Naissance de l'écriture et pictogrammes de la brasserie mésopotamienne.
L'explosion urbaine escorte de profonds changements qui aboutissent vers 3300 à l'apparition de l'écriture en Mésopotamie méridionale, suivie des premiers textes proto-élamites de Susiane, région orientale adjacente. Cette invention s'insère dans une multitude de bouleversements économiques et techniques.
En quelques siècles, la population de la région a décuplé, croissance démographique exceptionnelle pour l'époque. Des cités comme Nippur et Uruk s'étendent respectivement sur 50 et 70 ha, d'autres environ 30 ha. Elles forment les noeuds d'un maillage territorial unissant hiérarchiquement villages et hameaux. Une lente migration vers le sud s'amorce, à la fin de laquelle la cité d'Uruk et sa région concentrent, vers 3200, 60% des établissements sédentarisés. La ville d'Uruk couvre alors 100 ha et atteindra vers 2900 les 550 ha enceints de remparts[1].
Ces premières concentrations humaines de l'histoire engendrent de puissantes organisations avec leurs moyens de contrôle. Les activités artisanales aux faibles débouchés villageois se développent et se spécialisent. Ces évolutions économiques et politiques irréversibles exigent à leur tour une coordination administrative et une supervision accrues.
La dépendance des proto-urbains vis à vis des productions de subsistance devient si forte que les villes réorganisent leurs approvisionnements et leur gestion des échanges entre production rurale et artisanat urbain. La cité contrôle un plus vaste territoire et intensifie les contacts. Hameaux et bourgades se placent sous sa protection et celle de ses administrateurs. L'écriture est d'abord un outil comptable pour contrôler ces échanges. Son usage "littéraire" viendra beaucoup plus tard, vers 2500.
Objets provenant du site de Suse (Iran), période Suse II (4ème millénaire av. n. ère). Musée du Louvre | |||
Bulle d'argile avec empreinte de scellement représentant une scène d'engrangement du grain | Écuelles à bords biseautés provenant de Suse, période d'Uruk | Bulle-enveloppe et ses jetons de comptabilité (Suse) | Jetons de comptabilité (Suse) |
Vers 3300, les outils existants ne suffisent plus à maîtriser cette complexité croissante. Cachets et sceaux-cylindres, calculi et bulles scellées, tablettes numériques véhiculent encore trop peu d'informations. Mais ces procédés, fusionnés puis enrichis par des opérations abstraites de génération-combinaison de signes, portent en germe les premiers éléments d'une écriture.
Fig. 1 : Evolution des pictogrammes au fil des siècles (R. Labat, Manuel d'épigraphie akkadienne 1988, p. 3)
Les signes primitifs sont en majorité pictographiques, au nombre de 1200 environ, variantes et combinaisons incluses, dont 60 signes numériques. Vers 3000 commence un processus de simplificaton du graphisme, de rotation générale des signes de 90° à gauche et de décomposition des lignes en succession de "clous", empreintes cunéiformes droites adaptées à l'utilisation par le scribe du calame, roseau dont une extrémité est taillée en triangle pointu (Fig. 1).
Ces pictogrammes schématisent des objets du monde réel (vases, poissons, oiseaux, montagne, charrue, étoile, tête, …) selon des procédés simples : figuration complète de l'objet, partie donnée pour le tout (tête typique pour l'animal entier), schématisation (champ, ville, enclos, …), pure convention (mouton=croix dans un cercle).
Par dérivation, association de sens ou abstraction, des pictogrammes évoluent pour signifier une action ou une idée. La tête évoquera la bouche, l'action de manger ou boire, finalement la parole et le cri. L'étoile désigne aussi le divin, le sacré jusqu'à devenir plus tard le signe marquant les noms de divinités. Les Sumériens mettent en œuvre tous les moyens de création pictographique pour créer et manipuler une large gamme de signifiés (objets concrets, qualités, actions, idées) et d'abstraits grammaticaux.
Dans ce vaste répertoire, quelques dizaines de pictogrammes font référence à la brasserie, aux divers ingrédients de brassage, aux types de bières et aux accessoires pour les servir (Fig. 2).
Fig. 2 : pictogrammes archaïques sumériens associés au brassage ou au service de la bière.
La bière et la jarre à bière sont un seul et même signe, un profil de vase à fond pointu et col évasé. De l'épaule droite sort un trait droit ou courbé pouvant représenter soit un bec verseur, soit un tube plongé dans la jarre pour en aspirer le contenu (Fig. 2, n° 1, Fig. 5, n° 2-3). Cette représentation très ancienne est portée sur des étiquettes d'Uruk datée de 3100 [2].
Ce pictogramme-matrice nous dit :
- l'association de la jarre de bière avec le stockage et la distribution. La jarre désigne la bière-ration dans le magasin du gestionnaire plutôt que la bière-brassée entre les mains du brasseur. Les premiers scribes sont plus contrôleurs-comptables des grains que techniciens-brasseurs, comme en Egypte. Ce pictogramme est courant sur les tablettes archaïques de distribution de grains, pains et bière. La jarre est prise comme unité des rations octroyées (comptée entière ou par fraction 1/3 ou 2/3). Les scribes l'ont choisi pour signifier bière. On ne peut exclure qu'il s'inspire d'un dispositif domestique de jarre dans laquelle la bière serait directement brassée.
- le fond pointu permet de la poser sur un support percé. Ceci renforce l'idée d'une jarre souvent manipulée, de contenance faible (5 à 20 litres maximum), ni trop lourde ni trop fragile.
- le col évasé facilite son remplissage. L'accent est mis sur le ré-emploi du contenant qui peut servir de jarre à fermenter.
- le bec verseur ou le tube à boire évoque l'étape finale : verser la boisson, ou mieux l'aspirer pour éviter d'ouvrir la jarre et d'en remuer le contenu.
- Différentes façons de hachurer l'intérieur des jarres désignent des bières de qualités différentes (Fig. 2, n° 2, n° 3-4).
On possède un tesson provenant de l'ancienne cité de Jemdet-Nasr, fragment de col d'une jarre contenant 25-30 litres et datée de -3000 environ [3]. Y sont inscrits les sumérogrammes DUG=pot/jarre et KAŠ=bière. En marquant la jarre des signes du contenant et du contenu, le scribe n'a pas redoublé le sens. DUG signifie jarre-de-ration et KAŠ ration-de-bière. Cette nature hybride de la bière (boisson + ration) marquera longtemps les comptabilités mésopotamiennes. On comptera des jarres de bière pour surveiller le stockage et la distribution de la bière-boisson, mais on calculera des volumes de grains et de bière pour contrôler leurs ratios et ainsi attribuer à chaque catégorie sociale la qualité de bière-ration convenue. La bière n'est pas seulement une boisson fermentée de nature alimentaire. Elle sert aussi de marqueur des différences sociales. La qualité de la ration-bière se mesure au volume de grains employés pour brasser un même volume de bière selon une échelle qui va de 1 à 3, échelle qu'on peut calculer grâce aux tablettes comptables. 3 fois plus de grains pour brasser le même volume de bière implique une bière trois fois plus forte, plus savoureuse et plus alcoolique.
Le second groupe de pictogrammes représente le BAPPIR, c'est à dire le pain-bière. Cet ingrédient ancien et fondamental du brasseur mésopotamien (Fig. 2 n° 3-4) se compose de grains moulus mélangés à des plantes. Ils sont pré-cuits sous forme de pains prêts à l'emploi. Il suffit au brasseur de les tremper. Là encore, la jarre se substitue à l'ingrédient. Le mode d'emploi du BAPPIR reste indissociable du contenant où se transforme la boisson fermentée. La protubérance basale figure probablement un trou d'écoulement. L'un des pictogrammes (n° 3) signifie aussi ŠIM, les plantes aromatiques en général qui incluent résines, gommes et odorantes, et dont on verra le rôle en brasserie et dans la composition du BAPPIR.
La galette de céréale cuite et directement utilisée dans le brassage constitue également un ingrédient ancestral important (Fig. 2 n° 5), composée d'orge ou de blé (Fig. 2 n° 6 = ŠE). Les bières sumériennes ne sont pas 100% malt, loin s'en faut.
Le malt se signale par son absence dans cette liste. Il figure pourtant sur les tablettes archaïques, mais comptabilisé comme les grains crus. Ceci peut s'expliquer par le fait que des grains d'orge ou de blé occupent le même volume qu'ils soient crus ou bien maltés. Le malt est désigné sur les documents comptables par un système numérique spécifique avec lequel le scribe prend note des volumes de malt. Il en résulte qu'à ses yeux 1 vol. de grains crus = 1 volume de malt. Grains crus décortiqués et grains de malt sont équivalents d'un point de vue comptable strict. Cette règle ne s'applique pas aux grains bruts non décortiqués. Le blé amidonnier brut, avec ses glumes adhérentes, est bien sûr plus volumineux que l'amidonnier décortiqué.
Certains pictogrammes se combinent et symbolisent des ingrédients essentiels du brassage. C'est le cas du pictogramme AMA=mère (Fig. 2 n° 7). Associé à ŠIM = aromates, ou ŠIM+GAR, il donne AGARIN4-5 (akkadien agarinnu), le moût de bière et surtout le levain pour transformer ce moût. Ceci signifie qu'à la fin du 4ème millénaire, les Mésopotamiens identifient parfaitement la matière qui provoque la fermentation de la bière [4].
Le sumérogramme du support de cuve de fermentation est très ancien (Fig. 2 n° 8=KAN). Le n° 9 montre une galette plongée dans un vase, opération de brassage importante (trempage).
Les deux pictogrammes de la Fig. 2 n° 10 signifient ration ou pain, et représentent aussi le sumérogramme NI qui, composé avec DUR-BUR, désigne la cuve de fermentation (akkadien namzitu).
Le signe MUD (Fig. 2 n°11) signifie tube, chalumeau à boire. ŠAKAN (Fig. 2 n°12) désigne la cruche dont le dessin dérive de la jarre à bière. SIK représente la faiblesse (Fig. 2 n° 13) et, de proche en proche, la bière légère (akk. našpu).
Pour terminer, le sumérien note UKKIN = assemblée par cette grosse jarre ventrue (Fig. 2 n° 14). A moitié pleine (ou vide), munie du tube à boire, elle symbolise la réunion autour d'une jarre de bière, l'idée d'une assemblée ou d'un conseil. Ce pictogramme accolé à GAL (grand, important, chef), signifie chef de l'assemblée et, plus concrètement, "celui qui fournit et offre la bière". Le tube à boire dérive du roseau dont il est fait (n° 15 + Fig. 1).
[1] Superficie gigantesque comparée aux métropoles-symboles du monde antique: Athènes=25 ha (500 av. JC), Jérusalem=10 ha (50 ap. JC). La ville de Rome (1100 ha sous Hadrien en 100 ap. JC) est seulement 2 fois plus vaste qu'Uruk quelques 3 millénaires plus tôt ! (Hans Nissen 1988, The Early History of the Ancient Near East 9000-2000 B.C., p 72). Uruk occupe la surface moyenne d'un arrondissement parisien (Paris = 10.540 ha/20=527 ha).
[2] Krystyna Szarzynska 1994, Archaic Sumerian Tags, Journal of Cuneiform Studies 46, p. 3, 10 étiquette n° 8. Et K. Szarzynska 1993, Offerings for the Goddess Inana in Archaic Uruk, p. 11 Table 1.
[3] R. K. Englund et J-P. Grégoire 1991, The Proto-cuneiform Texts from Jemdet-Nasr, Materialien zu den frühen Schriftzeugnissen des Vorderen Orients 1, p. 9 et n° 244
[4] A l'évidence, les Mésopotamiens ne savent rien des levures. Le levain (agarinnu) qu'ils manipulent se récupère au fond des jarres ou sur la mousse pendant la pleine fermentation. Ce levain est une combinaison de microorganismes différents (levures, bactéries, etc.) et de matières organiques (protéines, débris de cellules, déchets de grains, etc.).