Les récentes découvertes de bières archaïques.
Les expressions « Bières archaïques » ou « Premières bières » désignent ici les plus anciennes bières qu’on puisse à ce jour identifier scientifiquement dans un contexte archéologique bien étudié (datations scientifiques, stratigraphies méthodiques, culture matérielle décrite). Selon les régions du monde, les archéologues sont susceptibles de faire reculer les dates qui s'échelonnent entre -11000 et -1000 (synthèse chronologique). Nous ne parlons pas ici de la bière originelle, de la mère de toutes les bières, mythique à notre avis.
L'expression « les bières archaïques » implique que LA BIERE n'existe pas, même si le langage et nos processus mentaux nous incitent à y croire. La naissance de la bière s'est jouée dans chaque région du monde, dans un contexte indigène et des processus autochtones. Il y a autant de bières primitives que de régions d'origine, une vingtaine environ (Bassins brassicoles dans l’histoire).
Les contextes techniques, économiques et sociaux qui voient naître des primitifs breuvages fermentés en divers points du globe sont cernés grâce aux fouilles archéologiques, aux recherches des archéobotanistes et aux techniques de l'archéobiochimie. Ces travaux remarquables permettent de dépasser le stade des hypothèses naïves. Les plus anciennes cultures humaines ayant brassé la bière avaient déjà franchi le stade social et technique du néolithique. Avec une réserve importante sur ce dernier point : la récente découverte de bière brassée par les Natoufiens en Jordanie-Palestine il y a 13.000 ans (grotte de Raqefet) demontre que le brasssage de la bière a précédé la domestication des céréales dans cette région du monde. L'hydromel ou les vins de fruits sauvages – boissons de simple collecte fermentées spontanément –, sont accessibles aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. La bière implique la culture, le stockage et la gestion sociale des sources végétales d'amidon, autrement dit des structures sociales plus évoluées coïncidant avec la maîtrise de l'agriculture ou de l'horticulture.
Sur quatre continents, des chantiers de fouilles ont exhumés des poteries entières ou des tessons imprégnés des résidus de leur antique contenu liquide. Le Proche-Orient (Iran-Irak), l'Egypte, la Chine, la Bolivie, la Grèce, l'Espagne et finalement l'Europe septentrionale ont livré de précieuses informations sur leurs très anciennes boissons fermentées.
Des spécialistes analysent ces traces chimiques et ces vestiges d'amidon avec des technologies sophistiquées [1]. Ils parviennent à isoler, dans la majorité des cas, des groupes de molécules résiduelles conservées. Ils remontent aux complexes biochimiques originels et identifient les sources végétales, animales ou minérales utilisées et transformées, ainsi que leurs sous-produits. L'oxalate de calcium est un marqueur d'une fermentation alcoolique de sucres issus de l'amidon, un indice fiable de la présence ancienne de la bière. Une autre méthode analyse au microscope à balayage électronique de minuscules granules d'amidon déformés et transformés par les enzymes spécifiques du brassage (amylases pour saccharifier l'amidon et complexe enzymatique de la fermentation alcoolique) ou par la cuisson (gélatinisation). Certaines déformations des granules d'amidon caractérisent à la fois le travail des amylases et les conditions de température et de PH. Elles permettent par exemple de distinguer une germination accidentelle ou au contraire volontaire des grains.
A leur côté, les archéobotanistes reconstituent la flore locale ancienne, déterminent les espèces végétales enfouies et se prononcent sur leur degré de domestication : analyse morphologique, étude des pollens, des phytolithes, des restes de microorganismes (champignons, levures), génétique.
Enfin, les archéologues établissent la stratigraphie des sites fouillés, procèdent aux datations et reconstituent le développement technique et culturel des sociétés disparues. La fonction ou la forme du matériel retrouvé (jarres, fours, foyers, filtres, broyeurs/meules à grains, tubes à boire, coupes, etc.) permettent parfois d'identifier sans erreur un atelier de brassage ou de la vaisselle spécailisée pour la bière.
Ce triple faisceau de données éclaire les débuts de la brasserie sous des jours nouveaux et place l'enquête sur un terrain scientifique. Les résultats accumulés durant ces dernières décades offrent à l'histoire de la bière un terrain solide.
La présentation des bières archaïques suit l'ordre chronologique des vestiges de bière, des plus anciens (Raqefet au Proche Orient) au plus récent (Cero Baul en Bolivie). Cela ne correspond pas à la chronologie des découvertes qui débutent avec Godin Tepe (P. McGovern ) et Armana/Deir-el-Medina (D. Samuel) en 1992-93 et se terminent (provisoirement) en 2020 avec Banpo et Jiangzhai sur le Fleuve Jaune (Li Liu & al.).
La découverte de J. Geller à Hierakonpolis (Haute-Egypte) et celle de M. Moseley à Cerro Baul (Bolivie) ont été intégrées à cette série, la première parce qu'elle décrit la plus ancienne existence de la brasserie sur le Nil, la seconde pour la même raison dans la Cordillère des Andes. Ces découvertes résultent de fouilles archéologiques classiques, sans analyse scientifique des résidus de brassage.
[1] Spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (FTIR), chromatographie en phase gazeuse-spectrométrie de masse (CG-SM) et chromatographie liquide-spectrométrie de masse (CL-SM), microscopie électronique (SEM). Il faut aussi signaler le recours de plus en plus fréquent à l'archéologie expérimentale qui reproduit des procédés techniques anciens avec des moyens actuels pour définir les paramètres techniques les plus importants et vérifier des hyptothèses de travail. L'archéologie de la brasserie a systématisé les brassins expérimentaux en testant de multiples sources d'amidon et en combinant diverses méthodes de brassage, afin d'observer les déformations caractéristiques des granules d'amidon. En 1993, Delwen Samuel était pionnière dans ce domaine avec l'analyse de tessons datant du Nouvel Empire en Egypte.