Les schémas techniques de brassage de la bière surā.
Les textes védiques offrent des explications assez détaillées sur les méthodes de brassage de la bière surā, les ingrédients et les ustensiles employés. Nous pouvons en déduire des schémas techniques généraux. Il faut garder à l’esprit qu’ils sont mis en œuvre dans le contexte fortement ritualisé des sacrifices. Ces explications et ces commentaires ont été écrits pour garantir la bonne conduite et le succès des rituels. Ces derniers prescrivent des gestes techniques à la fois complexes et très précis.
Cette précision permet de restituer des schémas de brassage vieux de 3000 ans, mais également de prouver une fois pour toute que la boisson-surā est techniquement une bière. L’expression bière-surā est justifiée par les textes védiques eux-mêmes. La surā des époques védiques n'est ni un vin, ni une liqueur (terme générique flou), ni un alcool distillé !
Ces textes ont été étudiés et publiés dès les années 1850 par d’éminents indianistes européens sans que jamais le terme « bière » ne soit écrit[1]. Pour quelles raisons ? Nous en voyons deux principales. Lier la très prestigieuse civilisation védique à une boisson aussi « populaire » que la bière ne convenait pas. Et accorder à la bière – comprise comme une boisson occidentale – une géographie s’étendant jusqu’à l’Inde n’était pas concevable à cette époque. Ces deux motifs sont encore actuels parmi les historiens. La définition historique de la bière reste prisonnière d’une myopie occidentale. La bière serait la boisson fermentée que l’industrie brassicole occidentale appelle « bière » (une boisson à base d’orge, d’eau et de houblon). Cette définition tautologique est intenable pour une histoire globale de la bière dont les frontières géographiques et chronologiques débordent très largement l’Europe occidentale. Voir définition technique générale de la bière.
Il faut en passer par les schémas techniques de brassage pour démontrer que d’autres cultures, d’autres peuples, d’autres civilisations ont su brasser des boissons fermentées qui sont techniquement des bières sans ressembler à la bière occidentale des temps modernes. Cette compréhension générale passe par une définition technique de la bière. Bière = boisson à base d’amidon saccharifié puis fermenté. La bière surā est conforme à cette définition technique de la bière. C’est une boisson fermentée à base de riz (cru ou malté), d’orge (cru ou malté) et de millet.
Nous entendons par schéma de brassage un ensemble d'opérations techniques, d'ingrédients et de quantités décrits de manière suffisamment détaillée pour qu'on puisse de nos jours reproduire cette recette ou ce procédé. C'est le cas des deux schémas ci-dessous avec une réserve : la confection des ferments amylolytiques nagnahu n'est pas décrite. La liste des plantes entrant dans leur préparation n'est pas donnée. Ces plantes apportent soit les complexes enzymatiques soit les moisissures capables de saccharifier l'amidon, accessoirement de provoquer la fermentation alcoolique.
Le premier schéma de brassage de la bière-surā est tiré du Baudhāyana Śrauta Sūtra, texte décrivant le rituel Caraka Sautrāmaṇī. Ce document est daté de c. 800 av. n. ère[2].
Le second schéma de brassage de la bière-surā est tiré de l'Āpastamba Śrauta Sūtra, texte qui décrit le rituel Kaukilī Sautrāmaṇī d’offrandes au feu (Śrauta). Ce document est daté de c. 500-300 av. n. ère.
Le brassage de la bière surā décrit par ces textes védiques ne se confond pas avec des recettes pour brasser la bière surā ordinaire, celle que boivent les guerriers (Kshatriyas), les artisans (Vaishyas) ou les agriculteurs (Shudras). Mais nous savons que les sacrificateurs, responsables ou commanditaires des rituels s’appuyaient sur des techniciens et des vendeurs pour se procurer les ingrédients de brassage : les grains crus, le malt, les ferments à bière. Le savoir-faire technique pour brasser la bière était entre les mains de spécialistes de la bière, brasseurs de métier (surākāra), vendeurs de bière ou taverniers. Le savoir-faire des brahmanes qui conduisent les rituels concernait la mémorisation et la récitation correctes des mantras, ainsi que la connaissance religieuse approfondie des rituels et leurs raisons d’être. Les techniques de brassage appartiennent au monde « profane » et non l’inverse. Ces techniques de brassage comme d’autres techniques connexes du domaine alimentaire (poterie, fabrication d’ustensiles, traitement des végétaux, etc.) ont été fortement ritualisées par les brahmanes, mais leur mise en œuvre technique recourt au brassage normal et généralisé des bières en Inde à cette époque.
Comment parvient-on à dégager un schéma de brassage à partir d’un texte décrivant le déroulement codifié d’un rituel védique ? En débarrassant le texte de toutes ses prescriptions à valeur symbolique pour ne retenir que les informations techniques pertinentes pour la confection d'une boisson fermentée. Quel que soit le contexte du brassage, les contraintes biologiques et biochimiques sont identiques, aujourd’hui comme il y a 3000 ans.
Ces deux schémas de brassage sont les plus anciens connus à ce jour, il faut le souligner, à l’exception d’un schéma de brassage mésopotamien qu’on peut reconstituer avec le texte de l’Hymne à Ninkasi datant de c. -1800[3]. Les schémas de brassage égyptiens restent encore très hypothétiques, basés sur des fresques de mastabas, représentations visuelles presque dépourvues d'informations techniques textuelles[4]. Les ratios de brassage égyptiens (pefsu = vol. grains/vol. bière) du Moyen Empire (2065-1735 av. n. ère) sont des formules arithmétiques générales ne donnant aucun détail technique sur la manière de brasser la bière. Les techniques chinoises de brassage sont documentées par des textes plus récents (Ch'i min yao shu, c. 500). Les documents décrivant des schémas de brassage européens sont également plus récents (époque carolingienne 8-9ème siècle). Les informations techniques relatives au brassage de la bière en Afrique (ancienne Egypte exceptée) ou en Amérique sont encore plus récentes.
Le principal enseignement de ces anciens schémas de brassage indiens réside dans la dualité des techniques de saccharification de l’amidon : ils utilisent à la fois le maltage du riz paddy (tokman) ou de l’orge (śaṣpa) et des ferments amylolytiques (nagnahu).
Le Baudhāyana Śrauta Sūtra (BŚS 17.31) éclaire la nature de ces ingrédients de brassage. « tokmāṇi ca » désigne le riz (paddy) germé, « śaṣpāṇi ca » l’orge germée, nagnahuṃ cūrṇakṛtaṃ désigne le nagnahu réduit en poudre, un ingrédient sec et friable. Le texte désigne aussi ce nagnahu avec le terme pādakiṇvā. C’est la plus ancienne mention du ferment à bière kiṇvā (BŚS 26.22 v. 303-304, daté entre -800 et -600) dont la confection est décrite plus tard dans l’Arthashastra vers -300. Dans les deux cas, le haricot urad (māṣāḥ) sert de base amylacée pour le kiṇvā. L’Arthashastra énumère en plus des herbes, sans préciser lesquelles, entrant dans la confection du kiṇvā. Le BŚS identifie le kiṇvā avec le nagnahu mais également le riz germé et l‘orge germée :
« La surā pour le Sautrāmaṇī [sacrifice] est un quart de kiṇva (pādakiṇvā) ou un cinquième. Śaṣpa et tokman, śaṣpa est d'orge, tokman est de riz, nagnahu est de lentilles urad (māṣāḥ). Ensuite, le kārotara doit être de bois ou de bambou fendu (vaidala) ou d'argile (mṛdmaya), et recouvert de peau (carman) de tous côtés. » [5].
On aurait donc selon ce texte d’un côté les agents pour transformer l’amidon en sucres (nagnahu + riz germé + orge germée) comptant tous les trois pour 1/5 ou 1/4 du volume (ou du poids) des matières premières pour brasser la bière surā, de l’autre le riz cuit (vrīhī) apportant la masse principale d’amidon, par déduction 4/5 ou 3/4 du volume initial des ingrédients pour brasser la bière surā (voir schéma de brassage n° 1).
La culture de l’orge et du blé a diffusé vers l’Est depuis l’Asie occidentale (Croissant Fertile, Iran, Afghanistan). Elle est adoptée dans la vallée de l’Indus entre 3000 et 2500 av. n. ère, et dans le nord de l’Inde entre 2500 et 1500 av. n. ère. La domestication du riz indien (Oryza sativa subsp. indica) avec sédentarisation des populations suit au contraire une route Est (Assam) => Ouest le long de la vallée du Gange et débute entre -1850 et -1500. Les millets sont des cultures indiennes autochtones (petit millet indien (Panicum sumatrense), sétaire glauque (Setaria pumila), Brachiaria (Brachiaria ramosa ) et pied-de-coq (Echinochloa frumentacea))[6].
Diffusion des céréales en Inde. L'orge et le blé viennent de l'ouest et sont adoptés dans la vallée de l'Indus vers 2500 BC. Le riz indica (culture en rizière) vient de l'est par l'Assam vers 3000 BC et se propage le long de la vallée du Gange vers -2000 BC. | |
Diffusion du blé et de l'orge depuis l'Asie occidentale vers le sous-continent indien (Stevens & al. 2016 fig. 2.) | |
Culture du riz et langues affiliées vers ca. 3000 BC, AA Austroasiatic, AN Austronesian, P.Drav. Proto-Dravidian, ST Sino-Tibetan. (Fuller D. 2011, Pathways to Asian Civilizations: Tracing the Origins and Spread of Rice and Rice Cultures)[7] | Culture du riz et langues affiliées vers for ca. 2000 BC, AA Austroasiatic, AN Austronesian, P.Drav. Proto-Dravidian, ST Sino-Tibetan. (Fuller D. 2011, Pathways to Asian Civilizations: Tracing the Origins and Spread of Rice and Rice Cultures) |
Les anciens schémas de brassage indiens reflètent ces deux diffusions en sens contraire de l’orge et du riz. A l’époque de la rédaction des textes (-800 à -500), la culture de l’orge et celle du riz se sont répandues dans tout le nord de l’Inde depuis déjà 1 à 2 millénaires. La technique du maltage est portée par les céréales comme l’orge, le blé ou le millet. Celle des ferments amylolytiques est attachée à la culture du riz à une époque plus récente. Or les schémas de brassage procèdent au maltage du riz paddy. Cette technique porte la trace d’une époque plus ancienne où le maltage de l’orge a inspiré celui du riz paddy dans la vallée du Gange.
Plus étrange, l’emploi de ferments amylolytiques devrait dispenser du maltage, et vice versa pour le maltage par rapport aux ferments. Ils assurent tous les deux une même fonction : la bonne saccharification de l’amidon. Or les schémas de brassage utilisent conjointement maltage et ferments à bière. Il semble que les rituels impliquant de brasser la bière surā aient fonctionné comme des conservatoires de techniques anciennes, toutes préservées et actualisées au cours des sacrifices, d’où la relative complexité des méthodes de brassage et leurs techniques apparemment redondantes.
On doit se demander si le brassage normal de la bière-surā suivait des méthodes aussi complexes. Le choix entre maltage et ferment à bière devait être plus définitif pour produire des bières surā de diverses sortes selon les diverses régions de l’Inde ancienne. Un texte postérieur et contemporain de l'empire Maurya (322-185 av. n. ère) énumère des bières courantes, fournit leur composition et ne parle plus que des ferments à bière (kinva). La technique du maltage, sans avoir disparue, semble être marginalisée (Liste et composition des bières de l'empire Maurya).
Brassage de bières traditionnelles de riz en Assam et Nagaland (N-E de l'Inde). Quelques ferments à bière et opérations de filtration de la masse fermentée pour obtenir la bière. D'après Das, Deka, Miyaji, 2012, Methodology of rice beer preparation and various plant materials used in starter culture preparation by some tribal communities of North-East India. A survey . www.ifrj.upm.edu.my/19%20(01)%202011/(14)IFRJ-2011-137%20Deka.pdf et Pegu R. et al. 2013, Apong, an alcoholic beverage of cultural significance of the Mising community of Northeast India . longdom.org/articles/apong-an-alcoholic-beverage-of-cultural-significance... |
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Diverses sortes de ferments à bière confectionnés dans le N-E de l'Inde. Les plantes entrant dans leur composition varient à l'infini. | Masse de riz fermenté (Zutho) au Nagaland en attente de dilution et filtration. Filtration de la masse fermentée avec un linge. | Filtration de la masse fermentée avec un filtre de bambou. Bière Zutho (Nagaland, N-E Inde) servie dans des coupes de bambou. |
[1] Par exemple Albrecht Weber a dès 1868 décrit le brassage de la boisson-surā pour le rituel Sautrâmaņi (Weber 1868, Indischen Studien 10, 349-351), sans toutefois la qualifier de « bière ». Pour des études récentes de la bière-surā, bien que le terme "bière" soit rarement employé : Prakash 1961, Food and Drinks In Ancient India. From Earliest Times To B.C. 1200 A.D. ; Malamoud 1991, Le soma et sa contrepartie. Remarques sur les stupéfiants et les spiritueux dans les rites de l’Inde ancienne; Kolhatkar 1999, Surā, the Liquor and the Vedic Sacrifice; Oort 2002, Surā in the Paippalāda Saṃhitā of the Atharvaveda; Roy 2015, Fermentation technology, in Bag 2015 History Of Technology in India vol. I, 437-447.
[2] La datation des textes védiques est une question complexe. Les indianistes proposent des chronologies relatives des textes établies sur leurs évolutions linguistiques, leurs références internes (tel texte mentionne tel autre texte supposé antérieur), et leurs rares références externes à des faits historiques datables pour les périodes les plus récentes. Les dates proposées pour le Baudhāyana Śrauta Sūtra et l’Āpastamba Śrauta Sūtra restent conjecturales. Ces deux textes appartiennent avec certitude à la tradition des Brahamanas (900-500 BC). Le second est sans doute plus tardif.
[3] L’Hymne à Ninkasi comporte de nombreuses obscurités, en particulier la nature et le rôle technique du BAPPIR. Il ne suffit pas de brasser avec du blé-amidonnier ou d’ajouter du sirop de dattes pour prétendre brasser une « bière mésopotamienne ».
[4] Le texte souvent cité et attribué à Zosime de Panopolis (3è-4è siècle) décrit le brassage de la bière zuthos, plus exactement le maltage des grains. C’est peut-être un apocryphe plus récent.
[5] Caland Willem, The Baudhayana Srauta Sutra belonging to the Taittirīya saṃhīta, ed. W. Caland, Bibliotheca Indica 163, Calcutta: Asiatic Society of Bengal, 1904-1924, New Delhi. Trad. Mc Hugh 2021, The Ancient Indian Alcoholic Drink Called Surā: Vedic Evidence, Journal of the American Oriental Society, Vol. 141, No. 1, 56.
[6] Stevens & al., Between China and South Asia: A Middle Asian corridor of crop dispersal and agricultural innovation in the Bronze Age, The Holocene 2016, Vol. 26(10) 1541–1555. pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27942165/
[7] La culture des variétés sauvages ou domestiquées de riz, sa protohistoire pour le sous-continent indien, les liens avec la domestication du riz dans le sud de la Chine, sont une problématique complexe. Dorian Fuller en a présenté une synthèse en 2011 (Pathways to Asian Civilizations: Tracing the Origins and Spread of Rice and Rice Cultures. www.researchgate.net/publication/257778513_...). Vers -3000, les variétés de riz sauvage Aus et Indica sont cueillies dans le nord et le sud de l'Inde (protodomestication). Vers -2000, le riz domestiqué Oryza sativa subsp. japonica arrive dans l'est de l'Inde, s'hybride avec indica, prélude à une riziculture irriguée dans la vallée du Gange.