Les ferments à bière, Dingcun en Chine il y a 6.500 ans.

 

L’utilisation de ferments à bière durant le néolithique motive des recherches passionnantes en Chine. Cette technologie est la principale méthode de brassage employée de nos jours dans toute l’Asie, et en Chine depuis des millénaires. Mais depuis quand exactement ?

Localisation de Dingcun et des sites néolithiques en rapport avec le brassage de la bière en ChineLocalisation de Dingcun et des sites néolithiques en rapport avec le brassage de la bière en Chine.

 

En 2020, une équipe d’archéologues a prouvé que ces ferments à bière étaient utilisés à Dingcun, un site néolithique de la culture Yangshao (4500-3000). C’est l’aboutissement de nombreuses recherches pour perfectionner la détection des traces de brassage dans la région du fleuve Huang-He. Elles ciblent principalement les vestiges de granules d’amidon transformés par le brassage, les phytolithes, l’oxalate de calcium et maintenant les restes de microorganismes (champignons, levures, bactéries) qui interviennent dans la saccharification de l’amidon et la fermentation alcoolique[1].

 

Ferments à bière ? De quoi parle-t-on ? Certains champignons et moisissures (Rhizopus, Aspergillus, Mucor, Monascus, etc.) secrètent des enzymes capables de convertir l’amidon en sucres. Une aubaine pour brasser la bière, car le brassage commence toujours par cette opération indispensable sans laquelle aucune fermentation alcoolique de grains ne pourrait avoir lieu. Contrairement au jus sucré des fruits, l’amidon ne fermente pas spontanément. Cultiver ces précieux champignons microscopiques sur des galettes de grains cuits, les laisser se multiplier dans un récipient chaud, humide, aéré, puis sécher ces mêmes galettes, c’est cela un ferment à bière. Un concentré de champignons amylolytiques dans une galette séchée qu’on peut conserver pendant des mois. Quand vient le moment de brasser la bière, on mélange simplement ce ferment aux grains cuits et on laisse les champignons faire tout le travail. Ils vont en même temps fabriquer les sucres et produire l’éthanol. Au dernier moment, l’eau est ajoutée pour boire la bière, filtrée ou non.

Les occidentaux habitués à penser bière = malt se demandent toujours comment une telle méthode de brassage peut fonctionner. Elle est utilisée en Asie depuis au moins 6.500 ans !

Cette datation est l'un des résultats spectaculaires obtenus par l’équipe de Li Liu.

Sur le site de Dingcun, à 10 km de Yangshao, 9 tessons de la phase Miaodigou (4000-3500) ont été recueillis. L’analyse a porté sur 149 granules d’amidon, 540 phytolithes et 180 organes de champignons microscopiques.

Les plantes identifiées sont semblables à celles de Mijiaya, exceptés orge, igname et lys absents : millet commun (Panicum miliaceum), millet des oiseaux (Setaria italica), Larmes de Job (Coix lacryma-jobi), et « gourde-serpent » (Trichosanthes kirilowii). On a aussi trouvé du riz (Oryza sp.) (Liu et al., 2014). Enfin des graminées telles Agropyron, Elymus, et Leymus originaires du nord de la Chine (Wu et al., 2006). Ni orge, ni blé.

 

Yangshao-Culture Dingcun sherds with molds and starch Li Liu 2020 Yangshao-Culture. Dingcun identified molds and fungi. Li Liu 2020
8 tessons du site de Dingcun (Dahecun) analysés en 2020 par l'équipe de Li Liu, et la jarre pointue de référence. Prélèvements de Dingcun: 1,2-levures bourgeonnantes; 3-cluster de levures; 4-spore; 5-sporanges et sporangiophore de Mucor sp.; 6-branche de sporangiophore avec sporanges d’Aspergillus oryzae; 7-sporangiophore et sporanges non identifiés. Références modernes : 8- Mucor sp.; 9-A. oryzae; 10- S. cerevisiae (ovales) et spores d’Aspergillus (rondes). Echelle 1–4,10=10 μm; 5–9=50 μm.

 

Parmi les 180 fragments d’organes de champignons, on a dénombré : levures (49), hyphes (86), mycelia (6), sporanges (3), sporanges avec sporangiophores (14) et spores (8). Les levures sont morphologiquement proches des souches de Saccharomyces cerevisiae sauvages identifiées en Chine septentrionale et présentes de nos jours dans les brassins de bière de millet. L’identification des espèces de moisissures établit un lien avec la méthode des ferments à bière : Mucor sp. et Aspergillus oryzae. La présence de ces microorganismes sur des tessons de poteries utilisés pour le brassage de la bière et leur association avec des levures laissent peu de doute. Leur présence n’est pas accidentelle. Mucor et Aspergillus sont de nos jours cultivés sur des ferments à bière en Chine, en Corée, au Japon et dans de nombreux pays asiatique.

 

C’est la première fois que ces microorganismes associés à la technologie des ferments à bière sont identifiées pour une époque aussi reculée et dans une région qui est un des principaux bassins brassicoles de la planète. On a déjà retrouvé dans le monde des traces très anciennes de levures comme Saccharomyces cerevisiae. Mais ces levures interviennent dans la fermentation alcoolique de tous les sucres. En revanche, Mucor sp. et Aspergillus oryzae sont liés à une méthode de brassage spécifique. L’équipe de Li Liu n’a pas seulement retrouvé et daté les traces d’une ancienne bière, elle a montré que la technique de brassage avec des ferments à bière est elle-même très ancienne.

Cette technique coexiste à l’époque néolithique de Dingcun avec la technique du maltage. Certains grains d’amidon de millet montrent des signes d’une germination préalable à la cuisson et la fermentation, comme à Mijiaya.

On peut avancer que les deux principales techniques de brassage, le ferment à bière et le maltage, ont coexisté pendant de nombreux millénaires en Chine septentrionale et sans doute sur une aire géographique beaucoup plus vaste. Cette information a une grande portée :

  1.  Elle confirme que différentes méthodes de brassage peuvent coexister longtemps dans une même aire géographique. En Chine, le maltage est marginalisé au 1er millénaire puis disparaît presque complètement avant de revenir en force sur le sol chinois avec les Européens au 19ème siècle[2].
  2.  Elle montre qu’au néolithique, le brassage des diverses sortes de bière s’enracine dans un socle général de technologies alimentaires. Ce socle est commun à l’ensemble des boissons fermentées. Ces dernières deviennent a proprement parler des bières quand la technologie employée permet de les différencier, ce qui est le cas à Dingcun ou Mijiaya, mais pas à Jiahu  2000 ans plus tôt. A Jiahu, les boissons fermentées sont à base de miel, de fruits et grains mélangés, c'est-à-dire hydromel-vin-bière indistinctement.
  3.  Que s’est-il passé dans le nord de la Chine au cours des 2 à 3 millénaires séparant Jiahu de Dingcun ? Les sociétés deviennent plus complexes, des hiérarchies et des mécanismes de domination sociale apparaissent, l’alimentation évolue (nouvelles plantes, nouvelles domestications, nouvelles techniques), les croyances religieuses se transforment (culte des ancêtres) et se différencient des rites agraires qui se perpétuent. Au cœur de ses transformations économiques et sociales générales, la brasserie devient peu à peu une activité propre, détachée du socle commun des boissons fermentées indifférenciées. Elle se spécialise dans la transformation de l’amidon (céréales, graminées, racines, bulbes, etc.). Entre les deux époques de Jiahu et de Dingcun, les humains ont appris à maîtriser ces transformations biochimiques et, plus étonnant, ils ont domestiqué des champignons microscopiques capables de convertir l’amidon en sucres fermentescibles.
  4.  Pendant l’âge du bronze qui succède au néolithique vers -1500 en Chine du Nord, les technologies de la brasserie sont complètement maîtrisées. Elles garantissent de reproduire avec succès chaque brassin mis en oeuvre par un brasseur à part entière. Après la maîtrise technique arrive le stade des extrêmes raffinements des boissons fermentées. La bière, cette fois au sens propre du terme, devient la boisson symbole des classes dirigeantes Shang et Zhou. Elle accompagne tous leurs faits et gestes : repas, banquets, campagnes militaires, culte aux ancêtres, divination, etc. Le raffinement des bronzes Shang, les complexes services à boire supposent des millénaires d'apprentissage et de perfectionnement des techniques de brassage avant qu'une classe dirigeante puisse faire de la bière un symbole de son pouvoir politique. Les pots, vases, pichets et gobelets de bronze ont suscités beaucoup d'interprétations relatives à leurs formes, plus rarement des analyses de leurs contenus.  Les interprétations esthétisantes de ces bronzes persistent à parler du "vin" à leur sujet, une conception erronée et dépassée depuis longtemps.

 

Vase With Pointed Bottom-ShanghaiMuseum-May27-08 Yangshao_culture. Bouteille en forme d'amphore, Banpo. Musée_Guimet Yangshao culture. Cauldron fuYangshao_culture. Pottery Ding (Cooking_Vessel)_(ca. 5000 - 3000 B.C.). Treasures of Ancient China exhibit Yangshao-Culture. Dahecun. Pots jumeaux type hu. Dahecun(III)-Qinwangzhai._Henan_Provincial_Museum,_ZhengzhouYangshao-Culture. Dahecun painted pottery. Henan_Provincial_Museum,_Zhengzhou
Jarre à fond pointu.  Shanghai Museum. Culture Yangshao. Bouteille en forme d'amphore, Banpo. Musée Guimet. Culture Yangshao. Chaudron fu et foyer tripode de cuisson. Culture Yangshao. Dahecun. Pots jumeaux et coupe de poterie  peinte. Henan Provincial Museum, Zhengzhou.

 

Les conclusions de cette découverte sont du plus grand intérêt pour l’histoire de la brasserie. Li Liu les résument en ces termes :

« Our results provide convincing evidence that amphorae at the Dingcun site were part of alcohol production facilities. The Yangshao people there made fermented beverages with millet, rice, Job’s tears, wild Triticeae grass seeds, as well as snake gourd roots. They employed two techniques of fermentation, using malts and qu starter. The malts were probably made of sprouted broomcorn millet, Triticeae seeds and rice, while qu may have been formed with moldy grains together with herbs. »[3]

 

Certaines céréales se prêtent bien au maltage, d'autres non comme le riz. Cette différence et l'importance croissante de la riziculture en Chine peuvent expliquer la domination progressive des ferments à bière dans les méthodes de brassage chinoises. Cette question reste ouverte aux futures recherches.

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[1] Li Liu, Yongqiang Li, Jianxing Hou, Making beer with malted cereals and qu starter in the Neolithic Yangshao culture, China, Journal of Archaeological Science: Reports, Volume 29, 2020. sciencedirect.com/science/article/pii/S2352409X19305486?via%3Dihu

[2] En réalité, le maltage se maintient dans le nord de la Chine avec le brassage domestique des bières de millet. La bière hunjiu est brassée dans le Shaanxi avec du malt de maïs mélangé au millet cru. La methode de brassage est hydride en ce sens que le mélange épais est laissé dans un pot pour à la fois se convertir en sucres (action du malt) et fermenter. Cette phase semi-liquide est suivie d'une phase liquide au moment de boire la bière par ajout d'eau dans le pot de brassage. Il faut noter l'intervention du maïs, une céréale arrivée tardivement en Chine. Preuve que les méthodes de brassage domestique  se modifient sans cesse dans le monde. Li Liua & al. , The origins of specialized pottery and diverse alcohol fermentation techniques in Early Neolithic China, 2019, pnas.1902668116 Supplemental data p. 10.

[3] Liu Li & al. 2020, 8. Il n'est pas certain que le riz se prête au maltage. La récolte des grains de riz arrache souvent le germe. Le riz ne peut germer que si toutes ses enveloppes et ses glumes sont intactes. Cette remarque ne retire rien à l'importance majeure de ces recherches.

06/09/2018  Christian Berger