Géants mondiaux de la bière : mais de quelle bière parle-t-on ?

 

Au 19ème siècle, la brasserie industrielle européenne est précurseur dans de nombreux domaines : recherches scientifiques, volumes et maitrise des techniques de maltage, de brassage et de transport. Au 20ème siècle, la brasserie tient son rang d'industrie de pointe : concentration des groupes brassicoles, usines à bière automatisées, biochimie de la bière totalement contrôlée. Au 21ème siècle, la brasserie industrielle atteint le même niveau de concentration industrielle et capitalistique que l'ensemble du secteur alimentaire. Des géants comme les multinationales InBev, Heineken, Kirin et Asahi (Japon), White Snow et bien d’autres contrôlent plus de 90% du marché mondial de la bière.

La bière dont il est ici question est toujours la même : bière brassée avec la méthode du maltage, plus ou moins houblonnée ou aromatisée. Ces multinationales de la bière et des sodas ne s’intéressent pas aux autres bières traditionnelles, sinon pour les remplacer par leurs produits.

Ces bières traditionnelles se divisent dans le monde en deux groupes :

1 -  Certaines sont parvenues au stade semi-industriel vers le 18ème siècle puis industriel au 20ème siècle pour devenir des marques et des bières commerciales. Elles entrent dans les statistiques nationales. Nous connaissons leurs productions annuelles. C’est le cas de la Chine (Huangjiu, …), du Japon (sake) ou de la Corée (Makgeolli). Le volume de bières brassées avec la méthode des ferments amylolytiques se compare en Asie à celui des bières industrielles brassées par maltage. Celles et ceux qui prophétisent la disparition des premières inexorablement remplacées par les secondes se trompent[1]. En Asie, l'équilibre entre ces deux techniques de brassage et les bières correspondantes est durable.

Production annuelle de bières traditionnelles en 2013
 Chine  Huangjiu + Choujiu + Mijiu 50 millions hl.
 Japon  Sake + Amasake 7 millions hl.
 Corée  Makgeolli + Takju + Nongju 6 millions hl.
 Asie sud-Est  Diverses bières de riz 1 million hl.
 Inde, Népal, Bhoutan  Bières de riz, orge, blé, maïs 30 millions hl.
Total    ≈ 94 millions hl.

 

2 -  D’innombrables bières traditionnelles dans le monde sont brassées dans un contexte domestique ou villageois en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Elles sont très minoritaires en Europe (Norvège, Finlande, Etats Baltes). Ces bières n’entrent dans aucune statistique officielle, ce qui contribue à leur survie. Estimer leurs volumes annuels de production reste difficile. Ils seront toujours sous-estimés puisque ce type de brassage domestique n’a pas de vocation commerciale et n’obéit pas à l’économie de marché. En Afrique, la dolo ou la bib-bil sont vendues sur des marchés par leurs brasseuses. Ces bières à circuit ultra-court relèvent d’un artisanat alimentaire non-concurrentiel. Même chose en Amérique latine.

Production annuelle de bières traditionnelles hors Asie en 2013
 Afrique  Bières de sorgho, de mil, de manioc, … 10 millions hl.
 Amérique du Sud  Chicha, Masato, Cachiri, … 1 millions hl.
 Amérique centrale  Bières de maïs, patate douce, Tesgüino, … 1 millions hl.
 Russie, Ukraine, ...  Kvas 1 million hl.
 Europe du Sud-Est  Boza, Braga, « kwas », … 1 millions hl.
 Europe du Nord  Sahti, Koduõlu, Stjørdalsøl, … Vol. négligeable
Total hors-Asie    ≈ 19 millions hl.

 

Production mondiale de bières traditionnelles en 2013
 Asie ≈ 94 millions hl.  
 Reste du monde ≈ 19 millions hl.  
Total monde   ≈ 113 millions hl. 

 

Ces 113 millions hl de bières traditionnelles sont à comparer avec les 2.000 millions hl de bière industrielle brassée en 2015 dans le monde, et en Asie seulement les 94 millions de bières traditionnelles versus 657 millions hl de bière industrielle brassée en Asie (Kirin report 2013).

L’écart n’est pas si grand, respectivement 5,6% pour le monde entier, et 14% en Asie. Ceci confirme plusieurs choses :

  • Les bières traditionnelles n’ont pas disparu en 2015. Elles ne disparaîtront pas en 2025 ou plus tard de la surface de la terre. Les méthodes de brassage asiastiques pèsent lourd dans le monde. Ce ne sont pas des techniques marginales.
  • Elles n’ont pas disparu parce qu’elles répondent à plusieurs besoins essentiels : boire, se nourrir, échanger économiquement et culturellement au sein de communautés rurales à taille humaine, parfois déplacées à la périphérie des villes modernes « inhumaines ».
  • Les préjugés qui pèsent sur ces bières traditionnelles survivent dans des têtes occidentales habituées aux produits industriels depuis le 19ème siècle. Ces prejugés habitent aussi dans leur flore intestinale aseptisée ! On vit ailleurs autrement, et on boit autrement. C'est ce que prouvent ces statistiques.

 

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[1] Sources : Sake  et Magkeolli 2013 statista.comHuangjui : pmarketresearch.com. Kvas 2013 statista.com. Pas de statistiques pour les bières traditionnelles africaines et amérindiennes : chiffres estimatifs tirés de multiples monographies ethnographiques. Idem pour le Sud-Est asiatique.

30/01/2022  Christian Berger