Nouvelles bières des anciens empires coloniaux.

 

L'industrialisation accélérée de la brasserie ne concerne pas seulement l'Europe ou l'Amérique du Nord. Les ex-puissances coloniales implantent leurs sociétés de brasseries dans leurs anciennes colonies. Ces sociétés vont devoir résoudre deux problèmes :

  1.   Convertir à la bière de style européen des populations attachées à leurs bières traditionnelles
  2.   Adapter les processus de la brasserie industrielle aux ressources, conditions et logistiques locales : eau, céréales, antiseptiques, matériel, embouteillage, climat, transport, chaîne de froid, etc.

 

La conversion des buveurs de bières traditionnelles à la bière industrielle ne s'est pas déroulée partout de la même façon. Mais elle s'est toujours appuyée sur les habitudes de consommation des élites locales, issues des guerres d'indépendance (Amérique latine, Afrique noire, Indes) ou héritières du pouvoir colonial britannique (pays du Commonwealth). Le message social et politique se déclinait autour du thème : "Abandonnez vos bières indigènes primitives, entrez dans la modernité et buvez la bière de l'homme blanc ! (var. la bière de la bourgeoisie nationale)". Le passé culturel de chaque pays ou région du monde a favorisé ou au contraire ralenti cette évolution. Prenons 4 exemples :

  1.    Les peuples aborigènes d'Australie et Maori de Nouvelle-Zélande n'avaient pas de traditions brassicoles. Les colons européens sont venus avec leurs bières blondes et leurs méthodes de brassage occidentales adaptées aux ressources locales. Cette tradition brassicole ex-nihilo a suivi les évolutions techniques de la brasserie industrielle, voire innové[1].
  2.    Les pouvoirs coloniaux d'Amérique latine ont mené des politiques hostiles aux Amérindiens. Devenus indépendants au 19ème siècle, les jeunes Etats se tournent vers l'Europe pour attirer les aventuriers et les entrepreneurs. La question des bières indigènes ne se pose pas pour une population en majorité créole ou issue du fond culturel européen. Un fossé vieux de plusieurs siècles sépare la tradition amérindienne (bières de maïs/manioc/patate/caroubier) et la tradition coloniale des pils et lager d'orge. Des Allemands implantent les premières brasseries industrielles en Argentine fin 18ème siècle[2], au Chili vers 1850[3]. Pendant les 19ème et 20ème siècles, tous les pays d'Amérique latine tournent le dos aux bières amérindiennes et vont chercher en Europe, ou aux U.S pour les indépendances les plus récentes,  une tradition brassicole étrangère à l'histoire du pays.
  3.    4 puissances européennes se partageaient l'Afrique noire au 20ème siècle. Le Portugal (Angola, Mozambique), la France (Afrique occidentale et centrale), les Britanniques (Afrique orientale et Afrique du Sud), la Belgique (Congo, Grands Lacs). Les siècles de colonisation ont peu touché les habitudes de boire et le brassage des bières traditionnelles pour les Africains. Les bières européennes, d'abord importées, puis brassées sur place, étaient réservées aux cercles des colons blancs ou des cadres administratifs africains. Les grandes zones d'influence africaines sont restées chasse gardée des groupes brassicoles de leurs métropoles respectives. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les indépendances politiques ont redéfini le développement économique de ces pays et poussé les jeunes états à trouver des recettes fiscales. La brasserie industrielle centralisée offrait de meilleures perspectives financières que la brasserie traditionnelle de village, incontrôlable, dispersée et alimentée par des céréales cultivées localement. Des campagnes officielles dénigrent des bières africaines traditionnelles et poussent les Africains vers les bières industrielles[4].
  4.    En Afrique du Sud, les brasseurs ont industrialisé une bière traditionnelle à base de sorgho, baptisée "kaffir beer". Cette situation historique résulte de la politique de ségrégation raciale du gouvernement. Les boissons fermentées des Blancs ne pouvaient pas être bues par les Noirs selon une prohibition décrétée en 1928. Des groupes brassicoles détenus pas des blancs ont produit et commercialisé pendant des décennies une bière traditionnelle réservée à la population noire des townships[5]. L'ancienne Rhodésie a mis en œuvre une politique similaire[6].

 

L'Afrique du Sud des années 1930-1990 illustre l'adaptation des méthodes industrielles de brassage à la production des bières traditionnelles. Le sorgho malté substitué à l'orge, des grains crus ajoutés, une fermentation acidulée maintenue, une faible filtration, tout ceci pour s'approcher de la kaffir beer traditionnelle. D'un continent à l'autre, d'une région australe ou tropicale à l'autre, les laboratoires de brasserie ont rivalisé d'imagination pour adapter la bière industrielle de style européen ou américain aux conditions locales. Utilisation de malts ou de grains crus locaux, grits de maïs ou de riz, substituts de houblon, eaux corrigées, etc.

Ces schémas se sont répétés en Asie (Chine, Japon , Asie du sud-est), en Inde, en Indonésie, dans le Pacifique, partout où une puissance coloniale européenne imposait sa domination économique et culturelle.

Un seul scénario différent a été mis en oeuvre par le Japon aux 19ème et 20ème siècle. Dans sa conquête impériale du Pacifique, le Japon a voulu imposé le saké partout où il implantait ses colonies. Cette politique coloniale agressive reposait sur les mêmes principes : dénigrer ou interdire les bières indigènes, favoriser et développer la brasserie nipponne par excellence, c'est-à-dire le brassage du saké.

La conquête du monde par les bières industrielles est si complète que "bière" signifie de nos jours pour un touriste une bière blonde bien fraîche bue de la même façon aux quatre coins du globe, au cœur d'une grande ville comme dans un village isolé. D'autres types de bière n'ont laissé qu'un vague souvenir dans la mémoire collective européenne, américaine, et même asiatique.

A l'exception de quelques situations locales, la fin annoncée des bières indigènes semblait certaine dans le monde à compter des années 1960. Les élites politiques les accusaient de véhiculer des archaïsmes culturels, maintenant leurs pays dans un passé révolu. Les économistes leur reprochaient de gaspiller les réserves de grains dans les pays en voie de développement. Les hygiénistes dénonçaient la mauvaise qualité supposée des boissons traditionnelles, surtout les bières brassées dans les villages. Les sociologues disaient lutter contre les désordres de l'alcoolisme que ces bières traditionnelles symbolisaient.

 

Qui n'aurait pas parier sur la disparition rapide des bières traditionnelles dans le monde ?

 

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[1] En 1854-6, James Harrison met au point en Victoria le premier réfrigérateur pratique au monde et fabrique une machine à glace. Son invention sera adoptée par les Brasseurs Bendigo de Glasgow & Co.
http://adb.anu.edu.au/biography/harrison-james-2165

[2] http://www.cervezadeargentina.com.ar/articulos/historiaargentina.htm

[3] Joaquin Plagemann ouvre une des premières brasseries du Chili à Valparaiso en 1850, Carlos Anwandter une autre à Valdivia l'année suivante.

[4] Les arguments chocs étaient les suivants : la bière de village est de mauvaise qualité. Le brassage de la bière vide les greniers. Elle ne coûte presque rien, elle pousse vers l'alcoolisme. Chaque argument commercial a été démenti. Les bières traditionnelles non filtrées sont nutritives, riches en vitamines et oligo-éléments. Le brassage au village consomme moins de grains que les grandes brasseries industrielles. Les manières de boire dans les villages encadrent le buveur et sont moins néfastes que le boire solitaire des buveurs de canettes de bière.

[5] Crush J. and Ambler c. (eds.) 1992, Liquor and Labor in Southern Africa (Athens and Pietermaritzburg). La Hausse P. 1988, Brewers, Beerhalls and Boycotts: A History of Liquor in South Africa.  Johannesburg. Mager Anne 1999, The First Decade of 'European Beer' in Apartheid South Africa: The State, the Brewers and the Drinking Public, 1962-72. Journal of African History, Vol. 40, No. 3, 367-388

[6] Wolcott Harry 1974, The African Beer Gardens of Bulawayo: Integrated Drinking in a Segregated Society, Center of Alcohol Studies, Monograph N° 10.

20/09/2012  Christian Berger