Il existe 6 méthodes génériques pour brasser les bières traditionnelles dans le monde.

6 méthodes génériques pour brasser la bière
N° 1 Insalivation d’une pâte cuite d’amidon Action saccharifiante de la ptyaline salivaire
N° 2 Maltage des grains de céréales Action saccharifiante des amylases issues de la germination
N° 3 Confection de ferments amylolytiques Action saccharifiante de mycéliums riches en amylases. Certains déclenchent aussi une glycolyse (fermentation alcoolique)  
N° 4 Utilisation de plantes amylolytiques Action saccharifiante des amylases des racines ou tiges de certaines plantes
N° 5 Sur-mûrissement de fruits amylacés (ex. banane plantain) Action saccharifiante des amylases contenues dans ces fruits
N° 6 Saccharification d’un empois d’amidon dans un medium acidulé Action purement chimique d’un milieu acide sur l’amidon

 

En Inde, deux méthodes sont attestées de manière certaine par les textes védiques anciens : le maltage des céréales (n° 2) et la confection de ferments amylolytiques (n° 3). L’identification des plantes entrant dans la confection des ferments à bière n’est pas toujours assurée, mais leur action (hydrolyse de l’amidon et accessoirement fermentation alcoolique) est certaine.

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Surā et schémas de brassage

Une troisième méthode reste candidate pour un usage en Inde à l’époque védique : l’utilisation de plantes amylolytiques. Certaines tiges de plantes sont employées pour mélanger des bouillies de céréales ou de légumineuses cuites. Des plantes riches en amylases peuvent servir à saccharifier une trempe d’amidon. Il est question des racines de canne à sucre (morata) dans la composition des bières et des ferments à bière donnée par l'Arthshastra (Livre II chap. 25). Les rhizomes et racines de canne à sucre sont très riches amylases, ainsi que d'autres plantes mentionnées par l'Arthshastra. Ce procédé caractérise la méthode de brassage n° 4.

Un texte bouddhiste évoque 5 sortes de bière-surā (Vinaya Pitaka IV 110. Horner 1957, 385). Ce texte énumère toutes les possibilités pour établir la règle générale de discipline imposée aux adeptes devant d’abstenir de boire des boissons fermentées. Il s’agit de définir ce qu’est une boisson fermentée et en quoi consiste le fait d’en boire. Cette casuistique bouddhiste suit une logique très précise répétée dans le texte pour tous les cas examinés. Le cas précis des boissons fermentées  développe le schéma analytique suivant : 1) qu’est-ce qu’une bière (surā) ? 2) qu’est-ce qu’un vin (meraya) ? 3) que signifie "boire" ces 2 sortes de boissons fermentées ?

« Surā signifie : si c'est une surā de farine, surā de galettes (puva), surā de riz cuit (bhakfa), si elle est élaborée avec du kiṇva-pakkhitta, si elle est mélangée à du sambhāra-saṃyuttā.
Meraya signifie : si c'est un extrait de fleurs (pupphāsava), un extrait de fruits, un extrait de miel (madhvāsava), un extrait de sucre (gulāsava), s'il est mélangé à des ingrédients (les cinq āsavā = jus sucrés).
Boire signifie : s'il boit même avec un brin d'herbe, il y a une faute d'expiation. »

Ce texte a été analysé sous l’angle de la religion bouddhiste et des règles encadrant la vie de ses premières communautés.

C'est aussi un document riche de données techniques sur les boissons fermentées à l’époque du Bouddha. Seul le riz est cité parmi les céréales bien que le millet, l’orge, le blé ou l’éleusine soient aussi employés pour brasser la bière sur les rives du Gange. Mais l’orge et le blé marquent déjà un recul à la fin du 1er millénaire dans la vallée du Gange. Le texte reflète aussi une culture élitiste brahmanique : le riz est la céréale privilégiée[14].

La différenciation entre bière (surā) et vin (meraya) est très nette. Elle est technique et concrète :

5 sortes de bière = 5 sortes d’ingrédients à base d’amidon : des grains moulus (sans préciser leur nature), des pains (puva), du riz, des ferments-kinva, des mélanges d’herbes aromatiques (sambhāra).

5 sortes de vin = 5 sortes d’ingrédients sucrés : sève de fleurs, jus de fruits (ou de fruits séchés ?), miel, sucre de canne (de palmier ?), un mélange de ces 4 ingrédients sucrés mêles d’aromates ou d’épices.

La Vinaya Pitaka désigne l’ensemble des boissons fermentées (bière, vin, hydromel) par le terme surameraya. On notera que l’hydromel (madhu ou madhvāsava) est ici regroupé avec les vins de fleurs, de fruits ou de canne à sucre. Il semble avoir disparu en tant que classe distincte de boisson fermentée, du moins dans la littérature bouddhique. Pourtant ces mêmes textes établissent une différence entre le miel des petites abeilles, celui des grosses abeilles noires (guêpes mellifères ?) et une troisième qualité de miel appelée kuṭṭya (Prakash 1961, 67-68).  

Les 5 sortes de bière énumérées par la Vinaya-pitaka coïncident-elles avec l’une des 6 méthodes de brassage ?

Méthodes identifiables pour brasser les types de bières listés par la Vinaya-pitaka
Avec des grains moulus (piṭṭha) Les grains crus seuls ne produisent une bière que dans un medium acidulé, sauf si on ajoute des ferments. Possible brassage par la méthode du médium acide (méthode n° 6). Mais le texte sous-entend peut-être des grains maltés (méthode n° 2) dans la catégorie farine/gruau (piṭṭha).
Avec des pains (puvasurā) Idem  Idem si pains faits avec des grains maltés.
Avec du riz cuit (odana) Si le riz est malté, il ne peut être cuit (destruction des amylases). 2 méthodes possibles : le ferment (N° 3) ou le brassin acidulé (N° 6)
Avec du kiṇva-pakkhitta Classique méthode avec le ferment amylolytique kiṇva Méthode de brassage n° 3
Avec du sambhāra-saṃyuttā (mélange d’aromates et d’épices) Idem + plantes aromatiques et amylolytiques Méthodes de brassage n° 3 ou n° 4

 

Brassage de la bière-surā pour le rituel Kaukilī Sautrāmaṇī, c. 500 av. n. èreSchéma de brassage de la surā, Āpastamba Śrauta Sūtra

Medium acide (méthode de brassage n° 6) : il peut avoir pour origine les fruits acidulés ajoutés aux sources d’amidon ou bien le lait caillé. Mais les fruits sont ajoutés pendant ou après la fermentation et ne jouent donc aucun rôle dans la saccharification. Les diagrammes de brassage reconstruits à partir des textes ne donnent qu’un seul ingrédient acidulé : le caillé de lait source d’acide lactique. Selon l’Āpastamba Śrauta Sūtra, il est ajouté aux grains grillés d’orge pour confectionner le māsara et le nagnahu qui sont ensuite mélangés au malt de riz paddy (schéma ci-contre). La fonction technique du caillé de lait dans ce schéma de brassage est problématique. Le malt de riz suffit à saccharifier la masse de grains cuits. L’Āpastamba Śrauta Sūtra décrit d'abord un rituel. La symbolique religieuse attachée aux ingrédients déborde leur stricte fonction technique.

La surāsava et une boisson-āsava (infusion de diverses épices et aromates + miel + sucre de canne selon l’Arthashastra II.25) dont l’eau est remplacée par de la bière-surā (Caraka. Sutra 27.185). C’est donc une bière très aromatisée. Le principal ingrédient de la boisson-āsava est le kapittha (Feronia Elephantum ou Limonia acidissima), un fruit très acide. La matière première amylacée de la bière-surā mélangée avec le milieu acidifié de la boisson-āsava est un schéma typique de la méthode de brassage n° 6 : la saccharification de l’amidon par action chimique d’un liquide acide.

Mais, qu’il s’agisse de l’action de l’acide lactique (caillé de lait) ou celle des jus acidifiés de fruits, nous manquons de descriptions techniques précises.

La question du pain puvasurā et de sa cuisson (puṭapāka) (méthode de brassage n° 6). La Vinaya Pitaka mentionne une des rares occurrences textuelles de la bière puvasurā mais ne dit rien de sa fabrication. Mira Roy se réfère aux techniques de brassage mésopotamienne ou égyptienne pour expliquer un brassage à base de galettes ou pains cuits (Mira Roy 1997, 441-442). Ces techniques anciennes ne sont pas totalement comprises : pains à base de malt (hypothèse de Delwen Samuel), pains agissant comme des ferments à bière (ex. pain-bappir) ou encore brassage par méthode acide (hypothèse de Marvin Powell avec le kwas russe). Le parallèle ébauché par Mira Roy n’éclaire pas les méthodes de brassage indiennes.

Des boulettes fermentées à base de farine de haricots et à usage médical (purgatif) donnent une idée des procédés techniques indiens très avancés à cette époque : « Le Māshakalāya (Phaseolus Roxburghii) trempé dans une décoction de racines purgatives était séché au soleil. Un peu de riz d'hiver était également lavé dans la décoction (et séché) et réduit en poudre grossière. La pulpe et le riz mélangés ensemble étaient transformés en boules, séchés et réduits en poudre très fine. La poudre était chauffée avec la décoction de médicaments purgatifs, pressée et transformée en pâte. Trois parties de cette pâte et une partie de kiṇva ( déclencheur de bière) mélangées à une quantité appropriée de décoction étaient soumises à la fermentation dans une jarre en terre. » (Mira Roy 1997, 444, quoting the Susrutasaṃhitā 44.29-34. Tr. Beer-Studies). Nous ignorons si ces préparations pharmaceutiques trouvaient leur équivalent dans le brassage de la bière à grande échelle.

En résumé, 5 méthodes pour brasser la bière surā existent entre -800 et -200 : 3 sont certaines, 2 doivent être confirmées.
La méthode n°1 (insalivation d'amidon cuit) n’est jamais évoquée par les textes. Mais il faut se rappeler que les très « élitistes » textes védiques ne décrivent les réalités qu’avec l’œil des brahmanes dans les limites géographiques de l’Inde gangétique. La majorité des populations dites « tribales » passent sous le radar, de même les peuples de l’Inde méridionale. La mastication de boulettes cuites de grains ou de légumineuses pour brasser une boisson fermentée serait totalement inaperçue par les brahmanes, voire inconcevable ou "sauvage" pour eux. Elle n’a pas été documentée par les ethnologues ou les voyageurs de l’ère moderne, à notre connaissance.

 

Nous sommes loin de connaitre la diversité des boissons fermentées indiennes à cette époque et d’en comprendre toute la richesse technique.

Une échoppe de Surā peinte dans la grotte 17 d'Ajanta, 4e-6e siècleUne échoppe à surā : bière et autres boissons fermentées. Rarissime image, peinture sur le mur gauche du vestibule de la grotte 17 d'Ajanta (4è-6è siècle) (Mur entier).

 

La mise au point de méthodes spécifiques pour convertir les sources d’amidon en boissons fermentées, en bière, va de pair avec l’émergence de métiers spécialisés. Le brasseur ou la brasseuse se nomme surā-kāráṃ dans un texte védique (Vājasaneyi Saṃhitā 30.11: « 87. Kīlālāya surākāráṃ »)[15]. Il travaille à domicile dans une pièce qui sert d’atelier de brassage (surāpaṇa) et de lieu de vente. Un drapeau (dhvajastambha) signale aux buveurs (śauṇḍā) que de la bière est à vendre. Il existe des échoppes et des tavernes moins spécialisées (pānāgāraṇi) pour acheter et boire diverses sortes de boissons fermentées dont l’Arthashastra détaille la réglementation que doivent respecter les vendeurs de boissons fermentées (śauṇḍika). Le degré de spécialisation est faible : celui ou celle qui sait brasser de la bière (quelle que soit la méthode) sait aussi, selon les saisons, faire du vin ou de l’hydromel. Une peinture murale du 4è-6è siècle dans la grotte 17 d'Ajanta figure une échoppe à surā[16].

 

Deux caractéristiques jumelles marquent cette évolution historique en Inde comme dans d’autres bassins brassicoles. 1) le brassage de la bière est identifié comme un vrai travail humain, à la fois ingénieux et harassant. Il s’oppose à la spontanéité généreuse (et divine) des vins de palme, de canne à sucre ou de divers fruits. 2) la bière-surā est considérée par les savants brahmanes comme une boisson composite, un assemblage de substances alimentaires cuites (grains, légumineux, tubercules), de plantes et d’un ingrédient aux mystérieux pouvoirs, le ferment kiṇva. L’étrange mixture qui donne naissance à la bière s’oppose de nouveau à la composition simple (et pure) des vins aux yeux des brahmanes. Cette double conception (bière = travail/intelligence humaine, bière = mixture/amalgame) trouve un écho dans les textes.

Un ouvrier-brasseur (śauṇḍikākammakara) veut « secouer » les arguments du Bouddha : « comme un robuste ouvrier de brasserie, plaçant un grand panier de brasseur (śauṇḍikākilaṅjaṃ) dans un profond bassin d'eau et saisissant les bords/coins, le tirerait vers lui et le traînerait de-ci de-là ... » ou bien « Comme un gredin de brasseur costaud (śauṇḍikādhutta), saisissant le tamis (vālam) par les bords/coins, le secouerait, l'agiterait et le jetterait de tous côtés... » (Upāli Sutta, cité d'après McHugh 2021b, 81. Tr. Beer-Studies). Le panier pour tremper les grains et le tamis pour filtrer la masse fermentée sont décrits comme des objets de grandes dimensions. Ce qui signifie plusieurs choses :

-    la confection de bière-surā a dépassé le stade domestique,
-    du personnel spécialisé manipule ces instruments,
-    la production de bière est devenue une activité régulière,
-    les techniques de brassage vont se perfectionner ou se spécialiser.

A l’aube du moyen-âge indien, les Tantras divisent les boissons fermentées en deux classes : le vin de raisin d’une part, les boissons composées et fabriquées de l’autre. « Et il est double : manufacturé/fabriqué (kṛtrimā) et simple (sahajā). Le manufacturé est triple : fabriqué à partir de gruau, de miel, et de jaggery [sucre non raffiné]; et il n'y a qu'un seul simple/naturel, produit à partir de raisins ... ». « Les surā à base de gruau (paiṣțī), de jaggery et de miel sont dites produites/fabriquées. » (Abhinavagupta (975-1025). Un extarit de son Tantrāloka cité/traduit par McHugh 2021b, 255). Paiṣțī désigne tout ce qui provient des grains (gruau, farine, etc.). Le triplet des boissons "composées" comprend la bière (paiṣțī surā), le vin de canne à sucre (sīdhu) et l’hydromel (miel, madhu). Il est déroutant, selon notre nomenclature scientifique, de voir l’hydromel qualifié de boisson « manufacturée »,  regroupé avec la bière et opposés au vin de raisin totalement naturel (le miel dilué fermente spontanément). Le plus important est la nomenclature elle-même. Elle repose sur une expérience pratique et une classification des boissons fermentées remontant à l’aube de notre ère. Les critères de classification varient selon les textes : technologiques, pratiques, théologiques, etc. Mais ils révèlent tous que la bière est désormais bien identifiée et isolée comme une boisson fermentée à base de grains moulus (paiṣțī), c’est-à-dire d’amidon selon une définition moderne de la bière.

 

c)    Spécialisation II : la technique du ferment à bière prend le pas sur le maltage vers -200.

Une autre évolution importante a lieu semble-t-il au début de notre ère. L’éventail très ouvert des techniques de brasserie se réduit. La technique des ferments amylolytiques devient prépondérante, au détriment semble-t-il du maltage, c’est-à-dire la germination des grains de céréales. Cette spécialisation des méthodes de brassage de la bière est déjà apparente dans le traité politique de l’Arthashastra.

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Bières de l'empire Maurya

Ce texte cite 3 sortes de bières. Toutes sont brassées avec le ferment à bière kinva, sans aucun apport de malt (Empire-indien-Maurya/Liste-composition-bieres). Les techniques de maltage sont progressivement abandonnées dans les vallées du Gange et de l’Indus au profit des seuls ferments amylolytiques adaptés à la culture dominante, le riz. Ceci constituerait un exemple de spécialisation des méthodes de brassage survenue dans le sous-continent indien suite à une lente évolution de la céréaliculture.

La riche nomenclature des ferments à bière témoigne de leur perfectionnement et de leur spécialisation adaptée à diverses sortes de bière. Kiṇva, bijabandha, surā-bija, nagnahu (à base d’orge grillé ou de haricot urd) sont les termes les plus fréquents, déclinés selon l’origine de l’amidon qui sert de substrat à leur confection. L’autre ingrédient essentiel des ferments à bière sont les plantes (tiges ou racines) porteuses de champignons amylolytiques ou d’enzymes amylolytiques. Elles sont appelées sandhāna-oṣadhi, litt. plantes/organes végétaux [déclencheurs de] fermentation (sandhāna) (Rasahṛdaya iii.4, quoted by Mira Roy 1997, 442). Sandhāna signifie fermentation dans un sens général (fermentations alcoolique, lactique, acétique, butyrique). Son association avec le monde végétal réduit le domaine d’application aux fermentations de la bière et du vin, à côté des autres préparations alimentaires fermentées (vinaigres, sauces, légumes acidifiés, …).

Un autre terme technique, sambhāra, désigne les combinaisons de plantes aromatiques ou épices associées à la fabrication des boissons fermentées. Dans le brassage des bières, ces plantes ont pu apporter aussi des amylases.

Le rôle technique particulier des ferments amylolytiques (kiṇva) a offert une image frappante à une école philosophique matérialiste indienne connue sous le nom de Charvaka. Elle a précédé les écoles Naiyāyikas, Vedāntins, Jains et Bouddhistes au 6ème siècle av. n. ère. Pour expliquer que la conscience émerge de la matière sans action surnaturelle, ces philosophes empruntent aux phénomènes de la fermentation connus de tous, et tout spécialement aux « mystérieux » pouvoirs des ferments à bière :


1.1.  Nous allons maintenant expliquer le principe.
1.2.  La terre, l'eau, le feu et l'air sont les principes, rien d'autre.
1.3.  Leur combinaison est appelée “corps”, “sens” et “objet”.
1.4.  La conscience (naît ou se manifeste) à partir d'eux.
1.5. Comme le pouvoir d'enivrer naît du kiṇva [quand surā et ingrédients sont mêlés. kiṇvādibhyo madaśaktivat]
1.6.  Le soi est le corps dôté d'une conscience.
1.7.  Par le corps lui-même.
1.8.  A cause de l'existence (de la conscience) là où il y a un corps.
1.9.  Les âmes sont comme des bulles dans l'eau. (Bhattacharya 2011, 87)

A l’aube de notre ère, la technologie des ferments à bière est en Inde très éprouvée. Elle est employée pour brasser diverses sortes de bière, mais également divers aliments fermentés à base de grains ou de plantes : marinades, sauces fermentées, ... Cet usage généralisé des ferments amylolytiques explique la progressive disparition du maltage en Inde. D’autres facteurs économiques peuvent avoir contribué à ce déclin : le coût du maltage par exemple, ou la difficulté de contrôler la germination et donc le maltage du riz paddy, devenu la céréale dominante dans le nord de l’Inde. Il faut cependant noter que le maltage des grains pour brasser la bière reste longtemps pratiqué dans les contreforts de l’Himalaya où dominent l’orge, l’éleusine et le millet dans les régions habitées par des peuples non-hindouisés.
 

A titre d’exemple, le royaume du Bhoutan atteste de l’existence de la bière chang au 8ème siècle. Nous ne disposons d’aucun document avant cette date. L’histoire de Padmasambhava, puissant maître tantrique originaire du Pakistan actuel, raconte qu’un prince banni d’origine indienne nommé Sindha Ra-tsa fonde au 8ème siècle un royaume dans la région de Bumthang (est du Bhoutan), après avoir été vaincu par le roi indien sNa'u-che. Gravement malade, il fait appel à Padmasambhava. Guéri, le roi offre une coupe de bière chang à Padmasambhava et lui accorde ce qu’il demande[17]. La bière chang fait donc partie au 8ème siècle des boissons fermentées à la cour d’un prince dans une vallée haute de l’Himalaya. Mais nous en ignorons sa composition et surtout sa technique de brassage : maltage, ferment amylolytique, plante amylolytique ? (La bière au Bhoutan)

L’histoire ancienne du Népal offre de semblables exemples sans pouvoir remonter avant la dynastie des Gupta (400-600).

 

d)    Spécialisation III : perfectionnement des ferments à bière au début de notre ère.

Le perfectionnement et la spécialisation des ferments a bière est attestée dans la confection sophistiquée des bières pour le plaisir des cours royales, dans les domaines de la médecine (Ayurveda) et de l’alchimie.

Le Mānasollāsa (Délices de l’Esprit), composé en 1131, est un ouvrage encyclopédique décrivant l’organisation de la cour du roi Someśvara III (r. 1127 – 1138) gouvernant le vaste royaume des Kalyani Chalukya au sud-ouest de l’Inde. Il décrit le brassage de la bière, en l’occurrence les deux sortes de bière préférées de la cour : la surā-pâle et la surā-noire. Les informations sont plus précises que celles données par le livre II chap. 25 de l’Arthashastra, bien que les proportions des ingrédients soient omises.

Ces deux « recettes » de brassage opèrent en 3 phases bien séparées : 1) confection du ferment, 2) mélange ferment + grains cuits dans un récipient clos, chauffage = surā bija 3) addition d’eau pour obtenir la bière + filtration.

Pale Surā :

« Sécher et réduire en poudre le millet-sétaire (priyaṅgu) qui a été mis dans l'eau. Mélanger le gruau de sorgho (yavanālayavāgū) avec cette poudre. [=> ferment à bière à base de millet et de sorgho, ou de sève sucrée du sorgho (yavanālayavāgū)].
Mettre plus de gruau (piṣṭa) de la même sorte dans une jarre (ghaṭe) abondamment. Ayant séché du riz cuit (odana), le mélanger à ce grain moulu. [=> masse de riz cuit et de farine de riz (piṣṭa)]

Mettez le gruau susmentionné dans cette mouture et le riz cuit. [=> mélange riz cuit + ferment à bière]
Mettez cela dans des jarres et conservez-les dans un endroit abrité. Réchauffé pendant un jour et une nuit et aspergé  le gruau a l'odeur de la boisson enivrante (madyagandhi).

Ceci est appelé lavaṃ et constitue une source de surā (surābija) enivrante.
Ajoutez-y dix fois de l'eau potable et filtrez-la (gālayet), ou entourez-la de tissu et filtrez le liquide pur/clair (nirmalaṃ rasa).

Ainsi, en utilisant du riz (śāli), du blé (godhūma), de l'orge (yava), du millet (śyāmāka) ou du millet kodo (kodrava), on fabrique la surā à base de gruau dite " pâle " qui est agréable et savoureuse. » (Mānasollāsa Livre 5, chap. 10, v. 431bc-437ab, cité d’après McHugh 2021b, 40)

La recette de Surā pâle : sa couleur pâle provient de l’utilisation (exclusive ?) de riz bien décortiqué et moulu, sans doute une variété blanche, sans ajout de plantes colorantes. Sa fermentation courte (1 jour) et la filtration du surnageant offre une bière très clarifiée. A noter que le ferment ne se compose que de millet (entier ?) et de sorgho ou de sa sève sucrée. Son pouvoir de saccharification de la masse de riz pose problème. Il faut supposer que la sève de sorgho (yavanālayavāgū) est riche en amylases capables de saccharifier l’amidon du riz cuit (odana), auquel cas le brassage de la surā pale suivrait la méthode n° 4. Il y a peut-être dans le trempage du millet et son séchage une réminiscence de maltage (méthode n° 2). Cette bière peut aussi être brassée avec du blé, de l’orge, ou diverses sortes de millet.

Surā noire :

« Broyer soigneusement l'écorce (ou la croûte) propre de majjanā, d'orge (yava), de ghoṇṭtaka, de rohiṇī, les faire bouillir, puis les sécher au soleil.  Réduisez en poudre le gruau de céréales fermentées (kulmāṣakam) et mélangez-le à cette poudre. [=> les écorces broyées et cuites de plantes ne servent pas de ferment, mais de colorants bruns et d’aromates. La pâte de grains fermentés (kulmāṣakam) d’un précédent brassin joue ce rôle]
Faire du gruau de sorgho (yavanāla), le mélanger avec tout cela.  Mélangez à nouveau le tout dans un tube de bambou et couvrez-le longtemps, à chaud (saṣmaṇā), pendant 3 nuits ou 5 nuits jusqu'à ce qu'il devienne noir. [=> masse de sorgho (cuit ?) + ferment]
Ensuite, un expert doit ajouter de l'eau en fonction des quantités de source-de-surā (surābija). Après l'avoir remué, le couvrir et le garder bien recouvert.
Ainsi on prépare la surā noire (kṛṣṇa) qui a une odeur, une couleur sombre et une saveur, qui rend spécialement ivre, et qui a une saveur amère et douce. » (Mānasollāsa Livre 5, chap. 10, v. 437bc-442ab, cité d’après McHugh 2021b, 40)

La recette de Surā noire : les écorces ou tiges de plantes et les pailles d’orge sont bouillies puis séchées, donc partiellement débarrassées de leurs tanins. Elles sont la source de la couleur brune finale de la bière. Le ferment à bière réutilise une masse fermentée de grains, sans doute les sédiments d’un précédent brassin.

Ces deux recettes brassent la bière-surā avec des ferments amylolytiques ou des sédiments issus de leur utilisation, mais n’expliquent pas clairement leur confection-même. L’utilisation des ferments se déduit de la phase semi-solide de saccharification-fermentation dans des jarres ou des tubes de bambou, avant addition d’eau pour diluer la masse fermentée et obtenir la bière.

Les commentaires tardifs (12ème siècle) de l’Ājurveda rédigés par Ḍalhaṇa donnent quelques éclaircissements sur l’apparence de la bière surā après addition d’eau, mélange et un temps de repos dans une jarre à bière. Le surnageant clair est le prasannā. Le jagala désigne la partie semi-liquide qu’on peut rediluer pour la boire. Le bakkasa désigne le sédiment composé d’herbes (résidus de ferment kiṇva), de levures (résidus de la fermentation) et de drêches (résidus de grains). Le bakkasa, un fois séché, est réutilisable comme ferment d’un nouveau brassin et souvent confondu avec le ferment-kiṇva proprement dit.

« Surā [Surā a une couleur rouge, lohita-, est un peu trouble avec du gruau, du ferment et des sédiments].
Svetā surā [La surā blanche est fabriquée à partir de racines de punarnava blanc et d'autres herbes, de gruau de paddy et de ferment. Bien connu sous le nom de katolī].
Prasannā [Prasannā est la couche surnageante de surā, la partie claire supérieure].
Yava surā [C'est une surā faite d'orge et de ferment].
Kohala [Le kohala est fait de farine d'orge cuite, saktu, kauhalikā dans le langage courant. D'autres, en revanche, disent qu'il s'agit de surā à base de riz cuit, ce que les Pauṇḍra (Bengali) appellent kāncanāli].
Jajala [Le jagala est le sédiment inférieur de la boisson enivrante qui est évacué séparément. Selon d'autres, la surā faite de kiṇva et de riz cuit est du jagala].
Bakkasa, la lie [Bakkasa est juste du jagala non liquide, uniquement du kiṇva et des herbes]. » (cité d’après McHugh 2021b, 38. Tr. Beer-Studies)

Bière surā, 4 couches liquides selon le Sharngadhara 13è siècle

 

 

*  *  *  *  *

Un texte postérieur (13-14ème siècle), le Compendium de Sharṅgadhara (Śarṅgadharasaṃhitā), décrit ceci plus succinctement et clairement. Nous avons cette fois 4 densités ou couches composant la bière sura dans sa jarre :

« Ce qui est issu de la fermentation du riz bien cuit est appelé surā. La partie surnageante est claire [=> prasannā]. Kādambarī est plus dense que cela, et sous cela on l'appelle jagala, et medaka est plus dense que le jagala. Avec l'essence (-sāra) enlevée, c'est du vakkasa [=> bakkasa, lie/drêche]. Et la source de surā (surābījam) est le kiṇvaka. » (cité d’après McHugh 2021b, 38-39. Tr. Beer-Studies)

La technique des ferments à bière et la saccharification-fermentation en phase semi-solide qui la caractérise conditionnent la manière de brasser et les ingrédients utilisés, potentiellement toutes des sources d’amidon (céréales, tubercules, légumineuses). Elles dictent également la manière de servir et de boire la bière. Dans une même jarre, ces 2 ou 3 couches de bière plus ou moins clarifiée ou dense correspondent à des qualités plus ou moins appréciées. Le surnageant est la portion la plus estimée, la surā-claire ou prasannā. Vient ensuite le kādambarī, etc. Cette typologie verticale de la jarre de bière possède peut-être sa traduction sociale : une qualité de bière plus ou moins clarifiée pour chaque catégorie sociale.

La technique des ferments à bière induit une autre conséquence importante. La bière-surā n’est ni forte ni faible en soi. Sa densité en alcool dépend du volume d’eau ajouté pour la dilution du surābija un peu avant de la boire. On peut procéder à plusieurs dilutions successives de la masse fermentée (surābija) pour obtenir une bière de plus en plus faible. Qualifier la bière-surā de boisson forte n’a pas de sens. Les convives assemblés autour de la jarre à bière décident au dernier moment de sa « force ». Ce qui implique une étiquette sociale et des manières de boire différentes de celles rencontrées dans les sociétés occidentales[18].

*  *  *  *  *

Un autre exemple du rôle éminemment technique des ferments à bière provient du Rasaśāstra, la science des remèdes à base de plantes, de matières d’origine animale ou de minéraux. Rasa désigne aussi le mercure. Le Rasaśāstra est une partie de l’Ayurveda, la science indienne traditionnelle de la vie, la médecine. Le Rasaśāstra a connu son apogée vers le 8ème siècle. De nombreuses préparations médicales utilisent des recettes de ferments à bière, les kiṇvas. La bière a de multiples usages en médecine traditionnelle. L’alcool contenu dans la bière sert de solvant pour les potions.

La technique des ferments amylolytiques permet de pousser la fermentation alcoolique vers des densités plus élevées (15-20% alc.). La frontière entre boisson fermentée et distillée s’efface quelque peu. Ceci explique que cette technique ait été perfectionnée et spécialisée par des médecins et des alchimistes.

Une de ces recettes est exposée dans le Rasopanisat (RP. XV 251-253) écrit aux 12-13e siècles. Elle vise à purifier les métaux, à les amalgamer ou à dissoudre certains de leurs composés pour fabriquer de puissantes potions médicales. Les plantes acidulées joue un rôle important à côté de l’alcool généré par le ferment-kiṇva et la bière-surā. Une des recettes de ferment à bière pour obtenir un medium acide :

« Parmi toutes les plantes médicinales utilisées comme médicaments à base de plantes, les cinq plantes à latex connues comme les meilleures sont le vața (Ficus bengalensis L.), l'udumbara (figuier indien Ficus racemosa), l'aśvattha (arbre de l'éveil du Bouddha Ficus religiosa), le pārīṣa (arbre portia Thespesia populnea) and  le plakṣa (figuier blanc Ficus lacor). Ces derniers en parts égales sont pilés. À cette poudre (cūrṇa), on ajoute un mélange de riz (taṇḍula), de millet kodo (kodrava, Paspalum scrobiculatum), de madanaphala (noix émétique Randia dumetorum), que l'on broie et que l'on empâte avec du petit-lait de buffle ou de vache (mahiṣi dadhi mastu). Ceci est ensuite étalé sur des feuilles de cuivre (arkapatra) et mis dans un récipient de bronze.
Les substances connues sous le nom de plantes  acides (amlavarga = citron vert, orange, grenade, tamarin, pomme de bois, oseille, lakucha, spondias, etc.) et aromatiques (sugandhita) servent à préparer un empâtage fermenté (surābīja) que l'on appelle ferment de bière (kiṇva), le résidu de la bière surā.
Les mêmes ingrédients du ferment à bière (kiṇva) et la poudre de cinq plantes lactifères [voir ci-dessus], du pūtiloha [un groupe de 4 métaux : cuivre, fer, plomb, étain], du sankara [un autre groupe de métaux : laiton, ...], de l'uparasa [groupe de 7 minéraux, orpiment, soufre, alun, hématite, ...], du paricalavaṇa [5 sortes de sels] ainsi que du țaṅkaṇa [borax], sont fournis, mélangés et broyés pour préparer une pâte (lepa).
Cette pâte doit être appliquée comme une couche (pralepa) dans un pot en bronze. Ensuite, un bol (sampuța) d'arkapatra [feuilles de cuivre enduites de pâte de riz aux herbes, [voir ci-dessus] est placé sur un pot rempli de surā [infusé comme ci-dessus]. Il est traité selon la méthode des boissons fermentées (āsava vidhi/madira sandhana). Le procédé de fermentation (Āsava vidhi), en général, est communément prescrit pour préparer les boissons fermentées (āsavana vidhāna). » (Gyanendra Pandey 2011, 230-231).

Le Rasopanisat contient de nombreuses recettes comme celle-ci, qui consiste à préparer et utiliser des ferments de bière kinva pour purifier ou diluer des métaux afin de préparer des potions, des pilules ou des onguents médicaux. Ces ferments servent à produire un médium alcoolique et/ou acide selon un développement technique assez éloigné des techniques alimentaires et du brassage de la bière bien qu'elles en soient l'origine historique.

 

4.    Conclusions :

Le sous-continent indien est un foyer brassicole mondial dont l’importance est à ce jour totalement ignorée.

L’Inde n’est pas seulement un pont entre Orient et Occident aux époques historiques. La protohistoire de l’Inde est très spécifique. Des plantes venues de l’Ouest, de l’Est, d’Afrique et d’Asie centrale ont été cultivées et mêlées aux plantes indigènes depuis le 7ème millénaire (carte). Ce carrefour des plantes amylacées est devenu, sans surprise, un foyer de traditions brassicoles où se sont côtoyées plusieurs techniques de brassage concurrentes ou complémentaires.

Le canevas historique proposé demeure sommaire et très provisoire, faute d’études poussées sur la protohistoire indienne des boissons fermentées. Il laisse de nombreuses zones d'ombre concernant le développement de la brasserie en Inde méridionale et parmi les populations majoritaires non-hindouisées de l’Inde ancienne. Des analyses de résidus fossiles de boissons fermentées pourraient combler ces lacunes et fournir un schéma chronologique plus précis, scientifiquement vérifiable.

Gonur Tepe, Ruines de la cité, TurkmesnistanGonur Depe, ruines de l'ancienne cité. Civilisation de Oxus (Turkmenistan)
Empreintes de millet du Gonur temenos sous microscope (photo by Prof. Bakels) Empreintes de millet de Gonur Depe
Empreintes de millet du site Togolok-21 sous microscope (photo by Prof. Bakels) Empreintes de millet de Togolok-21

 

Les évolutions liées aux influences venues de l’Est (populations tibéto-birmanes), de Chine, ou de l’Ouest (Perse, empire Kouchan, …) sont difficiles à discerner et sans doute sous-évaluées.

 

La récente identification d’une probable boisson fermentée à base de millet brassée dans la cité de Gonur Depe (2400-1600 BC) et dans le temple-forteresse de Togolok 21 (2000-1500 BC) situés en Margiane constitue un indice matériel très intéressant associé au  Complexe Archéologique de Bactriane–Margiane (BMAC)[19]. Les empreintes en négatif de grains retrouvées à l’intérieur de jarres utilisées dans un contexte rituel ont été publiées dans un premier temps comme étant celles de graines de chanvre (Cannabis sativa) ou de tiges d’Ephedra[20]. Ces empreintes se révèlent en réalité avoir été laissées par des grains de millet (Panicum miliaceum) (Bakels 2003). Si on découvre dans ces céramiques des composés chimiques fossiles caractérisant une fermentation alcoolique, la boisson rituelle de Gonur Depe et de Togolok 21 serait en fait une bière de millet !

 

Il est souhaitable que les recherches archéologiques et historiques explorent ce territoire laissé en friche par les études classiques indianistes. Les interactions techniques et sociales entre les plantes vivrières amylacées et les boissons fermentées sont en général un champ fécond d'investigation. Tous les ingrédients d'une brillante histoire brassicole sont présents dans l'Inde ancienne : une très riche panoplie de plantes amylacées, des technologies alimentaires avancées, une socio-économie complexe, une religion omniprésente. A l'échelle du sous-continent indien porteur d'une histoire multi-millénaire, la moisson ne peut être que fructueuse.

 

Bibliographie :

 

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NOTES

[1] Ces groupes de boissons fermentées font référence à des usages sociaux et des techniques effectivement mis en œuvre par les cultures indiennes protohistoriques. Ces catégories de boissons fermentées ne proviennent pas d’une classification technologique moderne plaquée artificiellement sur des réalités anciennes. Les sociétés protohistoriques indiennes n’ignorent pas les différences techniques séparant la bière, le vin, l’hydromel ou le lait fermenté. Le vocabulaire des textes védiques désignant ces diverses boissons fermentées vers 1000 av. n. ère revèle une riche nomenclature une individuation lexicale fondée à la fois sur des critères techniques et des usages sociaux spécifiques.

[2] L’observation au microscope électronique de granules d’amidon, de phytolithes, de restes végétaux et la chromatographie pourraient livrer des données essentielles sur la composition et l’évolution technique des boissons fermentées protohistoriques en Inde.

[3] Dont les célèbres I.P.A. (India Pale Ale) brassées au Royaume Uni et acheminées dans les cales des navires de l’East India Company. Avant les Néerlandais, les Anglais et les Français, les Portuguais ont fait du commerce sur les côtes indiennes dès 1500. Ils introduisent la culture du maïs qui va enrichir les méthodes indiennes de brassage sans les modifier en profondeur. La technique des ferments amylolityques permet de brasser n'importe quelle source d’amidon. En Inde, les brasseuses n’ont pas eu besoin de réinventer le maltage du maïs pour brasser leurs bières traditionnelles.

[4] Kolhatkar 1999. Oort 2002. McHugh 2021. Beer-studies en 2014-2016 (Inde-vedique-brahmanique/Sura-biere-orge-riz-mixteSura-schemas-brassage - Empire-indien-Maurya/Liste-composition-bieres. Depuis des décennies, archéologues, ethnologues et historiens ont adopté le terme générique correct « bière » pour décrire les boissons fermentéees archaïques à base d’amidon en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique. Seuls les savants indiens sont réticents, parlent encore vaguement d’alcool (liquor) et entretiennent de profondes méprises par rapport à la distillation. Les traditions brahmaniques pèsent lourd.

[5] La linguistique montre l’existence de grands « blocs » formant un substrat ancien : langues dravidiennes, tibéto-birmanes, austro-asiatiques, indo-aryennes. De récentes études génétiques confirment que des populations d’Asie centrale et occidentale migrent par vagues vers le sous-continent indien entre c. 10.000 et 2.000 av. n. ère (Silva & al. 2017).

[6] Mais l’interprétation des données archéologiques soulève un sérieux problème méthodologique. Les « alambics » sont en réalité des reconstructions à partir d’éléments disparates de poteries appartenant à des strates chronologiques ou des lieux différents de sites archéologiques comme ceux de Taxila au Punjab (Marshall, 1951) ou de Shaikhan Dheri, Charsada (Allchin 1979).

[7] Des saccharifications et des fermentations plus efficaces pour augmenter la teneur en alcool des boissons. Les ferments à bière assurent la saccharification de l’amidon (amylases) et la fermentation alcoolique. Un ferment efficace doit convertir un maximum d’amidon en alcool. Ce stade technique est un prérequis pour que la distillation soit elle-même économiquement viable. Il semble cependant que les distillations primitives aient débuté avec les vins à base de fruits, de palme ou de canne à sucre.

[8] Arguments plaidant pour une différenciation des boissons fermentées dès le 4ème millénaire. Sur le même site de Godin Tepe, le vin et la bière sont contenus dans des jarres différentes. A Firaz, McGovern a détecté des traces de vin vers -5000. L’équation économique grains ⇔ bière est posée dans la gestion des rations en nature en Mésopotamie et à Tepe Yahya. (voir Ratios de brassage mésopotamiens).

[9] Les seules analyses biochimiques conduites à ce jour concernent les lipides. Bourgeois, Gouin (1995) et Suryanarayan & al. (2021).

[10] Voir l’article édifiant de McHugh (2020). Déjà en 1873, Mitra Rajendralal dresse une histoire de l’alcool en Inde sous l’angle exclusif de la distillation. 150 ans plus tard, l’approche des chercheurs a peu changé !

[11] Si la maîtrise des ferments amylolytiques était confirmée pour la protohistoire de l’Inde, la forme et la fonction des récipients pour brasser et servir la bière pourrait se révéler plus complexe. L’emploi de ferments à bière ne nécessite pas de passer par une phase liquide pendant le brassage proprement dit, contrairement à la technique du maltage.

[12] De nos jours nommés Ādivāsīs et comptant presque 9% de la population indienne, soit 100 millions de personnes. Cette proportion était beaucoup plus élevée il y a 2500 ans. Ils vivent à présent dans des zones refuges : l'Odisha, le Bihar, le Jharkhand, le Chhattisgarh, le Tripura,  en Assam et dans le Nord-Est (Mizoram, Nagaland, Arunachal Pradesh).

[13] Contra Allchin F. R. (1979). Dans les textes bouddhistes traduits par les lettrés chinois (la Vinaya pitaka par exemple), surā = 穀酒 (gū jiu), « grains-boisson fermentée » = « bière » selon l’usage technique occidental. Les « 5 grains » (wū gū) sont le millet, l’orge, le riz, le sésame et le soja, ou des variantes d’autres céréales.

[14] Dans les textes bouddhistes, les deux variétés de riz Vrīhi (riz commun) et Sāli (riz fin) sont populaires. Cependant, le riz Sāli et ses quatre variétés Raktasāli (riz rouge), Kalamashāli (cultivé à Magadha), Mahāsāli et Gandhashali (riz parfumés) sont la nourriture favorite des plus riches.

[15] « 87. Kīlālāya surākāráṃ » « 87. A la boisson-kīlālā le brasseur de surā (est sacrifié) » (Dumont Paul-Emile 1963, 180). Il s’agit d’un rituel au cours duquel on sacrifie (effectivement ou symboliquement) à chaque affect du monde (colère, joie, malheur, amour, …) celui ou celle dont le métier est la meilleure allégorie aux yeux des Brahmanes. La boisson-kīlālā est à base de riz cuit (anna) (Vājasaneyi Saṃhitā III 43) et douce (sucrée ?) (Atharvaveda Śaunaka VI.69.1) comme la bière-surā.

[16] Le site d’Ajanta (Etat du Maharashtra) regroupe 30 grottes bouddhistes creusées dans une falaise et dont les peintures murales célèbrent les vies du Boudhha et la conversion de puissantes personnes. La plupart sont très endommagées. Le vestibule de la grotte 17 dépeint les attachements humains (sexe, violence, jeux, nourriture, boissons alcooliques, etc) qui forment le cycle des renaissances (samsāracakra). La vente publique de surā symbolise l’un de ces attachements. (visite 3 D de la grotte 17)

[17] Aris (1979, 46-47). Ce sera bien sûr de patronner l’adoption et la protection du bouddhisme dans son royaume. Aris traduit chang par ”grape-wine”. Il faut lire chang-beer comme noté par K. Phuntsho (La bière au Bhoutan).

[18] La densité en alcool des bières occidentales brassées avec la technique du maltage est au contraire déterminée par le ratio grains/eau pendant la phase liquide de cuisson du moût.

[19] Sarianidi Viktor 1986 et 2003.

[20] Ephédra et chanvre sont deux plantes candidates pour expliquer la préparation du Haoma indo-iranien ou du Soma indo-aryen, conjectures fondées sur les rares indices laissés par les textes avestiques et védiques ((couleurs, apparences, lieux d’origine, effets).

10/01/2022  Christian Berger