Resultat de votre parcours [5 articles]
L’étude magistrale publiée par McAllister en 2004 éclaire une facette très importante de l’histoire de la bière. Xhosa Beer Drinking Rituals explore le fonctionnement des réunions pour boire la bière (Beer drinking parties) organisées par les Xhosa (Afrique du Sud) en contrepartie de travaux collectifs, agricoles pour la plupart. McAllister dévoile les mécanismes économiques, les logiques sociales, les enjeux politiques qui opèrent derrière la simplicité apparente de ces boire collectifs. McAllister explique également les évènements historiques qui ont transformé ces réunions à bière depuis deux siècles et mené à leur fonctionnement actuel.
Ce livre est important pour d’autres raisons. Les Xhosa vivent au Transkei (Cap oriental), un pays annexé par l’Afrique du Sud en 1847 et soumis au régime colonial qui conduira à la politique officielle d’Apartheid en 1948. Les « réunions à bière » ont été un des moyens de résistance des Xhosa au régime colonial blanc, une nécessité économique et une coutume bien vivante pour affirmer leur identité culturelle, leur autonomie, et s’opposer au travail imposé par la minorité blanche dans les plantations, les mines et les usines. L’histoire des « réunions à bière » rejoint la grande histoire, celle des conflits sans merci entre peuples africains et pouvoirs coloniaux, affrontements qui dans cette région de l’Afrique australe ont employé les moyens les plus violents et mis en œuvre les politiques raciales les plus extrêmes. Les luttes politiques cruciales des Xhosa se reflètent dans leurs « réunions à bière ». Loin d’être de simples ‘beuveries’ telles que les présentaient les promoteurs de l’Apartheid, ces « réunions à bière » cristallisent de multiples enjeux sociaux, économiques et politiques au fil de l’histoire et encore aujourd’hui. McAllister en révèle toute la complexité et la profondeur historique.
L’ouvrage de McAllister n’est ni le premier ni le dernier qui examine le fonctionnement et les enjeux socio-économiques des « réunions à bière ». Mais il est un des rares à pousser leur analyse dans les moindres détails. Les « réunions à bière » ont été étudiées en Afrique, partout où elles sont pratiquées ou sont attestées dans le passé. Ces « réunions à bière contre travail collectif » (Beer-Working Parties) sont décrites sur d’autres continents et pour d’autres époques de l’histoire humaine. Ce phénomène historique plus général est devenu l’un des modèles que des anthropologues américains utilisent pour expliquer l’émergence des sociétés complexes durant la protohistoire andine. Ces « réunions à bière contre travail collectif » combinent une logique économique agraire (bière contre grains), une logique sociale (travail des uns renforçant le statut social d’une minorité), une logique politico-religieuse (cérémonies, banquets, ivresse collective). Cette dynamique multidimensionnelle en fait un puissant outil d’analyse. Il a été appliqué aux sociétés des âges du bronze et du fer en Asie ou en Europe. Beer-studies recourt à ce modèle pour expliquer l’évolution des communautés agraires primitives du Proche-Orient vers les premières sociétés complexes de la région il y a 6000 ans.
A l’évidence, les « réunions à bière » des Xhosa contemporains ne peuvent ressembler aux « réunions à bière » des Sumériens, des Celtes ou des Incas. Tout est différent : techniques de brassage, organisations sociales, contexte politique, religions, etc. Est-il légitime d'en chercher des caractéristiques communes fondamentales ?
Travail collectif contre bière.
Les Xhosa sont depuis plusieurs siècles à la fois éleveurs et cultivateurs, à l’instar des autres peuples de la famille linguistique Bantou ayant colonisé le sud de l’Afrique vers 300-500. Ils vivent sur des petits domaines agricoles familiaux plus ou moins autonomes, tous organisés sur un même modèle : des herbages pour le bétail de la ferme, des champs pour les céréales, des jardins autour de petites maisons circulaires, une rivière et des friches à proximité. L’habitat Xhosa est dispersé dans des vallées et des collines de sol fertile. Cette organisation familiale et cette répartition spatiale impliquent une nécessaire coopération des fermes à certains moments de l’année. Des travaux agricoles réclament un supplément de main d’œuvre qu’une maisonnée ou une ferme ne peut pas fournir : défrichage, moisson, irrigation, construction. On en appelle aux voisins, aux membres de la parenté ou du clan qui vivent à proximité. En retour, une grande quantité de bière est offerte et bue par l’ensemble de ceux qui ont travaillé et leurs amis éventuellement. La réciprocité est de mise, surtout pour les moissons. Chaque ferme fait moissonner ses champs à tour de rôle.
La bière brassée et offerte n’est pas un paiement en nature mais une compensation du travail effectué. Elle obéit aux règles de la sociabilité, de la solidarité et de l’entraide entre voisins (McAllister 98). Elle préexiste et survit à la logique de l’économie marchande (achat/vente, paiement de prestation, salariat) que les Xhosa connaissent et pratiquent par ailleurs depuis le 19ème siècle[1]. Le boire collectif des Xhosa n’est pas un échange tarifé de prestations (travail contre bière) ou un troc déguisé de produits. Il n’est pas non plus assimilable à une tournée générale entre amis dans un bar, chaque tournée appelant sa réciproque offerte maintenant ou plus tard. Le boire collectif de la bière des Xhosa n’est pas non plus une beuverie institutionalisée. C’est une nécessité économique qui a été sociabilisée et a évolué au cours de l’histoire mouvementée des Xhosa et des peuples voisins. McAllister en explique magistralement tous les enjeux et toute la richesse sociale.
Partage de la bière entre travailleurs Xhosa (McAllister) | Boire la bière dans les champs (McAllister) | Groupe féminin de travail (McAllister) | Boire la bière dans les champs (McAllister) |
Quelles sortes de travaux collectifs avant de partager la bière ?
- Défrichage : un fils marié fonde un nouveau domaine en défrichant une terre inoccupée par son clan. Cette pratique ancienne n’a plus cours. Les colons blancs ont accaparé les meilleures terres. La croissance démographique a fait disparaître les « terres vierges ».
- Labours de la terre avec des bœufs et une charrue. Les anciennes techniques agricoles Xhosa employaient la houe et le bâton à fouir[2]. Les champs de petites tailles étaient cultivés par les femmes après défrichage par les hommes. Le labour avec des bœufs exige un travail plus spécialisé. De nos jours, les outils mécaniques ont remplacé les outils métalliques, mais le travail exige toujours la coopération de plusieurs maisonnées. Les hommes obligés de travailler dans les mines et les plantations des Blancs ont laissé aux femmes la quasi-totalité des travaux agricoles, augmentant la nécessité de s’entraider entre voisin(e)s (McAllister 91-103).
- La moisson des céréales avec exige encore de nos jours une main d’œuvre nombreuse.
- Le transport et le stockage des épis également.
- La construction d’une nouvelle maison ronde fait appel à des spécialistes.
Groupe féminin dans un champ (McAllister). | Récolte du maïs (McAllister). | Stockage du maïs (McAllister). | Distribution des pots de bière (McAllister). |
Quelles sortes de bière ?
Il existe plusieurs sortes de bière traditionnelle en Afrique australe (McAllister 20-21). Les boissons alcooliques (bières, vins, alcools distillés) sont désignées en Xhosa par le générique utshwala /utywala.
L’histoire générale des bières traditionnelles d’Afrique australe déborde cet article. Le tableau ci-dessous se limite aux bières des Xhosa, principalement brassées pour les boire associés aux travaux collectifs, aux réunions amicales ou aux rituels en rapport avec les ancêtres.
Bière umqombothi | Bière de maïs ou sorgho offerte pour les travaux collectifs |
Bière ivanya | Bière diluée issue du rinçage des drêches de la bière umqombothi |
Bière igwele | Bière épaisse et acidulée issue du brassage de la bière umqombothi |
Bière utshwala, utywala | Bière légère et nourrissante. Même technique que la bière umqombothi |
Bière mangumba / jambulani | Bière-minute brassée avec des ingrédients industriels. Offerte en échanges de petits travaux ou bue entre amis. |
Bière ibiya | Bière industrielle ou artisanale en bouteille ou canette, vendue il y a quelques décennies parmi les Xhosa. |
Le brassage de la bière umqombothi prise à titre d’exemple est un processus long, exigeant un lourd travail relativement complexe. Le maltage du maïs dure une semaine environ. Il transforme ¼ à 1/3 du maïs consacré au brassage, l’autre partie reste sous forme de grains crus. Le brassage proprement dit dure 6 jours. Il exige de nombreux futs (plastique de nos jours), pots, chaudrons, filtres, meules et divers ustensiles. Il consomme de l’eau, du bois de chauffe et d’autres combustible (bouses séchées, végétaux) et des ferments à bière.
Épis d'éleusine coracana. | Millet ou mil chandelle. | Racine de Glia tuberosa. | Nettoyage des épis de maïs en Afrique du Sud. |
Les méthodes de brassage varient selon les régions, les matières premières, les saisons et le contexte. Les plus anciens documents disent que la bière était brassée avec du sorgho, du mil ou de l’éleusine en Afrique du sud avant l’arrivée des Européens (McAllister 20-25). Selon Bryant (1949, 274), les plus anciens grains employés pour brasser la bière en Afrique australe sont l’éleusine (Eleusine coracana) et le mil (Pennisetum). Le vocabulaire zoulou distingue clairement ces deux plantes (uNyawoti = Pennisetum, ūPóko = Eleusine). Les Portugais ont introduit des plantes américaines au 16ème siècle : maïs, patate douce, pomme de terre, courges. Le maïs a été progressivement introduit dans les schémas de brassage en modifiant à la fois le maltage et le brassage. Les variantes de brassage font intervenir le sucre qui renforce la teneur en alcool. Les peuples d’Afrique australe ont aussi maîtrisé la technique des ferments à bière confectionnés avec les racines de Glia gummifera, parmi d’autres . Ces techniques de brassage sophistiquées sont très loin des mixtures primitives que les occidentaux imaginent.
Millet cru (non germé) pour brasser la bière | Mouture du maïs. Réunion des trempes. | Cuisson du moût. | Fermentation et filtration. |
[1] Les premiers contacts des Xhosa avec des marchands européens et des missionnaires ont eu lieu au début du 19ème siècle. Les Portugais, puis les Hollandais ont établi des comptoirs sur les côtes du Cap dès 1652 pour permettre à leurs navires de se ravitailler en eau, fruits, lait et viandes troqués contre des outils métalliques. D’où l’arrivée très précoce de plantes américaines transportées par les Portugais en Afrique australe : maïs, patate douce, manioc, courges. L’introduction du maïs et de la patate douce va modifier l’agriculture locale et les techniques de brassage.
[2] Les peuples d’Afrique australe maitrisaient la métallurgie du cuivre et du fer. Les outils métalliques n’ont pas été apportés par des Européens. Une erreur née de la confusion entre les peuples métallurgistes Ngunis (Zoulou, Xhosa, Swazi, Ndébélé), Sothos, Tsongas ou Vendas et le peuple Khoisan des premiers contacts qui n’utilisait pas de métal. Les trocs sur le littoral avec les Européens procuraient aux Africains une ferraille bon marché qu’ils savaient refondre.