Crète minoenne et Grèce mycénienne (2200-1500 av. n. ère).
Sur les rives de la Méditerranée, Grecs et Latins sont réputés avoir maintenu la bière dans un statut d'infériorité par rapport au vin. Les textes grecs classiques mentionnent la bière (brutov ou zuthos) comme une boisson fermentée qui ne peut rivaliser avec le vin. La bière est la boisson des peuples qui entourent le monde grec (Thraces, Egyptiens, Anatoliens) ou la boisson des classes sociales inférieures, serviteurs et esclaves. Rappelons que le berceau de la démocratie réserve le statut de citoyen libre à seulement 20% -30% de sa population. Les autres 70% sont assignés au travail productif, aux travaux les plus pénibles ou les plus dangereux. L'esclavage dans le monde grec ancien est une composante économique essentielle. Le monde de la bière et le monde aristocratique du vin vus par la culture grecque reflètent une profonde division sociale.
Avant cet âge grec classique des 5-4ème siècles, il en allait autrement. Vers 900-800 av. n. ère, les peuples du Levant, de Grèce et d'Anatolie sont certes des îlots de viniculture, mais dans un monde dédié à la bière. Les peuples orientaux et grecs consomment la bière comme le vin. L'image culturelle de ces deux boissons n'est pas encore différenciée. Le roi Midas et ses convives, hommes et femmes, boivent de la bière durant leurs banquets. Une tombe royale de l'ancien royaume de Phrygie à Gordion (740-700 av. n. è) a livré des résidus solides de boissons funéraires. Diagnostic : bière, hydromel et vin analysés en 1997 (McGovern).
Si on remonte encore le temps, on est surpris de constater que la bière domine les mondes minoens et mycéniens présentés comme des civilisations du vin. Pour le découvrir, les archéologues ont eu recours à l'analyse scientifique des résidus retrouvés dans des coupes, des jarres ou des vases de facture modeste. Autrement dit des récipients ordinaires utilisés dans la vie courante, et non les prestigieux vases décorés retrouvés dans les palais et présentés par les musées du monde entier.
Ces analyses biomoléculaires de résidus concernent deux périodes différentes : la culture minoenne en Crète (2700-1200 av. n. ère) et la culture mycénienne en Grèce continentale (1650-1100 av. n. ère)[1].
Pour l'époque minoenne, les archéologues ont détectés en Crète le vin, la bière et l'hydromel, souvent mélangés dans les mêmes récipients. Ils y ont retrouvé des traces de miel et les marqueurs chimiques propres à la fermentation des grains ou du raisin, respectivement l'oxalate de calcium et les sels d'acide tartrique.
En Crète, on boit de la bière d'orge à Myrtos vers 2200, à Apodoulou vers 1700, à Chania vers 1500, Armenoi vers 1200 et Chamalevri vers 1150 (carte). Les photos des fig. 1 et 4 représentent des exemplaires restaurés semblables aux poteries analysées ayant survécu sous forme de tessons.
Sur le continent, deux sites grecs d'époque mycénienne, Thèbes et Midea, ont livré les preuves d'un usage de la bière parmi les populations grecques entre 1600 et 1000 av. n. ère. Là encore, les boissons fermentées détectables dans des pots de cuisson et des jarres sont mixtes : bière, hydromel et vin mélangés, soit parce que les récipients contenaient tout à tour ces boissons, soit plus probablement parce que la production de ces boissons fermentées n'était pas encore différenciée. Les Mycéniens comme les Minoens faisaient fermenter ensemble ce qui était disponible : grains, miel et fruits, avec des plantes résineuses et des herbes aromatiques : cardamone, céleri, coriandre, cumin, fenouil, menthe, carthame, sésame (Tzedakis 1999, 130).
Les photos des fig. 8 et 9 représentent des exemplaires restaurés semblables aux poteries analysées ayant survécu sous forme de tessons.
Le rhyton découvert sur le site mycénien de Midea à l'ouest du Mégaron mérite un commentaire. Il date de 1370-1190 (Tzedakis 1999, 171). On a découvert sur le tesson qui formait sa base percée des traces de bière d'orge et de vin. Le rhyton est invariablement associé à l'usage du vin par les hellénistes, réflexe désormais discutable. Le rhyton servait à verser des libations sur les autels, d'où sa base perçée d'un trou. Compte tenu de son usage dans les rituels, on doit écarter l'idée que la bière qu'il contenait provenait d'un usage profane. Les officiants des rituels mycéniens offraient donc de la bière, à côté du vin, sans doute lors de célébrations en rapport avec la culture des céréales et des rites de fertilité. Cette découverte remet sérieusement en cause l'imagerie classique des rituels grecs se servant systématiquement du vin comme boisson sacrée. La réalité était moins simpliste.
Ainsi, Crétois et Grecs buvaient de la bière, du moins une boisson fermentée mixte à base de grains, de fruits et de miel, avant qu'Homère ne chante la seule gloire du vin au 8ème siècle. Il est probable que ces mêmes Grecs aient continué d'apprécier la bière durant les siècles qui suivirent, du moins les catégories sociales laborieuses et les immigrés des périphéries du monde grec classique.
Quant au domaine du sacré, certains spécialistes soupçonnent depuis longtemps le rôle majeur de la bière comme véhicule des offrandes dédiées à Démeter, déesse de la fécondité et des récoltes de céréales, même pendant la période classique[2]. Une autre histoire ...
[1] Tzedakis Yannis, Martlew Holley 1999, Minoans and Mycenaeans flavours of their time, Athens. Greek Ministry of Culture. National Archaeological Museum.
[2] Jane Ellen Harisson 1922. Prolegomena to the Study of Greek Religion, pp 422-424 bruton, zuthos et autres sortes de bière, p. 442 Bromios or Sabazios or Braites, the beer-gods; archive.org/details/prolegomenatostu00harr