Le renversement des perspectives historiques.
L'adoption d'une définition technique générique de la bière, et non pas culturelle et relative, replace toutes les traditions brassicoles de la planète sur un pied d'égalité.
L'histoire de la brasserie traite toutes les familles de bières avec le même respect du à des boissons porteuses d'un long passé. Ces familles sont cousines. Elles sont issues du même noyau technologique : les fondamentaux de la brasserie. Dès la protohistoire des sociétés humaines, cette biotechnologie avant l'heure fait travailler des enzymes pour convertir l'amidon en sucres fermentescibles et transformer ces derniers en éthanol. Elle pose le socle technologique de la brasserie.
Toutes les bières, anciennes et modernes, répondent aux mêmes fondamentaux économiques (transformer l'amidon en boisson) et aux mêmes règles sociales générales : porter des manières de boire qui unissent une communauté humaine plus ou moins large. Depuis son origine, la brasserie transforme ses propres techniques sur les cinq continents où elle s'est développée. Quelles que soient les époques, la brasserie adapte son organisation et répond aux évolutions sociales de son temps.
La tradition occidentale et son aboutissement moderne industriel n'ont pas de prérogatives par rapport aux traditions brassicoles asiatiques, africaines ou amérindiennes. Toutes ces traditions sont vivantes, riches d'une histoire millénaire et adaptées aux cultures qu'elles vivifient.
L'histoire de la bière sur les 5 continents suit celle de la longue durée. La bière n'est pas une invention industrielle moderne. Son histoire ne se réduit pas à réciter l'irrésistible expansion de la brasserie industrielle occidentale inaugurée au 19ème siècle, précédée par quelques antiques bouillies fermentées à peine buvables. Certains schémas de brassage anciens étaient plus sophistiqués que les procédés modernes et réalisaient des bières de grande qualité.
Ces résultats produisent un renversement de perspective.
Il faut regarder la tradition brassicole occidentale du point de vue global d'une brasserie mondiale plusieurs fois millénaire. Comme on regarde la terre depuis le ciel. A cette hauteur de vue, la comparaison des schémas de brassage modernes avec ceux de certaines bières traditionnelles (actuelles ou disparues) aboutit à deux conclusions importantes. D'une part, la complexité des schémas de brassage n'est pas une exclusivité de la brasserie moderne, constatation qui dément l'idée que les bières anciennes seraient restées à l'état de boissons primitives. D'autre part, cette complexité diminue au fil de l'histoire de la bière, à l'échelle mondiale, contrairement à l'idée reçue qui voudrait que la brasserie se "perfectionne" au fil des siècles.
La complexité technique en brasserie n'est pas l'apanage de la brasserie industrielle. Les anciens brasseurs babyloniens, égyptiens, chinois ou indiens maîtrisaient ces savoir-faire, sans toutefois disposer du savoir scientifique explicatif et du capital industriel qui l'accompagne (Brasserie industrielle au 20ème siècle). Mais ceci ne jette aucun doute sur la qualité des bières qu'ils produisaient et la parfaite adéquation de leurs techniques de brassage, beaucoup moins rudimentaires qu'on le croit.
Les formules techniques de la brasserie se sont uniformisées et appauvries au fil des siècles. Au lieu d'employer toutes les plantes amylacées, la formule de brassage dominante se réduit aux seules céréales. Et parmi toutes les sortes de grains, l'orge et le blé se taillent la part du lion. Même les brasseries industrielles asiatiques préfèrent l'orge au riz, un comble si on pense au savoir-faire ancestral des brasseurs de bière de riz chinois, japonais ou coréens. Même réflexion pour les bières de maïs américaines ou les bières de sorgho africaines. Quant aux aromates, seule la fleur femelle du houblon reste en piste.
Parmi les 6 voies possibles du brassage, la brasserie industrielle occidentale n'en a retenu qu'une, la voie n° 2 du maltage. L'étroitesse de ces choix technologiques induit la standardisation complète de la bière moderne, comparée à l'infinie richesse de ses consœurs traditionnelles. La diversité organoleptique très diminuée de la bière moderne est son corollaire, que le graphisme très élaboré des étiquettes ne parvient pas à masquer.
Par une étrange ironie de l'histoire, les bières indigènes — du moins celles qui ont survécu — sont devenues des sanctuaires de saveurs inédites pour le buveur occidental habitué à l'uniformité du lager industriel. La bière industrielle ne fait pas exception. Jusqu'à présent, cette petite cousine a occulté l'histoire plus vaste et prestigieuse de ses grandes ancêtres. Les grandes traditions brassicoles cousines d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique du Sud ont quelque chose à dire sur le passé de la bière en général. Ces bières traditionnelles n'obéissent pas aux réglementations tatillonnes des méga-structures étatiques, offrant du même coup des palettes de saveurs et de parfums inédits.
L'HISTOIRE de la BIERE se poursuit ...