Pourquoi étudier la bière, son histoire globale, l’évolution technique de la brasserie, le rôle de la bière dans l’histoire des civilisations ?

Certains diront que ces études relèvent du loisir amateur, d’un goût prononcé pour la boisson ou pour des aspects mineurs et superficiels de l’histoire humaine. De quoi faire sourire ou hausser les épaules. Creusons un peu la question.

 

Pourquoi l’histoire de la bière est-elle si importante ?

Notre point de départ explique tous les contenus présentés par Beer-Studies : la bière est une boisson fermentée à base d’amidon. Cette définition technique la distingue des vins à base de jus sucrés ou de l’hydromel à base de miel. L’amidon est généré par les plantes et leur sert de réserve pour entretenir leur métabolisme. Le monde végétal stocke l’amidon dans les graines, les tubercules, les racines, la moelle des arbres. C’est là que les humains trouvent l’amidon pour brasser de la bière. Ils ont commencé il y a très longtemps, environ 13.000 ans, un peu partout à la surface du globe. Les recherches archéologiques apportent sans cesse de nouvelles données (bières archaïques). La bière est un objet d’étude privilégié pour comprendre la protohistoire des sociétés humaines : quelles sont les raisons qui ont présidé à son « invention » : économiques, sociopolitiques, religieuses ?

La bière est une excellente machine à remonter le temps des cultures humaines. Elle possède une très longue histoire et autant de naissances que de continents ou de foyers culturels à la surface du globe. Chaque fois que des groupes humains ont appris à convertir l’amidon des plantes en sucres fermentescibles, ils ont su brasser de la bière. Il y a donc a priori autant d’histoires de la bière que de foyers culturels protohistoriques.

La bière ouvre une fenêtre sur une histoire humaine à la fois globale et multiforme : autant de sources d’amidon que de sortes de bières primitives. Autant de visages de la brasserie que de sociétés qui deviennent de plus en plus complexes. La bière est, par sa composition et sa technique, intrinsèquement liée à l'économie humaine des sources végétales d'amidon.

Le passage des sociétés humaines vers l’agriculture et l’horticulture est un moment-clé de l’histoire de la bière survenu il y a 10.000 ans en Asie du sud-ouest, donc après les plus anciennes traces de boissons fermentées à base de grains. Les mêmes évolutions se produisent un peu plus tard en Chine, en Inde, en Afrique nilotique, et finalent en Europe, en Amérique puis toute l'Afrique.

Les sociétés fondées sur l’horticulture semblent avoir suivi un chemin différent avec des organisations sociales plus horizontales et des densités de populations beaucoup plus faibles. La brasserie des tubercules (manioc, taro, igname, patate douce, pomme de terre, etc.) réclame des études non-centrées sur les grandes plaines céréalières de la planète. La même remarque vise les sociétés humaines qui ont utilisé des plantes tropicales comme le palmier sagou (sagoutier) ou les fruits du caroubier pour brasser de la bière.

Avec la complexification progressive des sociétés humaines sédentarisées, le rôle social de la bière évolue : boisson-marqueur des hiérarchies sociales dans l’antiquité, boisson emblématique des castes de guerriers (Inde, Asie, Europe, Afrique), boisson fermentée dûment gérée par les premiers empires (Han, Maurya, Carolingien, Incas), boisson commerciale (Moyen-âge), puis boisson industrielle, boisson coloniale, et notre bière moderne avec la renaissance des bières artisanales.

L'histoire générale de la bière est un sous-domaine de l'Histoire humaine dans ses rapports techniques, économiques et culturels avec l'amidon.

 

L’histoire de la bière et la complexité sociale

La bière est une boisson fermentée complexe car elle cristallise trois aspects importants de la fabrique sociale à travers l’histoire de l’humanité : la technique, l’économie, la quête spirituelle.

La bière est "parfaite" dès sa naissance. Il n'existe pas de pseudo "bières primitives" opposées aux "vraies bières" modernes. Cette boisson fermentée satisfait dès son origine la triple condition suivante :

  1.   s'accorder par ses procédés techniques aux sources locales d'amidon.
  2.   répondre aux règles sociales de répartition de la richesse-grains des agro-pasteurs ou de la richesse-tubercules des horticulteurs.
  3.  permettre la recherche d'états psychiques modifiés compatibles avec les comportements collectifs et l'univers religieux.

Brasser la bière, une technologie avancée

Brasser de la bière implique une technologie avancée pour convertir diverses sources d’amidon en bière. Dès son origine, la bière est une boisson technologique. Contrairement au vin qui fermente spontanément, la bière exige un travail, une technique et une intelligence. L’amidon doit subir plusieurs transformations : décorticage, mouture, cuisson, saccharification, et enfin fermentation. L’opération centrale, la saccharification de l’amidon (conversion d’une macromolécule en sucres simples, du glucose), est à l’origine des 6 méthodes de brassage développées dans le monde depuis l’origine de la bière. Toutes témoignent de l’ingéniosité humaine et reposent sur l’extraordinaire proximité des humains avec le monde végétal. Ces 6 méthodes de brassage originelles ont été perfectionnées au fil des millénaires. Il reste que la bière est un objet technique maîtrisé dont les diverses naissances protohistoriques ne doivent rien au hasard.

Cette invention technique répond aux besoins physiologiques quotidiens (soif, nutrition, "pain liquide") avec ses procédés de fabrication spécifiques, adaptés aux ressources locales d’amidon et variables selon chaque aire géographique ou époque de l’histoire. La Bière est une création humaine, pas une boisson spontanée naturelle.

 

L’économie des sources d’amidon

La bière est, par sa composition et sa technique, intrinsèquement liée à l'économie des sources d'amidon.

La bière, c'est de l'amidon liquéfié, saccharifié et fermenté.

La gestion des sources d’amidon acquiert une importance primordiale pour les sociétés néolithiques qui ont fait le choix de l’agriculture et de l’horticulture. Cultiver les céréales ou les tubercules, opter pour la sédentarité, se regrouper autour des réserves collectives d’amidon, des greniers ou des silos, confèrent à la bière une place centrale dans la vie sociale. La production de bière engage les réserves alimentaires vitales d’une société et se conforme aux règles du jeu social. Collecte des grainsou des tubercules, gestion des stocks et des surplus, affectation des grains ou des tubercules au brassage, ratio grain/bière comme mesure du statut social des buveurs, carte sociale des sortes de bière, recyclage des drêches comme aliment du bétail, commerce des levains ou des ferments à bière, etc. Autant d’actions/décisions qui confèrent à la bière un statut économique particulier dans les sociétés anciennes et modernes.

Depuis les premières communautés villageoises étudiées par les archéologues en Asie, en Europe, en Amérique, les sociétés humaines n’ont cessé de se complexifier. La bière a joué un rôle dans l’affirmation des hiérarchies sociales naissantes, dans le fonctionnement des entités politiques de plus en plus complexes. Au fil des millénaires, l’utilisation et l’affectation des ressources collectives d’amidon reste une question politique centrale : faire du pain ou brasser de la bière ? Qui en décide ? Quelle classe sociale, quel clan politique peut accaparer une partie de ces réserves pour son propre compte ? Par la force, par la négociation, par l’échange de travail ou de services ?

Chaque type d’organisation politique (communauté villageoise, chefferie, principauté, royaume, fédération, empire, société sans état) répond à ces questions selon des formules spécifiques. Etudier l’histoire de la bière permet de les comparer, chaque fois que les documents le permettent.

 

La bière, une boisson rituelle

La bière est une boisson fermentée. L’ivresse et la recherche des états-second de conscience sont en rapport avec les religions et les quêtes spirituelles. Toutes les grandes religions ont statué sur le rôle de la bière, pour l’intégrer dans leurs rituels (dao), l’exclure (bouddhisme), interdire d’en boire (islam) ou l’accepter comme simple boisson alimentaire dépourvue de tout caractère sacré (judaïsme, christianisme).

Les sociétés animistes ont au contraire réservé à la bière une place centrale dans leurs coutumes religieuses (offrandes, rites initiatiques, pratiques funéraires, rituels apotropaïques, etc.). Brassée avec les grains porteurs de vie pour les agriculteurs ou les tubercules amylacés (manioc, ignames, taro) pour les horticulteurs, la bière revêt pour ces communautés humaines une symbolique très forte. Elle forge un lien concret avec le monde spirituel (ivresse, mystères de la fermentation, fêtes collectives, rituels agraires, rôles hommes-femmes, manières de boire, tabous, interdits religieux).

Dans l'imaginaire social, cette boisson psychotrope dispose d’un rapport spécial et primordial aux grains ou tubercules nourriciers que les autres boissons fermentées n’ont pas. Voici pour le versant religieux (au sens le plus large) et des usages très éloignés des fêtes de la bière modernes.

 

La bière au fil de l’histoire humaine

Beer-Studies a choisi de présenter l’histoire de la bière en suivant les grandes évolutions des sociétés humaines : des premiers villages aux premières cités-états (5ème - 3ème millénaires av. n. ère), des premiers royaumes aux premiers empires de l’antiquité (2ème – 1er millénaire av. n. ère), puis le moyen-âge et l’histoire moderne sur tous les continents, sans oublier les sociétés sans état[1]. Cette approche permet de comparer les évolutions de la brasserie dans divers contextes historiques. Elle évite la distorsion d’une histoire de la bière centrée sur l’Europe. Les bières de riz ou de millet asiatiques, les bières de maïs ou de manioc amérindiennes, les bières de mil ou de sorgho africaines ont le même statut et la même importance historique que les bières d’orge ou de blé européennes.

Cette remise à plat historique est le principal apport de Beer-Studies. On découvre ainsi des évolutions parallèles au sein des premiers empires : contrôle du commerce de la bière, bière fournie aux messagers impériaux qui parcourent l’empire, bière spéciale pour l’aristocratie, bière rituelle pour les offrandes, etc.

Cette remise à plat conduit à comparer la place et le statut de la bière dans le développement de 5 religions universelles : bouddhisme, taoïsme, judaïsme, christianisme, islam. Et de montrer que ces 5 religions affrontent toutes le même problème : comment définir ce qui est fermenté ou ne l’est pas, ce qui est interdit ou autorisé, sachant que la fermentation spontanée guette tout aliment ou boisson à base d’amidon ?

L'absence d'un cadre conceptuel fédérateur adapté à l'objet historique nommé "bière" constitue une difficulté. L'histoire mondiale de la bière glane sa matière dans les recherches des historiens, des ethnologues, des archéologues, les récits des voyageurs-conquérants géographes, les travaux scientifiques des technologues et agronomes, des archéochimistes et archéobotanistes, etc. Bref, des sources hétérogènes et des horizons intellectuels différents. Des notions nouvelles doivent être introduites ou modifiées : Voies (6 méthodes) du Brassage, Schéma de brassage, Socle primitif des boissons fermentées, Bassin brassicole, Foyer brassicole, Cycle pain-bière, Brasserie et Bière pris dans un sens générique (Glossaire).

L'histoire de la bière révèle des combinaisons complexes entre des procédés de brassage, des manières de boire et des univers culturels. Ces fécondes interactions se racontent sur plusieurs millénaires quand de vénérables traditions brassicoles n'ont pas été interrompues (Chine, Japon, Corée, Europe, Afrique noire, Amérique andine).

D'autres traditions brassicoles se sont transformées après l'expansion du bouddhisme, du christianisme et de l'Islam (Proche-Orient, Asie centrale, Afrique du Nord). Les conquêtes coloniales modernes ont bouleversé des traditions brassicoles très anciennes (Afrique, Amériques, Indes, Asie du sud-est). Aucune n’a pourtant disparu complètement. Il appartient à l’historien d’en révéler l’existence enfouie, ou simplement ignorée quand ces bières autochtones et ces vénérables traditions brassicoles n'ont pas encore trouvé leur place dans la grande Histoire du monde.

 

La bière : une ou plusieurs histoires parallèles ?

In fine, la quête des origines de la brasserie et de son histoire cherche une réponse à une interrogation fondamentale qui taraude la pensée occidentale depuis longtemps.

Peut-on expliquer l’histoire humaine avec des modèles conceptuels universels ? Des schémas plus ou moins raffinés pour expliquer le plus de faits connus. Des mécanismes applicables à toutes les sociétés de la planète connues depuis la protohistoire.

Ou bien, les phénomènes qui nous semblent obéir à des mécanismes unifiés sous-jacents manifestent-ils une réalité probabiliste, une sorte de stochastique sociale et historique n’ayant que l’apparence d’un fonctionnement régulier ?

Beer-Studies penche clairement vers la première solution.

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[1] Ces structures sociales théoriques servent de cadre pour présenter les évolutions de la Brasserie, dans chaque contexte historique et social où elle se développe. Cette classification (chefferies, royaumes, empires, etc.) est empruntée aux modélisations des écoles de pensée européennes ou anglo-américaines. Cet emprunt pédagogique n'a pas valeur d'adhésion aux modèles théoriques. Ces formes-type d'organisations humaines servent à montrer deux phénomènes essentiels :

  1. La Brasserie n'est pas seulement une "technique" qui aurait produit différentes sortes de bière au fil de l'histoire humaine. C'est aussi une activité économique sensible aux structures sociales au sein desquelles elle se développe. Pour chaque époque et chaque région culturelle du monde, la Brasserie doit être replacée dans son contexte, d'où l'importance de fixer les principaux types de structures sociales, à titre de repères.
  2. Dans le même temps, la Brasserie joue un rôle dans la construction des mêmes sociétés humaines. Depuis les époques néolithiques, toutes les formes d'organisations sociales ont accordé une place importante à la production de boissons fermentées. La Brasserie n'a cessé de se transformer. C'est l'un des nombreux moteurs de l'histoire humaine.

Cette relation de réciprocité (la Brasserie est un résultat autant qu'un moteur des évolutions sociales) se fonde sur la dépendance des sociétés humaines vis à vis des sources alimentaire d'amidon. Quand cette réciprocité sera abolie, la Brasserie disparaîtra de l'horizon social et du futur des sociétés humaines.

 

06/06/2014  Christian Berger