LES ETUDES INDIENNES RECENTES SUR LES ANCIENNES BOISSONS FERMENTEES.

 

En 1987, Madhavi Bhaskar Kolhatkar publie un article « The method of preparing surā according to the Vedic texts », suivi en 1999 du livre « Surā. The Liquor and the Vedic Sacrifice ». Elle met en évidence l’utilisation de la bière-surā comme boisson d’offrande pendant la période védique (1500-500 av. n. ère). La bière sura sert d’offrande dans les sacrifices védiques sautrāmanī conduits par des kṣatriyas et non par des brāhamanas, sur fond de compétition pour la suprématie entre ces deux classes sociales ou castes[1]. La bière sura intervient également lors du rituel d’intronisation des rois, le rājasūya.

La boisson-surā est sans conteste possible une bière, une boisson fermentée à base de céréales (millet, orge, riz) brassée avec des ferments amylolytiques et/ou de l’orge maltée. Sa préparation pour les rituels suit un processus relativement sophistiqué décrit par les textes védiques. Il nous permet de comprendre l’essentiel des techniques de brassage qui sous-tendent la confection de cette bière consommée lors des rituels, mais surtout lors des évènements importants de la vie sociale.

L’origine de la bière-surā ne se trouve pas dans les rituels qui ont l’adopté comme boisson d’offrande et ont ritualisé sa préparation. La bière-sura est d’abord la boisson préférée des guerriers, une boisson festive et une bière ordinaire pour l’ensemble de la population, à l’exclusion des brahmanes. Elle est mentionnée, positivement ou négativement, par l’ensemble de la littérature védique jusqu’au début de notre ère. La bière-sura est la principale boisson fermentée dans l’Inde gangétique entre 1500 et 500 av. n. ère, à côté de l’hydromel (madhu) et des vins à base de fruits ou de sève de palmier.

Avec l’émergence vers -500 de puissants royaumes dans le Nord de l’Inde, de nouvelles dénominations pour désigner la bière apparaissent dans les textes. La bière-sura ne disparaît pas. Son nom reste associé aux textes sanscrits, son usage réservé aux rituels. A côté de la bière-surā, d’autres types de bières d’usage « profane » sont mentionnées dans les textes. Les textes bouddhistes citent 3 boissons enivrantes : la bière-surā, le meraya (vin de canne à sucre) et l’hydromel (majja en pali = madhu en Sanskrit). Avec le traité de l’Arthashastra, la liste s’allonge (Liste et composition des bières indiennes anciennes) :

MEDAKA Bière de riz
PRASANNA Bière de farine d’origines diverses
SVETASURA Bière de riz ? litt. « blanche sura »
ASAVA Vin de palme
ARISTA Vin de divers fruits
MAIREYA Vin de canne à sucre
MADHU Vin de raisin

 

 

LE CONTEXTE HISTORIQUE ET POLITIQUE.
India Mahajanapadas (c. 500_BCE)

 

Entre 600 et 345 BC, 16 puissants royaumes, les Mahajanapadas, dominent le nord de l’Inde. En -345, les royaumes orientaux sont intégrés dans l’empire Nanda. L'un de ces royaumes, le Kosala (une partie du Népal actuel), a vu naître à cette époque Siddhārtha Gautama, le Bouddha historique.

Cette première structure politique impériale en Inde sert elle-même de fondation pour l’empire des Maurya (322-185 BC). Vers 250 BC, l’empire des Maurya atteint son expansion territoriale maximale. Son organisation devient un modèle de centralisation politique et de contrôle économique.

India, Maurya Empire minimal_territorial_extant_c.250_BCE

 

L''empire des Mauryas est divisé en quatre provinces : Tosali à l’Est, Ujjain à l’Ouest, Suvarnagiri au Sud, et Taxila au Nord, avec Pataliputra pour capitale impériale. L’Arthasastra décrit dans ses moindres détails une administration impériale gouvernant un très vaste territoire. Elle doit assurer la sécurité de l’empire (armée, quadrillage du territoire du plus petit village jusqu’au grandes citées, espionnage) et collecter les ressources matérielles grâce à un système de taxes et une politique qui encourage le commerce avec les pays voisins[2].

Son chapitre 25 (Livre II) est dédié à la gestion des boissons fermentées. Ce document exceptionnel énumère les boissons fermentées confectionnées dans les diverses régions de l’empire, détaille leur recette, la proportion de leurs ingrédients, et nous informe de leurs utilisations comme boisson fermentée ou boisson médicinale.

 

LES RATIOS POUR BRASSER LA BIERE DANS L'EMPIRE DES MAURYAS.
Le texte de l'Arthashastra édité en 1915 par R. Shamasastry a été révisé et étudié en 1972 par Kangle avec les 2 versions connues. Ces auteurs ne citent pas la bière (terme technique adéquat pour qualifier MEDAKA, PRASANNA SVETASURĀ). Ils utilisent une terminologie vague (liqueur, alcool, spiritueux, vins) et trompeuse. Elle a conduit certains à croire qu’on distillait de l’alcool en Inde il y a 4000 ans! 

 

Nous pouvons calculer un ratio de brassage pour la bière de riz-medaka. Le texte nous donne le volume d’eau et le poids des matières premières (M.P.). La technique de brassage avec des ferments à bière implique d'additionner la masse des grains cuits employés et la masse des galettes de ferment kinva constituées pour l'essentiel d'amidon. Nous renvoyons à la page Liste et composition des bières sous l'empire des Mauryas pour le texte de l’Arthashastra dédié à la gestion des boissons fermentées.

La bière-medaka = 13,2 kg ou litres d’eau + 3,3 kg de riz + 0,825 kg de ferment.

Le ferment kinva est composé de matière amylacée (farine de haricot, qu’on supposera ici être aussi du riz. 4,1 kg de M.P., soit 4.5 l (riz = 0,9 g/cm3). Donc un ratio vol. M.P./eau de 1/3,5 qui entre dans la fourchette des bières traditionnelles de densité ordinaire. La bière est déjà brassée à cette époque ancienne selon des proportions précises d’ingrédients.

La bière-prasanná = 39,6 kg de farine (pishta) + 4,125 kg de ferment + épices.

Soit 43,7 kg de M.P. Le volume d’eau n’étant pas donné, un ratio volumique n’est pas calculable. La proportion du ferment-kinva est 2 fois plus faible, rapporté au poids de farine, que pour la bière de riz-medaka.

L’Arthashastra ou les textes brahmaniques contemporains ne fournissent que des indices indirects sur une corrlalation entre ratios de brassage, autrement dit la densité des bières, et les statuts sociaux de ceux qui boivent ces boissons  fermentées. On suppose que cette correspondance existe à l’exemple des grilles sociales et des ratios de brassage en Mésopotamie ou en Egypte au second millénaire av. n .ère.

L’Arthashastra mentionne trois qualités différentes non pas de bière medaka ou prasanná mais d’ásava, un vin à base de sucre de canne et de miel additionné de fruit acidulé (Limonia acidissima) :

  •  100 palas (≈5,1 kg) de kapittha (Feronia Elephantum = Limonia acidissima), 500 palas (≈25,5 kg) de phánita (sucre) et 1 prastha ((≈825 g) de miel (madhu) forment l’ásava.
  • En augmentant d’1/4 les ingrédients ci-dessus, une catégorie supérieure d’ásava est fabriquée ; et si les mêmes ingrédients sont diminués d’1/4 chacun, cela devient une qualité inférieure. (Liste et composition des bières sous l'empire des Mauryas)

Si trois qualités de d'ásava sont mentionnées par l'Arthashastra, pourquoi le même texte si précis quant aux recettes pour confectionner les boissons fermentées de son éqoque ne dit rien d'éventuels ratios de brassages des 3 sortes de bière ?

La visite de l'empereur Ashoka (r. 268-232) au stupa Ramagrama (Sanchi Stupa 1, porte sud).

Là encore, aucune correspondance entre ces trois qualités d’ásava et ceux qui les boivent. On attend qu’au sein d’une société indienne très hiérarchisée, comme celle des Maurya, la qualité d’une boisson fermentée ou la densité d’une bière servent de marqueurs sociaux. L’Arthasastra expose la hiérarchie très stricte et développée qui doit par exemple gouverner une armée. Le texte décrit également l’organisation d’une forteresse ou d’un camp, divisés en quartiers ayant chacun une fonction dévolue à une classe sociale définie. Les artisans (dans la classe des Vaishya) comptent parmi eux des brasseurs (Surākāra). Par ailleurs, les données historiques et les sources grecques confirment que les armées des Mauryas étaient nombreuses, spécialisées et disciplinées, ce qui ne va pas sans une organisation hiérarchique très stricte. Nous savons par ailleurs que les boissons alcooliques, la bière-sura notamment, étaient les boissons distinctives des combattants, les Kshatriya.

L’Arthashastra consacre plusieurs paragraphes au détail minutieux des épices et aromates entrant dans la composition des boissons fermentées, y compris celle des bières medaka, prasanná et sura (Liste et composition des bieres sous l'empire des Mauryas). Ces plantes aromatiques, plus ou moins rares ou luxueuses, ont peut-être servi en Inde de discriminant social, rôle qualitatif joué par la force des boissons fermentées, et tout spécialement la bière en Egypte et en Mésopotamie. Il existe une explication technique à ce phénomène.

La méthode de brassage avec des ferments amylolytiques n’implique pas une phase liquide (le moût sucré) comme avec la méthode par maltage des céréales. L’amidon qui fermente avec ces ferment reste une masse semi-liquide qu’on dilue avec de l’eau seulement à la fin du processus, au moment de boire. Le brasseur indien ne peut pas faire varier la densité initiale de la bière en lui consacrant plus ou moins de grains. Il ne peut que prolonger la fermentation alcoolique pour obtenir une bière plus ou moins forte. Ceci explique que dans les pays asiatiques le volume initial de grains rapporté au volume final de bière ne joue pas un rôle fondamental comme en Egypte, en Mésopotamie et plus tard en Europe occidentale. La détermination de la densité ou force en alcool de la bière se joue au moment de la boire (on dilue plus ou moions la masse fermentée), pas au début du brassage. La comparaison de ces deux schémas de brassage illuste cette différence technique fondamentale (schéma du maltage vs schéma du ferment amylolytique).

Paradoxalement, compte tenu du titre de cette page, les ratios de brassage de la bière n'ont peut-être pas été mis en œuvre en Inde en calculant approximativement un volume de grains/volume final de bière. Sous réserve de nouvelles études, seule la qualité des ingrédients et des aromates aurait servi dans l'Inde ancienne à distinguer des catégories de boissons fermentées en accord avec la classe sociale de leurs bénéficiaires.

 

BIBLIOGRAPHIE :

Houben Jan E.M. Vedic ritual as medium in ancient and pre-colonial South Asia: its expansion and survival between orality and writing. Veda-Vedāṅga et Avesta entre oralité et écriture. 2010, Bucarest, Romania. pp.147-183. halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00673190

Kangle R. P. (1972), The Kauțilīya Arthaśāstra, Part I (Text sources), Part II (English Translation with Critical and Explanatory Notes), Part III (Study), Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, Delhi.

Kolhatkar, Madhavi Bhaskar (1999), Surā. The Liquor and the Vedic Sacrifice, Reconstructing Indian History and Culture no. 18, D. K. Printworld (P) Ltd.

Kolhatkar, Madhavi Bhaskar (1987), The method of preparing surā according to the Vedic texts, Bulletin of the Deccan College Postgraduate and Research Institute 46, 41-45. jstor.org/stable/42930178

Malamoud Charles, Le soma et sa contrepartie. Remarques sur les stupéfiants et les spiritueux dans les rites de l’Inde ancienne, in Le Ferment Divin, Dominique Fournier et Salvatore D’Onofrio (dir.), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991, 13-33. books.openedition.org/editionsmsh/2400

Weber Albrecht, Zur Kenntnis des Vedischen Opferritual, Indische Studien Zehnter Band (10), 1868. books.google.de/books?id=13Yr9YlvrhMC&printsec ...

 Witzel Michael, Aryan and non-Aryan Names in Vedic India: Data for the linguistic situation, c. 1900-500 B.C. In J. Bronkhorst and M. Deshpande (eds.), Aryans and Non-Aryans, Evidence, Interpretation and Ideology, 337-404. Cambridge: Harvard University Press 1999. www.people.fas.harvard.edu/~witzel/Lingsit.pdf

 

Notes


[1] La nature de ces « castes » est une question trop complexe pour être effleurée ici.

[2] L’Arthasastra, traité de bonne gouvernance d’un vaste royaume, coïncide-t-il avec ce que l’on sait de la réalité historique de l’empire des Maurya ? Dans les grandes lignes, mais les détails sont impossibles à vérifier. Discussion par Kangle R. P. 1972, The Kauțilīya Arthaśāstra, Part II (English Translation with Critical and Explanatory Notes).

06/02/2021  Christian Berger