La révolution des brasseries artisanales est née en Europe.
La révolution des bières artisanales a bien eu lieu. Elle a commencé en Grande-Bretagne au début des années 1970. Un mouvement structuré anime des brasseurs professionnels, des amateurs de bière et quelques propriétaires de pubs. La Campaign for Real Ale (CAMRA) veut sauver l’authentique ale, celle qu’on boit tiède, qu’on soutire de son fût par aspiration, peu carbonatée, 100% malt et bien houblonnée. Au tournant des années 70, cette bonne vieille ale est en danger. Les rachats de brasseries se succèdent. La mode est alors au lager (bière blonde standardisée 4% alc.) fade, très pétillant et servi glacé. En Grande-Bretagne, l’immense majorité des pubs travaillent sous licence d’une brasserie qui fournit tout : la bière, le matériel, le mobilier, la publicité, etc. Quand une brasserie régionale est rachetée par un groupe financier, tous ses pubs passent sous la nouvelle enseigne et remplace peu à peu la pompe pour l'ale par le robinet-pression à lager. Les pubs qui servent une bonne vieille ale se comptent sur les doigts de la main. Le danger est réel.
Fondé en 1971, le CAMRA va redessiner le paysage brassicole britannique puis, de proche en proche, le paysage brassicole européen. Les enthousiastes bénévoles du CAMRA ont en tête quelques idées simples qu’ils vont mettre en pratique :
- Revenir aux fondamentaux techniques du brassage, apprendre à brasser soi-même, expérimenter, tester, innover. Bref, reprendre la main sur un savoir-faire alimentaire confisqué par les groupes agro-alimentaires qui prétendent être seuls capables de brasser une bonne bière dans une usine ou un laboratoire. On part de loin. Les brasseurs artisanaux actuels n’imaginent pas qu’il était difficile en 1970 de se procurer une recette de bière, sauf à fouiller dans les livres d’histoire ou dans les cours de brasserie réservés aux élèves ou aux ingénieurs-brasseurs. Délicat car ils ne voulaient pas refaire des lagers ou des pils.
- Passer à la pratique. L’appui d’anciens maîtres-brasseurs a été précieux. Il fallait tout inventer pour brasser à petite échelle : les cuves, les pompes, les filtres, les refroidisseurs, etc. Matériel inox récupéré d’anciennes laiteries ou brasseries. Il fallait aussi mettre en place des circuits d’approvisionnement en malt, houblon, levures pour des brassins et des volumes modestes comparés aux milliers de tonnes achetés par les usines à bière. Courage, intelligence et détermination ont prévalu.
- Créer un modèle économique. Brasser sa bière au fond du garage c'est bien ! La vendre et en vivre, si possible toute l'année, c'est mieux.
A la fin des années 70, le CAMRA est devenu un mouvement puissant qui fait bouger les lignes en Grande-Bretagne (plus de 10.000 membres à cette époque, 150.000 en 2022). Il ne mettait pas l’agro-business de la bière en danger. Les fusions et les absorptions d’usines à bière se sont poursuivies. Mais dans son coin, de micro-brasseries en micro-brasseries, de pubs en pubs, le CAMRA a lancé une vague de fond. La renaissance du brassage artisanal est couplée avec un modèle économique viable. Les amateurs de bière savent désormais que le lager n’est pas une fatalité. On peut boire des bières goûteuses, différentes et autrement. En fait, une diversité infinie de bières, selon le talent de cette nouvelle génération de brasseurs et brasseuses.
Peter Austin, membre actif du CAMRA, est aussi un brasseur inventif. Ex brasseur de Ringwood, il créé sa 1ère « micro-brasserie » en 1977 dans les locaux d’une ancienne boulangerie. Entre 1980 et 1990, il aidera à la création de quelques 140 brasseries artisanales : 40 en GB, une en France, en Chine, en Russie, au Nigéria et même aux USA. En tout, 17 pays. La vague des brasseries artisanales économiquement viables doit beaucoup à Peter Austin. Il n’est pas seul à prendre et montrer ce chemin. D'autres maîtres-brasseurs britanniques à la retraite suivent son exemple et forment des amateurs.
Comment le CAMRA passe la Manche ?
Début des années 80, quelques apprentis brasseurs européens vont se former en Angleterre et reviennent avec un package (savoir brasser, savoir vendre sa bière) qu’ils adaptent aux habitudes et traditions de leurs pays respectifs. En 1985, la première brasserie artisanale française est créée en France sur ce modèle à Morlaix par deux pionniers bretons avec l’aide de Peter Austin (Coreff). Fin 1987, la Micro-Brasserie ouvre à Paris (rue de Richelieu, 75009), la première de ce type à Paris (bar à bière avec brassage sur place de la bière Morgane), la 2ème après « Les 3 Brasseurs » de Lille.
Comment le CAMRA passe l’Atlantique ?
Le CAMRA reste un mouvement enraciné sur le sol et les traditions britanniques. Ce qui fait sa vitalité et sa longévité (50ème anniversaire en 2021). Comment ces idées nouvelles traversent-elles l’Atlantique ? Grâce à des auteurs britanniques talentueux comme Michael Jackson ou Roger Protz (membres du CAMRA). Dans les années 1970, le journaliste Michael Jackson coure le monde à la recherche de bières typiques et publie en 1977 The World Guide To Beer. C'est un bel inventaire richement illustré et commenté de ses trouvailles en Europe, bières auxquelles il accole des styles : abbayes, trappistes, Weissbier, altbier, gueuze, garde, … Sa façon de présenter les bières européennes fait un succès éditorial et sera traduit en 10 langues différentes. Surtout aux USA où la « culture bière » se limite au lager-barbecue pâle, glacé et fade. Michael Jackson anime en 1989 son Beer Hunter pour un public américain ignorant des traditions brassicoles du vieux monde. Succès confirmé. Homonyme du célèbre chanteur américain, son nom rime désormais avec bière artisanale[1].
La vague du brassage artisanal est née sur le sol britannique : les idées, les savoir-faire techniques du brassage à petite échelle, l’organisation, le développement et son succès historique. 20 ans après ces premiers succès en Europe (1971-1991), le renouveau du brassage artisanal a pris pied sur le sol américain.
Pourquoi écrit-on aujourd’hui que la révolution des craft beers est née aux Etats-Unis ?
Parce que Michael Jackson est quasi-naturalisé américain dans l’esprit des brasseurs amateurs américains. Idem pour Roger Protz. Ce qu’ils ont écrit et dit s’est transformé en héritage américain, celui du « Beer Hunter » de Discovery Channel. Les premiers Beer Festivals et Beer Contests sont organisés aux USA en réutilisant les styles de bière définis par Michael Jackson. Ils se sont depuis multipliés à l’infini, jusqu’à devenir illisibles. Le rouleau compresseur éditorial et commercial américain a fait le reste[2]. Il faut cependant mettre à l'actif du craft brewing américian son extraordinaire dynamisme économique et son marketing percutant. Ses moyens financiers sont colossaux comparés aux mouvements européens. Certaines brasseries sont devenues des entreprises industrielles obéissant aux mêmes règles que les géants américains de la bière (capitalisation, rachats, fusions, spéculation sur les matières premières, concentration verticale, etc.).
Les véritables origines européennes (anglaises) de cette révolution sont enfouies dans les couches archéologiques de l'histoire de la bière[3]. Il est important de remettre cette histoire à l'endroit. Cette période palpitante de l'histoire contemporaine de la bière en Europe reste à écrire.
[1] Décédé en 2007, Michael Jackson a légué toutes ses archives (livres, notes, films, ...) à l'université Brookes d'Oxford en Grande Bretagne => brookes.ac.uk/beer-hunter/home
[2] Un nombre vertigineux de thèses sorties des campus américains depuis 10 ans et portant sur le phénomène social du « craft brewing » répètent en boucle cette doxa : ce mouvement serait né aux USA !
[3] Les nombreux objectifs poursuivis par le CAMRA ont rendu floue sa contribution historique au renouveau de la brasserie artisanale. Le CAMRA s’occupe aussi du cidre et du poiré, deux boissons fermentées traditionnelles de Grande Bretagne, de l’héritage historique des pubs et de leur législation, des mouvements de consommateurs en Europe, etc. Par ailleurs, les Big Six (6 groupes brassicoles dominants de GB) réagissent assez vite au CAMRA et remettent dans leurs pubs des bières plus typées que leurs lagers. Premiers succès du CAMRA grâce auxquels l'écart de qualité, d'originalité et de goût diminue entre bières artisanales et bières industrielles. Dans l'Amérique du Nord des années 1990, cet écart est et reste gigantesque. Il rend plus évident au goût du grand public américain et canadien la nouveauté des bières artisanales. On croit alors que cette "révolution" est née en Amérique du Nord !