Les bières traditionnelles dans le monde musulman médiéval
Tout le monde sait que l'Egypte ancienne et la Mésopotamie sont deux berceaux de la bière dans l'antiquité.
Ces traditions brassicoles millénaires auraient reculé devant la culture bachique importée par les Grecs d'Alexandre le Grand, puis les légions romaines et enfin l'expansion du christianisme. Elles auraient définitivement disparu avec l'islam qui a interdit la bière, le vin, l'hydromel et toutes les boissons fermentées connues au 7ème siècle. Pourtant, la poésie persanne nous dit que le vin était bu dans le califat de Bagdad et l'ensemble du Proche-Orient plusieurs siècles après l'instauration de l'islam.
Alors, sa cousine la bière existe-t-elle encore à Bagdad, à Damas ou au Caire au 10ème ou au 15ème siècle ?
Les documents écrits, l'iconographie et l'archéologie réservent des surprises. Celles-là moussent et pétillent !
En réalité, la bière a été fabriquée, vendue et consommée en toute légalité, surtout en Égypte, depuis le Haut Moyen Âge jusqu'à nos jours. Elle a bénéficié d'une grande popularité. L'histoire de la bière dans ces pays est encore peu connue, mais de nombreuses sources historiques éclairent ses aspects sociaux et techniques. Les livres de cuisine médiévaux, par exemple, révèlent plus d'une centaine de recettes de bière, utilisant des ingrédients comme l'orge, le riz, le blé, les levures séchées, les épices et les plantes aromatiques. Plusieurs techniques de brassage sont employées : le maltage de l'orge, les médiums acides obtenus avec des fruits ou des fermentations acétique ou lactique.
Nous parlons bien de bière, d'une boisson fermentée obtenue par saccharification d'amidon, et non de vin, même si les recettes ajoutent des fruits ou des sucres pour aromatiser la boisson ou pour tempérer son acidité. La confection de malt d'orge ne laisse aucun doute sur la nature de ces boissons. Quant à la fermentation alcoolique, elle est partiellement réalisée après 2 jours. Petit détail : pas de houblon mais des plantes qui assurent ce rôle de conservateur, comme dans la cervoise du haut moyen-âge européen.
Nous connaissons tous ces détails techniques grâce aux livres de recettes compilés pour le service des caliphes, des gouverneurs ou des notables du monde musulman. Le plus ancien est écrit à Bagdad au 10ème siècle, le plus récent dans la ville du Caire au 14ème siècle. Entre ces deux dates, d'autres livres de cuisine décrivent des recettes de bière au chapitre des boissons. A ce jour, une centaine de recettes différentes ont été identifiées. Certaines ne diffèrent que par un aromate, d'autres par un procédé de brassage très singulier. Ces bières portent des noms qui les distinguent des vins et des autres boissons fermentées : fuqqa', mizr, aqsīmā, sūbiya, shush du Yémen.
Exemple de recette pour brasser la māʾ al-shaʿīr (boisson d'orge maltée) pour le mois du Ramadan.
Prenez l'orge cueillie, trempez-la dans l'eau pendant la nuit et égouttez-la tôt le lendemain matin. Étalez les grains sur un quffa (grand panier de feuilles de palmier tressées), alourdissez-les (voir précédemment), et attendez qu'ils poussent. Séchez-les au soleil et broyez-les finement dans la farine. Ensuite, prenez 1⁄2 qadaḥ de cette farine, ainsi que 1⁄4 de farine de blé (daqīq qamḥ). Mettez-les dans un grand récipient en faïence (mājūr) et faites bouillir de l'eau dans une grande casserole. Versez-en un peu dans le mājūr et remuez avec une louche. Ensuite, ajoutez suffisamment [d'eau chaude] pour le couvrir, et mettez-le de côté pour le reste de la journée et pendant la nuit, afin qu'il soit acide. Tôt le matin, ajoutez plus d'eau froide pour remplir le mājūr, et mettez de côté pour deux jours de plus. Le troisième jour, ajoutez-y des feuilles de citron (turunj / Cédrat ?) et d'orange aigre (nāranj), ainsi que celles de rue et de menthe. Coupez 10 citrons en deux et ajoutez-les au mājūr. Ajoutez juste assez de sel pour lui donner un goût agréable.
Le soir (ʿashāʾ), prenez la quantité que vous voulez servir [du mājūr], filtrez-la, pressez-y du jus de citron, ajoutez-y du sucre, du musc et de l'eau de rose, et il sera prêt à boire.
(d'après Nasrallah Nawal (2018), Treasure Trove of Benefits and Variety at the Table, recipe 411, p. 278. Trad. Véronique Pitchon)
Entre le 10ème et le 14ème siècle, l'iconographie dépeint des scènes de tavernes et des parties de boisson organisées par des groupes très sélectifs de buveurs édonistes et riches. Boivent-ils du vin, de la bière, ou les deux ? Les représentations de certains contenants permettent parfois de trancher. La bière est en effet vendue et transportée dans des cruches sphéro-coniques de quelques litres, à goulot étroit et fermé par un capuchon de cuir, qu'on appelle turanji, kuza-yi fuqqa'a selon les régions et les langues. Ces cruches à bière de forme très spécifique ont été retrouvées depuis l'iran pré-mongol et le monde perse jusqu'au monde arabo-musulman des rives de la méditerranée. Elles portent des inscriptions qui ne laissent aucun doute sur leur contenu : une boisson fermentée. Au moment de boire, le capuchon de cuir était percé et la mousse jallissait : fuqqa' signifie "mousseuse", "pétillante". La fuqqa' etait vendue dans ces cruches de terre-cuite sur les marchés, dans les tavernes et bues dans les maisons privées.
Le lien est établi entre les recettes de bière, les cruches sphéro-coniques et les textes législatifs, économiques ou historiques relatifs à la fuqqa' (Damas, Bagadad) ou au mizr (Egypte).
Un aspect de cette découverte historique reste à explorer : à quoi ressemblait ces bières ? Leurs goûts et leur apparence ? Leur densité évolutive en alcool ? Leur durée de conservation ?
Recettes de bière, cruches de bière, cabarets : quoi de plus pour attiser la curiosité d'un petit groupe passionné par l'histoire sociale et technique des boissons fermentées. Les buts de leur recherche :
- Recréer les bières du Proche-Orient médiéval, expérimenter les recettes, mesurer certains paramètres-clés
- Recréer ces cruches à bière pour y tester la fermentation, le transport, la conservation de la fuqqa'
- Etudier plus avant l'histoire de la bière dans le monde musulman, la place de la fuqqa' ou du mizr, le rôle social de la bière, son commerce, sa régulation sur les marchés, ses techniques de brassage, ...