La brasserie au service des premiers empires de l'antiquité.
Les empires sont multiculturels, multiethniques, multireligieux et centralisateurs par construction politique. L’édifice impérial se superpose aux structures existantes de type monarchique ou clanique. Il les contrôle, aspire leurs richesses, mobilise des armées, sans nécessairement modifier en profondeur leurs mœurs et les coutumes locales. Au sein d’un empire, la production et la consommation de bière s'organisent dans un contexte nouveau par rapport aux royaumes plus homogènes qui les précèdent.
De ce fait, une partie d'un empire peut consommer de la bière selon la tradition héritée du royaume conquis. Une région voisine peut s'en abstenir ou préférer d'autres boissons fermentées. La stratification sociale se superpose au patchwork géographique et au puzzle territorial. Au sein des anciens empires, une classe sociale, une ethnie, une caste peut boire de la bière, une autre non.
Nous passons en revue ces situations historiques très contrastées et relativement complexes, pour les empires de l'antiquité suffisamment documentés. D'un empire à l'autre, certains traits communs se dégagent quant à l'influence des structures et des politiques impériales sur l'évolution de la brasserie dans le monde. Ces empires couvrent une période comprise entre le 4ème siècle av. n. ère (Inde, Chine) jusqu'à l'aube du 16ème siècle (effondrement de l'empire Inca).
La brasserie est en général considérée par une administration impériale comme une source de revenus financiers. L'empire délègue la gestion directe des grains et des boissons à la structure provinciale ou locale. En d'autres termes, l'administration impériale se superpose aux structures économiques régionales existantes pour en prélever la richesse. Celle-ci ne s'exprime plus en stocks de grains et de boissons, mais en sommes d'argent ou d'or qui enrichissent le trésor impérial. Une autorité impériale crée sa monnaie, unifie les systèmes comptables et les unités de poids et mesures hérités des royaumes conquis, contrôle le commerce local et stimule le grand commerce continental et maritime.
Dans ce nouveau contexte économique, la brasserie intéresse le pouvoir impérial dans la mesure où le commerce local de la bière (transformation des grains, tavernes, brasseries) devient source de taxes, de droits et de péages multiples. En revanche, le grand commerce et le déplacement des populations au sein d'un empire, parfois sur une grande échelle, modifient la carte des techniques brassicoles et favorisent leur diffusion. Ces doubles évolutions ont sur le long terme généré des effets contraires. La fixation, voire le conservatisme, de certaines traditions brassicoles locales d'une part, et le mouvement d'unification à grande échelle d'autres techniques brassicoles ou manières cosmopolites de boire la bière.
Mais tous les empires doivent tôt ou tard affronter la gestion à grande échelle des grains et des ressources alimentaires. Leur puissance se fondent sur leur capacité à stocker d'immense quantités de grains pour nourrir les armées et l'administration impériale pléthorique, ou pour faire face aux mauvaises récoltes et aux famines. La fabrication de la bière pose alors la question cruciale de son utilité (confectionner une boisson saine) ou de ses nuisances au bien-être général (gaspillage des récoltes).
Enfin, l'autorité impériale n'échappe pas aux questions religieuses quand celles-ci fondent l'unité de son empire. L'ivresse alcoolique, vue sous l'angle de la morale publique, l'amène à légiférer. Comme la bière est la principale boisson fermentée à travers le monde pour les époques anciennes, ces politiques impériales touchent de près l'évolution historique de la brasserie sur tous les continents.
Au-delà de ces grandes lignes, la conduite de chaque empire dépend de son aire culturelle. Nous avons choisi 6 exemples pour illustrer 6 questions différentes :
L'empire des Maurya en Inde (-320 à -185) : contrôle du commerce de la bière et des ferments à bière (kinva).
L'empire des Han en Chine (-206 à 220) : évolution technique de la brasserie chinoise.
L'empire romain occidental (-27 à 476) : concurrence du vin et de la bière.
L'empire carolingien en Europe occidentale (800 à 888) : bière et christianisation de l'Occident (brassage de la bière par et pour les abbayes).
L'empire mongol en Asie (1206 à 1294) : tolérance et diversité des boissons fermentées : bière, vin, hydromel, lait fermenté.
L'empire des Incas en Amérique du Sud (1438 à 1533) : contrôle stratégique de la brasserie et de la culture du maïs sur la route des Andes.
D'autres empires ont vu le jour au cours de l'Histoire. Chacun a mis en lumière la question des rapports entre la brasserie et les structures impériales, sous les angles politique, économique ou technique. En voici quelques illustrations.
L'empire chinois sous les dynasties Tang (618-907) et Song (960-1279) a du régler la question de la consommation des boissons fermentées, principalement la bière, par ses propres élites lettrées en charge d'administrer l'empire.
L'empire ottoman (1299-1923) a sans cesse légiféré sur la même question, dans des contextes religieux et multiculturel très différents au sein de ses populations. Il a confié à ses gouverneurs locaux le soin de connaître et contrôler les coutumes régionales. Pour les boissons fermentées, les règles ne sont pas les mêmes en Egypte, au Maghreb, en Anatolie, en Mésopotamie, sur les bords de la mer Noire ou dans les Balkans, toutes provinces impériales de la Grande Porte.
Les empires coloniaux européens ont rencontré une situation inédite. Porteurs d'une tradition brassicole née de la révolution industrielle du début du 19ème siècle, ils ont trouvé dans leurs colonies des traditions très anciennes et complètement intégrées aux modes de vie des peuples colonisés. La confrontation de ces traditions ouvre un nouveau chapitre de l'histoire de la bière. Les bières européennes rencontrent les bières que les coloniaux baptisent "bières indigènes". Si la politique générale des puissances coloniales est la même (puiser les richesses et enrichir leurs métropoles respectives), les situations locales et les réactions des peuples colonisés varient d'un continent à l'autre, d'un peuple à l'autre.
Ces derniers ont soit rejeté les bières occidentales, soit adopté ces nouvelles bières synonymes de reclassement social, soit maintenu un statu quo. Mais après plusieurs siècles, les "bières indigènes" ont presque disparu du paysage mondial au point d'être de nos jours considérées comme des reliques exotiques ou touristiques[1].
L'essor, le déclin ou la transformations des traditions brassicoles dans les empires modernes feront l'objet d'études proposées par Beer-Studies. La gestion de ces empires modernes diffère beaucoup de celles des premiers empires.
[1] La presque totalité des habitants de la planète ignore de nos jours jusqu'à l'existence de ces "bières indigènes", ou les regarde avec dédain et méfiance. On s'extasie devent les pyramides égyptiennes ou la muraille de Chine, ignorant tout des boissons fermentées que buvaient ceux qui les ont bâti.