Les premiers greniers et les débuts de la brasserie en Mésopotamie.
Les sites néolithiques des régions sèches du globe se caractérisent par des structures de stockage des grains. Le Proche-Orient, l'Asie centrale, l'Afrique du Nord et du Sahel, la cordillère andine, le nord du Mexique offrent de multiples exemples de jarres enfouies, cavités enduites utilisées pour conserver les grains, structures surélevées en adobe ou terre battue servant de greniers. Un stockage alimentaire daté de 11.000 av. n. ère, c'est-à-dire antérieur à la domestication des céréales, a été découvert dans la vallée du Jourdain[1].
Les zones tropicales humides n'offrent pas de telles structures: les tubercules sont hydratés, contrairement aux caryopses des graminées. Ils sont collectés toute l'année et se conservent mieux enfouis dans le sol que déracinés et vite putrescibles. Les stocks d'amidon sont dans la terre des abattis, zones débroussaillées de brûlis fertilisées pour l'horticulture, pas dans les villages enfermés dans des jarres ou des silos.
Les explications qui suivent s'appliquent donc aux céréaliculteurs, groupes humains soumis aux contraintes de la moisson annuelle ou semi-annuelle (riz, mil) qu'il faut pouvoir stocker. Ces foyers culturels coïncident avec les bassins alluvionnaires de grands fleuves et les céréales domestiquées de la région : Tigre et Euphrate, Nil et Niger, Indus, Gange et Brahmapoutre, Huang-He et Yangze, Mekong, Mississipi-Missouri, etc. Les séquences protohistoriques qui suivent ne s’appliquent donc qu’aux civilisations que ces bassins de fertilité ont nourries et abreuvées.
D'autres modèles sont nécessaires pour expliquer l'histoire de la brasserie parmi les peuples et les civilisations fondés sur l'horticulture des plantes amylacées (manioc, ignames, patates douces, taro, etc.). Cette histoire est aussi riche et ancienne que celle des céréaliculteurs. La bière occupe aussi une place centrale parmi les peuples horticulteurs de la planète qui vivent dans les régions tropicales, une très large bande de part et d'autre de l'équateur (Amazonie, Guyanes, Amérique centrale, Afrique tropicale, Asie des moussons, Indonésie, etc.).
Les premiers surplus de grains dans les villages de Oueili et Samarra.
La culture d’Obeid doit son nom au site sud-mésopotamien de Tell el Obeid près d’Ur et se caractérise par une architecture tripartite (pièces disposées sur trois travées parallèles) et une céramique peinte à décors noirs sur pâte beige. Son expansion touche une grande partie du Proche-Orient, impliquant de profonds changements. La période d’Obeid doit son nom à la culture villageoise éponyme et s’étend du milieu du VIIe millénaire à la fin du Ve millénaire av. J.-C. Elle est subdivisée en six phases. Seules les phases 3 et 4 sont présentes en Mésopotamie du Nord :
- Obeid 0 (6400-6000 av. J.-C)
- Obeid 1 (6000-5600)
- Obeid 2 (5600-5300)
- Obeid 3 (5300-4800)
- Obeid 4 (4800-4400)
- Obeid 5 (4400-4000)
Source : OBEID, techniques de conservation
La très longue période d'Obeid débute vers 6500 sur les bords du golfe persique. Les villages néolithiques forment des structures sociales égalitaires. On gère en commun, on se rassemble dans des bâtiments collectifs. L’habitat du 7ème millénaire, relativement uniforme, reflète l'égalité des conditions d'existence. Les tombes, le mobilier domestique et l'habitat ne manifestent aucune différenciation matérielle ou ornementale. Au sein de communautés réduites et parmi des populations éparses, personne n'accapare les outils, la terre et l'eau. Les territoires inoccupés absorbent sans entrave ni conflit la très lente croissance démographique.
Le village d'Oueili, parmi des centaines de hameaux encore enfouis sous les limons du Tigre et de l'Euphrate, rapporte les modestes débuts des communautés d'agriculteurs de la région, parmi les plus anciennes du monde avec les communautés du Hebei en Chine. Elles exploitent ce sud irakien humide mais hospitalier, à une époque où le delta ne s'est pas encore mué en vastes marécages. Porteurs des mêmes acquis techniques que la culture contemporaine de Samarra (6200-5700) qui s'épanouit en Mésopotamie centrale, les groupes obeidiens édifient en briques moulées leurs maisons collectives. L'une d'elle est structurée en salles et occupe plus de 240 m2.
Un second bâtiment repose sur un quadrillage de briques dont chaque carré vide mesure 60 cm de côté. Au-dessus de cette grille sanitaire maçonnée sont étendues des nattes de roseaux. C'est une réserve de grains que sa structure protège de l'humidité[2].
Ces larges silos primitifs (80 m2) soulèvent la question de l'origine des premières agglomérations. Une unité de mesure standardisée, l'emploi de briques moulées, une structure fonctionnelle soigneusement conçue et bâtie au centre du site : autant d'indices d'une volonté de rationaliser l'habitat collectif par des plans architecturaux. La spécialisation de bâtiments modulaires centralise la gestion des grains. Dès la fin du 7ème millénaire, des communautés d'agriculteurs se réunissent autour de leurs greniers collectifs. Ils conservent l'orge et le blé, élèvent porcs et bovidés, connaissent le lin et le palmier-dattier dans le Sud. Le mouvement est lancé. Brassent-ils de la bière ? Pas encore semble-t-il.
Entre 5900 et 5300, la dynamique remonte le Tigre et l'Euphrate jusqu'à la bordure anatolienne. En témoigne le tell Kurdu fouillé dans la vallée de l'Amuq. Calculi, cachets, "étiquettes" de stockage et divers scellements d'argile retrouvés dans un bâtiment central suggère sa fonction administrative et une gestion collective des ressources. La découverte d'une multitude de grains carbonisés indique l'importance de la culture des céréales. Les premiers essais d'agriculture irriguée ont déjà vu le jour à Tell es-Sawwan et surtout Tchoga Mami, dans les contreforts du Zagros (Iran). Blé-emmer, orge à 6 rangs, engrain, blé tendre et lin composent les cultures de base. Des traces de canaux larges de 2 à 10 m entourent ce village. L'irrigation augmente les rendements. Certaines constructions de Tchoga Mami, avec leurs plans de fondation en grille, sont des greniers plus petits que les maisons. Mais ces réserves de grains campent au centre du village, symbole concret de la communauté. Les grandes maisons collectives, interprétées trop vite comme des "temples", abritent et objectivent une grande part de la vie sociale.
Ces deux évolutions, l'une technique (le grenier), l'autre sociale (la maison collective), sont des marqueurs essentiels pour la protohistoire de la brasserie. Sans la capacité technique d'accumuler des grains pour dépasser la stricte survie alimentaire, la brasserie n'avait aucune chance d'émerger comme activité permanente. Sans une nouvelle organisation sociale capable de gérer ces surplus, sans le système de pensée qui invente et fixe des pratiques sociales, boire une boisson fermentée n'aurait tout simplement pas sa place parmi les hommes, alors même que les moyens matériels de sa fabrication seraient réunis. Au sein des premières communautés agraires, la constitution des réserves de grains, leur affectation au brassage, la confection de la bière et le boire ensemble sont soumis aux décisions économiques collectives, aux moyens techniques, aux mécanismes sociaux et rituels de consommation. Rien de spontané ni d'accidentel. Jamais une goutte de bière ne fut bue sans être socialement "alambiquée".
Le Proche-Orient et la période d'Obeid (6500-3750 av. n. ère).
Les périodes d'Obeid et Uruk , entre le 6ème millénaire et la fin du 4ème sont décisives pour la naissance de la brasserie au Proche-Orient. Des évolutions sociales majeures préparent l'adoption de la boisson fermentée. Des organisations plus complexes et des comportements collectifs nouveaux se superposent aux expériences héritées des petites entités villageoises de producteurs autarciques.
Des communautés élargies se réunissent autour de grandes maisons collectives à vocations économique et religieuse. Ces architectures et les moyens techniques qui les accompagnent, notamment une poterie de grande taille, suppose une gestion sinon centralisée, du moins collective des stocks de grains. En parallèle, ces groupes sociaux élargis suscitent des rassemblements périodiques ou permanents de communautés proto-urbaines. L'émergence de la bière semble être liée dans cette région du monde à cette double dynamique. L'une concentre les réserves de grains et génère des surplus d'amidon, sans qu'on puisse dire à cette époque reculée qui les contrôle, comment et pourquoi. L'autre crée un besoin social de partage au cours de cérémonies ou de fêtes pendant lesquelles on partage nourriture et boissons fermentées.
Le plus ancien témoin direct de l'existence de la bière représente deux figurines autour d'une cuve. Gravée sur un petit cachet daté d'environ -3800 trouvé à Gawra (près de Mossoul, Nord Irak), cette scène de boisson collective représente déjà un stade avancé d'intégration de la bière dans les rituels sociaux[3].
Cette empreinte de sceau est accompagnée d'autres scènes de danse, offrandes et de postures érotiques qui ne laissent aucun doute sur le caractère social et jubilatoire des célébrations[4].
Quelques siècles plus tard, les premières tablettes archaïques renvoient vers 3100 l’image d’une brasserie devenue activité économique complète. Les indices se multiplient : matières premières diversifiées (orge, blé, édulcorants à base de miel ou dattes), procédés sophistiqués pour préparer l'amidon, spécialisation avancée des tâches (malteurs, préparation de galettes et pains à bière, bouilleurs, brasseuses et brasseurs), vocabulaire technique spécialisé, différentes sortes de bières.
La présence de la bière à tous les niveaux de la vie sociale et religieuse semble issue d'une accélération de l'histoire du Proche-Orient ancien. Quelles évolutions majeures précèdent et expliquent cette maturité de la brasserie ?
[1] Kujita & Finlaysonb 2008, Evidence for food storage and pre-domestication in Jordan Valley 11.000 BC - PNAS
[2] Forest J. D. 1996, OUEILI Travaux de 1987 à 1989 (Ed. Jean-Louis Huot) ERC. Oueili et les Origines de l'architecture obeidienne. Et Eléments de chronologie sur le site obeidien d'Oueli.
[3] Rothman Mitchell S. 2002, Tepe Gawra : The Evolution of a Small, Prehistoric Center in Norhern Iraq, University of Pennsylvania, University Museum Monograph 112. Seal n° 1843 plate 49 and level XI/XA p. 37, relative chronology of Tepa Gawra Table 3.3 pp. 56-57, Increasing social complexity pp. 143-148.
[4] Tobler Arthur J. 1950, Excavations at Tepe Gawra vol. II, University of Pennsylvania Press, Philadelphia. Pp. 183-184, pl. CLXII dans l'ordre cachets n° 91, 82, 92 et 86.