Ivresse divine, enivrements humains (Egypte et Mésopotamie).
Les exemples foisonnent de mythes qui mettent en scène la bière et les heurs ou malheurs qu’en reçoivent les hommes. La bière est donnée ou concédée aux humains par des dieux généreux, ou au contraire jaloux de leur boisson divine, ou encore par une légendaire brasseuse. Pour autant qu’on puisse résumer et comparer une telle richesse historiale, plusieurs thématiques se détachent :
- la bière est une bénédiction venue parmi les hommes avec les plantes cultivées. La divinité qui fait don des plantes, enseigne aussi l’agriculture et l’art de brasser la bière. Ce lien primordial entre agriculture et brassage de la bière est énoncé par les mythologies amérindiennes (don du maïs, du manioc et de la bière qui l'accompagne), les mythes chinois ou japonais (bière de millet ou de riz), certains mythes africains, etc.
- la bière des hommes est à l’image de celle de dieux. L'homme peut offrir aux dieux la bière que lui-même boit. Les êtres humains et divins partagent une même boisson fermentée, la bière. Les mythologies de l'ancienne Mésopotamie en offrent le meilleur exemple, tout comme les mythologies scandinaves. Enlil, Odin ou Thor boivent la même bière que les humains (cf. infra).
- la fermentation magique et l’ivresse que la bière inspire à l'homme lui ouvrent une porte sur des mondes surnaturels et de possibles interactions, bénéfiques ou maléfiques, entre les puissances et les humains. Ce thème inspire de nombreuses mythologies à travers le monde.
- l’enivrement des dieux calme leur fureur destructrice. L'art de brasser la bière est un "charme" ou une ruse des humains pour capturer ou "domestiquer" la puissance des dieux. L'enivrement de la déesse égyptienne Sekmet/Hathor en est le meilleur exemple (cf. infra).
- La bière est source de sociabilité. La sauvagerie régnait parmi les humains avant son invention, ou avant que la bière soit donnée par une divinité ou un ancêtre. Les humains se civilisent quand ils peuvent partager un pot de bière. La bière forme un pont entre l'état sauvage et l'état civilisé des communautés humaines. Ce thème inspire un des épisodes de l'épopée de Gilgamesh et Enkidu (le sauvage), des mythes amérindiens, indo-européens et asiatiques (Kojiki pour le Japon).
Ces divers thèmes, parfois complémentaires, n'ont pas la même signification ni la même portée selon qu'ils sont développés par des peuples dotés de structures sociales non autoritaires ou par des sociétés hiérarchisées et complexes.
Pour les premières, la bière fait passer de la vie sauvage à la vie sociale. Elle survient dans le monde humain grâce à la générosité ou le sacrifice d'un(e) ancêtre. La bière est le véhicule du chamane ou du guérisseur pour passer de l'autre côté du monde. On jette quelques gouttes de bière en son honneur avant de goûter un nouveau brassin. Rien de plus. Ceci correspond aux sociétés dites "tribales" ou sans-état. Ces mythes abondent en Amazonie et parmi les cultures andines, mais également en Afrique ou en Asie.
Pour les secondes, le don ou l'invention de la bière légitime un pouvoir politique chargé ensuite de redistribuer ce bienfait parmi les hommes. Les offrandes de bière renforcent ce pouvoir en permettant au roi ou au prêtre d'officier dans un palais ou un temple et de s'arroger une communication privilégiée avec les dieux. La brasserie devient, après une longue évolution économique et sociale, le support d'un pouvoir politique centralisateur de type royauté ou empire. C'est le cas des sociétés fortement hiérarchisées apparues au cours de l'antiquité en Mésopotamie, en Egypte, en Inde et en Chine. Toutes ont donné naissance à des traditions brassicoles fortes et plusieurs fois millénaires.
Entre ces deux pôles extrêmes, des structures politiques et sociales multiformes ont fait varier le rôle de la brasserie et inspiré des "inventions historiques" de la bière racontées dans certaines mythologies.
La fête annuelle de Sekhmet /Hathor en Egypte.
Le mythe d'abord. On le connaît d'après le "Livre de la Vache du Ciel" raconté dans les tombes du Nouvel Empire. Mais il prend sa source dans une tradition qui remonte à l'Ancien Empire d'Egypte . Créateur du monde et de la race humaine, Rê-Atoum est excédé par l'inconduite des humains révoltés contre son autorité et décide de les anéantir. Ce mythe évoque un évènement historique : la guerre qui instaure le Moyen-Empire vers -2033. Le pharaon de Haute-Égypte Montouhotep II prend le contrôle de la Basse-Égypte devenue indépendante aux siècles précédents. Cette guerre dure 28 ans et fait de nombreuses victimes. La réunification sera présentée par les vainqueurs comme la révolte dûment châtiée du peuple de Basse-Egypte contre l'autorité quasi-divine de pharaon, assimilé au dieu Rê.
La colère s'empare donc de Rê (ou pharaon). Son "œil" créateur devient un uraeus de feu qui embrase le monde, une sorte de soleil brûlant. On a rapproché ce souvenir égyptien du fond des âges et le réchauffement climatique qui frappa l'Afrique septentrionale il y a environ 6000 ans, transformant les plaines africaines verdoyantes en déserts arides parsemés de quelques oasis. Anachronisme évident !
Pour ne pas détruire la création et tout ce qui vit, pousse ou respire, mais anéantir seulement la race humaine objet de sa colère, Rê-Atoum donne forme à une lionne chargée de dévorer les humains sur terre. Sekhmet, la Lionne puissante, accomplit sa tâche. Mais rendue peu à peu ivre de sang et de folie destructrice, Sekhmet la Lionne devient incontrôlable. La création toute entière risque l'anéantissement. Rê ordonne à Sekhmet de gagner le Sud (Nubie/Soudan ?) où ses ravages continuent[1].
Ivre de sang humain, la Lionne échappe à son créateur. Rê doit ruser. Il charge le dieu-babouin Djehouti (Shou ou Khonsou-Shou dans d'autres versions) d'approcher Sekhmet-la-Puissante et de la duper.
Djehouti brasse autant de bière qu'il peut, additionnée de jus de datte pour la rendre plus alcoolisée. Elle est versée dans une mare remplie d'eau rougie par l'ocre pour imiter la couleur du sang. Ivre de fureur, Sekhmet la sanguinaire boit toute la bière. Elle titube et s'endort, terrassée par l'ivresse alcoolique. A son réveil, sa fureur destructrice est oubliée. Rê-Atoum, vainqueur de lui-même (Sekhmet est sa propre substance), métamorphose son Œil : la Lionne dévoreuse devient Hathor, divinité rayonnante des festivités et de l'amour.
La déeese duelle Sekhmet/Hathor est une divinité très ancienne. Hathor figure déjà sur la Palette de Narmer, un document royal qui remonte à 3300 av. notre ère. Au registre inférieur du recto, le roi prend les apparences d'un taureau qui abat les murs d'une ville et terrasse un ennemi. Le roi est aussi appelé en Egypte le Taureau de sa Mère, pour signifier que le peuple de Haute et Basse Egypte est né d 'une vache, Hathor en l'occurrence .
Autrement dit, pour les anciens égyptiens, la vallée du Nil a été peuplée ou conquise dans les temps immémoriaux quand une Lionne furieuse assoiffée de sang s'est changée en Vache bienveillante et féconde par la magie de la bière rouge.
Dès la plus haute antiquité, les temples de la vallée célèbrent tous les ans vers le 19 juillet le retour des eaux du Nil, la crue personnifiée par Hâpy. A cette saison, Hathor-la-généreuse succédait à Sekhmet-la-brûlante des mois de juin-juillet. Cette cérémonie se nomme "apaissement de la chaleur brûlante" ou "apaisement de Sekhmet-la-Puissante". Pour celle-ci, on prépare dans les ateliers-brasserie des temples d'Egypte la bière à l'ocre rouge.
C'est une des rares occasions où les célébrations religieuses ne restent pas confinées dans l'enceinte des temples. Toute la population participe aux réjouissances : chants, danses, bière à volonté et licence sexuelle. Nul de peut y redire sans fâcher la féroce Sekhmet ou la douce Hathor, Dame de l'ivresse, de la musique et de l'amour.
Hiéroglyphe tekh (th) signifiant l'ivresse.
Une variante dessine une plante (roseau, nénuphar, ivraie ?) qui prend la place de la jarre à bière.
En l'honneur d'Hathor, les Egyptiens du Nouvel Empire (1500 à 1000) célèbrent chaque année à Denderah et Edfou une fête qui dure 15 jours. La bière se boit sans limite et l'ébriété y est de rigueur, pour commémorer l'ivresse de Sekhmet, d'Hathor sous sa forme de Lionne furieuse [2].
Enlil et le banquet des dieux en Mésopotamie.
Dans le même ordre d’idée, Enki, le dieu technicien et sage, rend visite à son père, le tout-puissant dieu Enlil, dans sa ville de Nippur, sur les rives de l'Euphrate en basse Mésopotamie. Le texte appartient à la période paléobabylonienne (début du 2e millénaire av. n. ère) :
« Ayant mis le cap sur Nippur,
Il emmena avec lui tout le nécessaire jusque dans le gigunû, sainte chapelle de Nippur.
Une fois là, il fit apporter du vin (*[3]), produisit de la bière,
Versa le vin par larges cratères
Tout en apprêtant la bière d'épeautre :
Pour en obtenir une exquise, il touilla dans le kurkuru la bouillie de malt (?),
Et y versa, à ras bords, même quantité de sirop-de-dattes,
Brassant le tout ensemble en une douce liqueur rafraîchissante !
Ainsi Enki, dans le sanctuaire de Nippur,
Offrit-il un banquet à Enlil, son père »
…
« Et tout ce monde de siroter la bière et humer le vin,
Les gobelets pleins à verser,
Trinquant au ciel et à la terre,
Aspirant posément aux hanaps débordants, (creux comme) des chaloupes!
Une fois bue la bière et le vin savouré,
Une fois les reliefs retirés de la table,
Enlil, tout euphorique, en son palais de Nippur,
Déclara aux Anunna :
Grands dieux qui avez céans pris place,
Anunna qui dirigez l'assemblée,
Sachez que mon fils, Enki le souverain, s'est édifié une demeure! » [4]
Noter qu'il existe au moins deux sortes de bière (kaš et kurún), peut-être une troisième à base de blé-amidonnier (ulušin). Elles sont adoucies et renforcées avec des dattes. Le texte peut aussi décrire le mélange technique des 2 premières (supposées bière d'orge) avec du blé-amidonnier. Etaler la maische (duh-bi) pour la refroidir reste un geste technique difficile à comprendre pour brasser de la bière. On peut vouloir refroidir le moût qui est liquide, donc après filtration de la maische semi-solide.
[1] Cauville S. 2002, Dendara. Les fêtes d'Hathor, Orientalia Lovaniensa Analecta 105.
[2] Goyon Jean-Claude 1992, Hathor, l'ivraie et l'ivresse, Cercle Lyonnais d'Egyptologie Victor Loret, Bulletin n° 6:4-16.
[3] Il s’agit du vin de datte, courant à Sumer, et non pas du vin de raisin presque inconnu en Basse-Mésopotamie à cette époque.
[4] Jean Bottéro 1989, Lorsque les dieux faisaient l'homme. Mythologie mésopotamienne, pp 145-146, [94-121]. Le texte est d'époque paléobabylonienne (début 2ème millénaire). Al-Fouadi 1959, Enki's Journey to Nippur : the Journeys of the Gods, pour une traduction en anglais.