Les premières comptabilités de brasserie dans le monde.
On a retrouvé dans le temple d'Inanna à Uruk (sud Irak actuel) des jarres d'argile miniatures à fond pointu et col évasé (h ≈ 3 cm). Elles servaient de supports pour une comptabilité primitive organisée par le sanctuaire à la fin du IVè millénaire [1].
Ces objets miniatures tenaient lieu de calculi pour garder trace d'objets échangés ou conservés. Ici des jarres de bière, là du grain, des moutons ou diverses sortes d'objets. Ces modèles réduits précèdent de plusieurs siècles les premières écritures en partie pictographiques qui voient le jour vers -3100. Ils apportent une preuve supplémentaire de l'usage très ancien de la bière dans un complexe religieux. Car ces formes de jarres à fond pointu et col resserré se retrouvent stylisées dans les premières tablettes écrites pour désigner des jarres de bière.
Du sous-sol de la cité d'Uruk sont sorties environ 5000 tablettes d'argile couvertes de pictogrammes archaïques, écrites entre 3100 et 2900. Elles sont toutes de nature économique. Les plus anciennes sont à peine plus élaborées qu'une simple étiquette. On y lit un signe numérique accolé au pictogramme archaïque de l'objet dénombré. Les produits à base de grains, dont la bière, sont pour la plupart identifiés (Naissance de l'écriture).
Les opérations numériques sont de simples sommes. Au recto d'une tablette est imprimée une marque pour chaque jarre de bière. Le verso juxtapose ces signes numériques dans une même case, simple addition dépourvue d'unités supérieures. On reste proche des calculi enfermés dans un sac ou une bulle d'argile : autant de jarres de bière que de substituts d'argile !
Rapidement, ces relevés primitifs sont divisés en cases pour mémoriser séparément plusieurs produits ou nommer des personnes (bénéficiaires de ration, expéditeurs ou destinataires, vendeurs ou acheteurs, responsables de transaction, signataire). Mieux structurés, ces documents ne livrent toutefois aucune information contextuelle, pas même la date ou le lieu de rédaction du document.
Ces comptabilités primitives détaillent, sur le recto de la tablette, différentes livraisons homogènes (grains, jarres de bière, pains, moutons, …). Elles donnent le total au verso. Exemple Fig. 1 : deux totaux sont inscrits avec la signature du gestionnaire. Les 120 rations de grains et 30 jarres de bière récapitulent des petites opérations de livraison ou de distribution de grains et de bière notées au verso.
Le premier compte est né !
Il réunit sur un même document des produits affectés par une même opération (distribution, sortie ou entrée des réserves) et additionne les quantités de chaque catégorie de produit. Cette avancée accompagne l'utilisation des multiples de l'unité et la manipulation de plus grands nombres. Les produits sont comptés avec des systèmes numériques différents pour en faire le décompte séparé.
Mais le scribe sait aussi convertir tous ces volumes dans une même unité comptable. Les scribes savent compter séparément des rations de grain, du malt, des galettes à brasser et des jarres de bière. Mais ils calculent aussi l'équivalent-orge en volume de ces produits. Ils se forgent leur unité comptable de référence, sorte de "litre"-orge, pour additionner le volume-grain des produits de même nature (pain, galette, gâteaux, bière, moût, malt, orge, blé, ..) mais de qualités différentes (bière ordinaire, forte ou faible, pain petit ou grand, …). Cette unité permet, après conversion de tous les sous-produits, de comparer l'équivalent-orge des ingrédients utilisés avec l'équivalent-orge des produits confectionnés.
Dans cette évolution, les produits céréaliers, les grains, le pain et la bière jouent un rôle clé. La brasserie entretient avec la sphère de l'écriture des liens privilégiés. Ce nouvel outil sait calculer un ratio "grains consommés"/"bière produite". Il décline ce ratio selon le volume des divers ingrédients et le volume des différentes sortes de bières livrées.
Ce joli casse-tête a été résolu avec élégance par les spécialistes mésopotamiens ! Ils savent déjà comptabiliser des périodes de 8 ans et des quantités d'orge de l'ordre de 16.000 litres, comme le montrent 2 tablettes archaïques faisant partie d'un ensemble trouvé près de la cité de Kiš [2].
Un lot de 18 tablettes provenant d'Uruk reflète ces progrès à l'aube du 3ème millénaire[3]. Ce sont les archives du SANGA nommé Ku-šim, administrateur de temple ou de palais et responsable de la brasserie. L'un de ses comptes totalise 135.000 litres d'orge sur une période de 37 mois, chiffre à la hauteur de sa fonction. Kušim contrôle les distributions d'orge et de bière aux officiers, l'utilisation du malt et des galettes d'orge à brasser. Deux tablettes méritent d'être analysées. Elles matérialisent l'interaction entre les procédés de la brasserie et l'évolution des documents comptables.
La première offre une structure simple : une fourniture de 3052,8 litres d'orge se décompose en 1257,6 l de galettes et 1795,2 l de malt (Fig. 2). La case du total juxtapose les signes numéraux du malt et ceux des galettes, preuve que ces deux systèmes numériques sont convertibles peuvent s’additionner.
Fig. 2 : gestion de malt et de galettes d'orge (H. Nissen et al., 1993, fig. 36)
Deux "grands comptes" se présentent comme les plus élaborés de la série et de toutes les tablettes connues de cette époque. La gestion de l'orge, des ingrédients de brassage et des bières génère des documents complexes. On y enregistre plusieurs sortes de bières. Chacune peut varier par la taille des jarres ou son ratio grain/bière (cf. infra fig. 4 pour les ratios) :
Fig. 3 : n° 1 et 2 = une bière type a (2 pictogrammes standard, non hachurés)
Fig. 3 : n° 3, 6 et 7 = une bière type b, c ou d (picto standard + hachures)
Fig. 3 : n° 4 = une grande jarre de bière type b (n°3) ou une bière type b brassée selon un grand ratio grain/bière
Fig. 3 : n° 5 = une petite jarre de bière type b (n°3) ou bière type b brassée selon un petit ratio grain/bière
Fig. 3 : pictogrammes de jarres à bière ou désignant des catégories de bière.
Dans la première de ces grandes tablettes (Fig. 4), le scribe récapitule les proportions de malt et galettes par type de bières et/ou d'orge par type de produits à base de grains. Ces comptes "analytiques" offrent des informations précieuses sur la composition des bières.
Fig. 4 : malt, galettes et jarres de bières (H. Nissen et al., 1993, fig. 38)
Par exemple, 5 grandes jarres de bière (bière n° 4 selon la Fig. 3) exigent 36 l de galettes et 36 l de malt. Mais 30 petites jarres de bière (bière n° 5 selon la Fig. 3) exigent 86,4 l de galettes et autant de malt. La bière étant du même type b, et si on suppose que b fait référence à une même qualité de bière traduite par un même ratio volumique "galettes + malt / bière", la comparaison de 72 l pour 5 grandes jarres avec 172,8 pour 30 petites jarres donne un rapport des contenances de 2,4. Si la grande jarre de bière contient 12 litres, la petite contient alors 5.
Cette tablette donne un ratio pour chaque type de bière. Pour 120 jarres de bière du type c, il faut 172,8 l de galettes et autant de malt. Pour 60 jarres de type a, il faut 172,8 l de galettes mais seulement 86,4 l de malt. La composition des bières est variable, comme leur densité certainement. Par ce biais se trouve introduite en Mésopotamie les ratios fixés par type de bière, technique de brassage promise à un brillant avenir au Proche-Orient et plus largement dans le monde jusqu'à l'époque moderne.
Avec la seconde grande tablette (Fig. 5a = recto et Fig. 5b = verso), la maîtrise comptable atteint un sommet. Tous les acquis sont mis en œuvre, avec quatre progrès :
a) collation des comptes basée sur des séries de petits relevés
b) notion de période de calcul
c) total général par ingrédients pour la période comptabilisée
d) cumuls par type de bières pour la période comptabilisée
Fig. 5a : RECTO d'une collation et cumuls finaux (H. Nissen, 1993, fig. 39)
Le recto reprend sur 3 colonnes les données de petits bordereaux (ex. d'un bordereau Fig. 1) ou d'autres tablettes de distribution de jarres écrites par des services ou des responsables différents (ex. Fig. 2). Par chance, on possède l'une de celles ayant servi à collationner notre grande tablette. Elle enregistre le nombre de jarres de différentes bières allouées à 4 personnages, le nom des brasseurs et leur temps de travail[4].
Fig. 5b : VERSO de la collation fig. 5a et cumuls finaux (H. Nissen, 1993, fig. 39)
On peut ainsi contrôler qu’une distribution à l'un des 4 bénéficiaires est intégralement reprise par la grande tablette (5 grandes jarres n° 4, 10 petites jarres de bière n° 5, 20 jarres de bière n° 6-7 d'après Fig. 3). Celle-ci compte les jarres de bière de types a, b et c distribuées pour divers motifs parmi lesquels des célébrations religieuses ou des offrandes. Inanna, nom de la déesse poliade d'Uruk, apparaît dans une case (case en bas à droite Fig. 5a).
(Nissen & al. 1993, 36-37)
L'intendant de brasserie Ku-Shim (Ku-Šim) qui a visé les comptes ci-dessus est aussi le signataire d'un relevé qui récapitule 37 mois de fourniture d'orge pour la brasserie. On lit son nom dans les 2 picto en haut à gauche. (barre = KU, jarre de bière = ŠIM). Le volume d'orge enregistré est de 135.000 litres !
Ceci donne une idée des quantités de céréales consommées dans la ville d'Uruk au 31ème siècle avant notre ère. Cette petite tablette d'argile a pu être datée grâce à l'évolution rapide des styles d'écriture à cette époque (formes des pictogrammes et structure des documents). Ce relevé donne aussi la mesure du rôle économique de la brasserie dans l'émergence des premières cités-états de l'histoire humaine.
Ces tablettes illustrent la pratique du compte différé. On enregistre sur de petites tablettes la sortie des ingrédients de brasserie et la distribution des bières correspondantes, notes reprises plus tard pour établir des comptes généraux (Fig. 5a : RECTO). Les volumes d'ingrédients consommés et de jarres de bières livrées pour une certaine période sont alors additionnés et visés par un responsable de haut niveau (Fig. 5b : VERSO). La conversion des volumes d'ingrédients et de bières en équivalent-grains permet de contrôler les ratios.
Ces mécanismes comptables épousent une organisation économique. Une entité, à la fois administrative et physique (magasins, aires de maltage, ateliers de brassage) est chargée de fournir l'orge, une autre de fabriquer les ingrédients de brassage (malt, bappir, galette), une troisième de brasser la bière, une dernière de distribuer les jarres de bière au personnel. Toutes ces opérations dûment relevées sur de "petites tablettes" sont ensuite récapitulées par les scribes sur de grands comptes périodiques. La comptabilité de brasserie relève déjà à cette époque de 2 actes : constater et noter sur place dans les ateliers de brassage les produits sur des bordereaux; dans un deuxième temps, reprendre ces bordereaux, additionner et ventiler les volumes gérés par nature de produit (grains, jarres de bière) et qualité de boisson.
On reste stupéfait par la complexité des documents et des calculs atteinte dès l'aube du 3ème millénaire, quelques siècles seulement après la naissance de l’écriture. Les impératifs de gestion de la brasserie jouent dans cet aboutissement un rôle évident. Certains traits essentiels de la pratique comptable mésopotamienne sont fixés et resteront en vigueur pour les deux millénaires à venir. Les informations vont s'enrichir, l'écriture cunéiforme va s'éloigner de la pictographie, les systèmes numériques se simplifier. Mais les récapitulatifs comptables demeureront, en particulier pour gérer les nombreux ingédients de brassage et les multiples qualités de bière.
Le principe d'une unité volumique de compte commune aux grains bruts, aux ingrédients de brassage et aux diverses qualités de bière est acquis. Il répond aux besoins précoces de la brasserie dont on veut contrôler de bout en bout le processus, depuis l’affectation intiale des grains jusqu'à la production des jarres de bière. La supervision par la méthode du ratio "volume d'orge consommée / volume final de bière brassée" est en germe dans les tablettes récapitulatives archaïques. Elle connaîtra son plein développement au 3ème millénaire.
[1] Denise Schmandt-Besserat 1988, Tokens at Uruk, Baghdader Mitteilungen 19, 2-35, 42
[2] Hans Nissen, Peter Damerov, Robert Englund 1993, Archaic Bookkeeping. Early Writing and Techniques of Economic Administration in the Ancient Near East, p. 35.
[3] Hans Nissen & al., op. cit. 36-46.
[4] Hans Nissen & al., op. cit. 43-46, et fig. 39 b.