Les futurs de la bière ...
Les historiens de la bière ne devraient pas se lancer dans la prospective et lire dans le marc de bière !
Nous tentons l’exercice pour dessiner certaines tendances historiques lourdes de la Brasserie (au sens général que nous donnons à ce mot) et son histoire plusieurs fois millénaires. Ces trois ébauches d'analyse ne prétendent pas épuiser le sujet
La première s’appuie sur des chiffres. Il est instructif de confronter le volume de bières traditionnelles brassées dans le monde chaque année avec celui des bières industrielles brassées à l’occidentale, les bières qui nous sont familières. Depuis la fin du 19ème siècle, l’industrie brassicole et les sociétés savantes annoncent périodiquement la disparition inéluctable de ces bières « sauvages », de ces reliques folfloriques du monde sous-développé. En 2022, elles sont encore là !
La deuxième ouvre le dossier des influences réciproques entre les traditions brassicoles asiatiques et occidentales. Des découvertes scientifiques sont nées aux 19ème et 20ème siècles de telles rencontres, rendues possibles par les grandes entreprises coloniales européennes de ces époques. Mais aucune de ces rencontres n'a modifié l'une ou l'autre de ces traditions brassicoles. A tel point que les bières asiatiques sont encore versées dans la catégorie vin ("vin de riz", "vin de millet", etc.), alors que les savants, les ingénieurs, les biotechnologues, les ethnologues ont depuis longtemps reconnu qu'il s'agissait de bière. Que nous réserve à ce sujet le 21ème siècle et son économie très fortement mondialisée ?
La troisième s'interroge sur le lien établi entre la recherche scientifique et la technologie de la bière au 21ème siècle. Cette collaboration très étroite et féconde date de la fin du 18ème siècle, quand les savants de l'époque cherchaient à comprendre comment les matières amylacées pouvaient devenir sucrées, et comment ces sucres se transformaient en alcool. La fabrication de la bière fut leur terrain privilégié d'expériences. A l'aube du 21ème siècle, cette collaboration entre science et brasserie perdure. Les biotechnologies permettent désormais de modifier très finement les mécanismes biochimiques et le métabolisme des microorganismes. Elles s'orientent également vers la construction (l'invention ?) de cellules et d’organismes dotés de nouvelles propriétés grâce à la génétique. Ce mécano du vivant impactera les technologies de la Brasserie puisque la biochimie est l’un de ses axes technologiques.
Au 20ème siècle, l'industrie brassicole a fait figure de précurseur dans certains cas. Elle a tenu le rang d'industrie de pointe qu'elle avait acquis au 19ème siècle avec la révolution industrielle européenne. Au 21ème siècle, la brasserie industrielle atteint le même niveau de concentration industrielle et capitalistique que l'ensemble du secteur alimentaire. La holding Inbev détient des participations dans les principaux groupes brassicoles mondiaux et gère plus de 500 marques commerciales de bière. Les groupes brassicoles asiatiques visent le même niveau de concentration capitalistique. La révolution des brasseries artisanales née en Grande-Bretagne dans les années 1970 (CAMRA) ne change pas la donne. Elles exploitent des micro-marchés locaux et explorent parfois de nouveaux types de bière en jouant sur les matières premières amylacées, les aromates, les substituts du houblon ou encore les microorganismes contrôlant les fermentations alcooliques ou lactiques. Mais elles campent sur les processus de brassage occidentaux classiques et le matériel technique qui les accompagnent. Rien de révolutionnaire finalement. Ce brassage artisanal aura un impact social et technique plus grand en Afrique, en Asie ou en Amérique du sud, terres des bières traditionnelles qui ont survécu à la vague coloniale des bières industrielles.