L'empire romain : le vin éclipse-t-il vraiment la bière ?

 

Il y a peu à dire des Romains et de la brasserie tant la culture romaine est étrangère dès son origine à la bière. La première expansion de ces buveurs de vin a lieu vers le nord à la fin du 3ème siècle av. n. ère. Les Romains franchissent le Po et conquièrent deux peuples brasseurs : les Liguriens et les Gaulois cisalpins. Strabon (-58~+25) dit du peuple des Ligures qu'ils élèvent le mouton, boivent du lait et une boisson d'orge (bière) et qu'ils échangent des peaux, des troupeaux, du bois et du miel contre de l'huile d'olive et du vin vendus par leurs voisins méridionaux, les Romains. Ce premier acte de l'expansion romain résume tous les suivants quant à la relation des deux boissons fermentées.

Il n'y a pas trace de bière chez les romains, sauf peut-être parmi des esclaves d'origine étrangère au monde romain. La tradition littéraire romaine reprend peu ou prou l'attitude des Grecs. Le vin est la boisson de l'élite urbaine cultivée, la bière celle des rustres et des peuples baptisés par eux "barbares".

L'expansion de l'empire romain ne cessera de mettre l'élite romaine en contact avec des peuples buveurs de bière, au Nord, à l'Ouest mais également en Asie mineure et en Egypte. Les premiers, Celtibères, Gaulois, Germains, Teutons, Brittons, Huns sont sans écriture. En revanche, les peuples orientaux sont porteurs de cultures lettrés anciennes et très avancées : Phrygiens, Lydiens, Mésopotamiens, Egyptiens, Lybiens, etc. D'où la perplexité des auteurs latins reconnaissant la haute culture des peuples orientaux buveurs de bière.

Presque tous les auteurs de culture latine développeront le thème de la décadence (morale, politique ou historique) pour expliquer ce qui reste à leurs yeux un paradoxe. Comment les plus anciennes civilisations du monde méditerranéen ont-elles pu se construire et se satisfaire avec la bière ? Le mythème de Dionysos, dieu de la vigne et du vin, visitant tout à tour les peuples barbares pour leur faire don de la haute culture du vin, fut une réponse grecque à ce paradoxe historique. Cette fiction d'origine grecque a été reprise et rationalisée, d'un point de vue politique et moral, par les auteurs latins.

Peuples européens du nord sans écriture donc. La littérature romaine nous sert à vérifier la réalité de ces cultures brassicoles. Elle donne un peu de chair aux témoignages archéologiques un peu secs qui désormais s'accumulent et font remonter l'origine de la brasserie en Europe bien avant les Celtes, les Germains et les Gaulois.

Les auteurs romains nous livrent des noms vernaculaires de bière. Certains sont romanisés comme la cervesia de la Gaule. Isidore de Séville (560~636) en donne une étymologie folklorique tardive (Cerès + Vis = Force du Grain) qui sera ensuite répétée à l'envie jusqu'à nos jours. Il est plus probable que cervesia (cervisia) dérive d'une racine celtique (gaëlique cwrw ou cwrf) latinisée par les auteurs romains. Il serait aberrant que des peuples celtiques ou apparentés, détenteurs de traditions brassicoles plus anciennes que les Romains, aient du inventer avec la langue latine un mot pour désigner la bière, terme dont leurs propres langues n'auraient pas disposé. 

Il faut manipuler les sources latines avec beaucoup de précautions pour deux raisons majeures. Elles sont écrites par une élite romaine hostile à la bière. La bière y est sommairement décrites par des auteurs qui ignorent tout des techniques de brasserie. Leurs écrits sont truffés de préjugés et d'erreurs techniques. Leurs étymologies sont fantaisistes. Leurs observations sont plus que sommaires.

Il faut abandonner définitivement l'idée d'une transmission de la brasserie du Proche-Orient vers l'Europe par l'entremise des Romains, voire même des Grecs. Idée absurde qui ferait de peuples viticulteurs les véhicules d'une tradition technique et culturelle étrangère et rejettée par eux. De l'Espagne à l'Europe centrale et septentrionale, les peuples européens brassaient la bière plusieurs millénaires avant la fondation de Rome ou d'Athènes (Europe campaniforme).

Etude des tablettes de Vindolanda
(Beer-Studies)Tablette 291 Vindolanda

 

 

Un dossier mérite une grande attention. Les tablettes découvertes dans le fort militaire (castrum) de Vindolanda, près du mur d'Hadrien en Grande-Bretagne, ont une grande valeur historique. La construction du fort débute l'année 122. Il abrite les légionnaires de la 9ème cohorte. Une douzaine de tablettes, sur un corpus de 752 découvertes à ce jour, documentent des questions de brassage à l'époque de l'occupation romaine. Les légionnaires sont Bataves (actuels Pays-Bas) ou Brittons (îles britanniques), origine qui explique le soin que le préfet Flavius Cerialis prend à garantir leur approvisionnement en bière.

 

 

 

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02/05/2012  Christian Berger