Boire ensemble la bière scelle les transactions faites sous serment.
Les kudurrus sont des documents gravés sur pierre pour garder trace des cessions de biens fonciers par un groupe de vendeurs à des individus faisant partie de l'élite sociale d'une cité [1]. Les premiers kudurrus proviennent de toute la Mésopotamie, sa partie la plus méridionale exceptée.
L'un des plus anciens kudurrus se présente comme un couple d'objets de petite dimension taillés en serpentine (ou schiste), le premier en forme de stylet, l'autre de plaque [2]. Ils datent de 3100-2900 et décrivent chacun une transaction sur les deux faces de l'object .
Le "stylet" (BM-86260) mentionne la vente d'un « champ de 5 bùr (˜31 ha) du (temple) de la déesse Nin-GIR.HA.RAD », pris dans le domaine foncier du sanctuaire de cette divinité, situé près d'Urum, ville identifiée avec le site archéologique de Tell 'Uqair. Des personnages figurés en pied, on ne sait qui est le vendeur, qui est l'acheteur.
Sur la "Plaque" (BM-86261), le personnage de droite semble prêter le serment qui scelle la vente devant l'emblème tendu par le personnage de gauche.
Fig. 1 : kudurru dit "Plaque Blau" (d'après Gelb, Steinkeller, Whitting, 1991 : p. 42 et pl. 12)
La "plaque" (Fig. 1) énumère la contrepartie du terrain :
« 2 BA.DAR, 2 BA.NAM, 2 grands vases métalliques šen, 30 EN.SA, 30 EN.A, 2 grands vases métalliques uri, 2 vêtements de lin, 2 vases d'huile …, 1 kg de laine, 1 esclave, 2 objets NA en argent, 750 gr de vêtements, 10 chèvres, 120 litres de pain, 10 pots de bière » (en bas à gauche : 10 pots de bière = jarre avec tube, à côte 2x60 pains = forme de bol) [3].
Pain et bière sont comptés parmi les contre-valeurs en nature du champ acheté, au même titre qu'esclave, argent, vases et chèvres. Mais surtout, ils seront consommés chez l'acheteur, au cours d'une fête de clôture réunissant vendeur(s), acheteur(s), témoins et proches. Boire la bière ensemble et manger le pain ne sont pas une consommation banale concluant une transaction "commerciale". Ce sont des gestes symboliques qui scellent la confiance, l'absence d'arrière-pensées, la vérité devant le dieu de la justice Shamash.
Des documents plus récents fournissent quelques détails du cérémonial : serments jurés, onctions d'huile, partage final du pain et de la bière dans la maison de l'acheteur. C'est pourquoi les kudurrus sont parfois illustrés de scènes de préparations alimentaires : personne agenouillée maniant le pilon devant un mortier, vases, jarres à bière, paniers, animaux, etc. Sur la stèle de la Fig. 2, Ušumgal, la fille du prêtre offre à son père une jarre de boisson tendue de la main droite, de la bière sans doute, un panier posé à ses pieds. Son père est figuré sur la face A de la stèle, Ušumgal sur la face D.
Fig. 2 : stèle Ušumgal datée du
Dynastique Archaïque I-II, 2900-2600 (face D).
Un contrat d'époque présargonique (2450-2340) provenant de Sippar se conclut ainsi : « Total : 20 témoins dans la maison de I.lu.(lu ?) fils de I.[…] le gouverneur, ont mangé le pain (et) bu la bière ».
La fête de clôture des contrats a un sens rituel. La pierre réputée indestructible des kudurrus et leurs illustrations soignées font de chaque acte de vente un moment solennel, placé sous le regard des dieux. Témoins intangibles de pierre, les kudurrus sont gardés dans les temples. Dans ce contexte, pain et bière ne sont pas aliment et boisson ordinaires. Leur partage dépasse la simple consommation alimentaire collective pour lier symboliquement les participants. Acheteur, vendeur, témoins, et leurs descendances ne reprendront plus la parole jurée. Les participants s'oignent d'huile pour se purifier. L’onction est une bénédiction divine qui met en condition ceux qui vont contracter un engagement sacré.
Selon ces anciens kudurrus, la bière est en Mésopotamie la boisson spéciale des circonstances importantes de la vie sociale. Elle ne se réduit pas à cette boisson ordinaire, simple complément des galettes d'orge. L'usage rituel de la bière, entrevu avec les cachets de Tepe Gawra, prime ou accompagne sa finalité alimentaire. La bière porte des symboliques touchant la fertilité, les rites agraires, les communions festives et par conséquent les rituels qui accompagnent un serment solennel et le scellement d'une transaction. Cette dimension est confirmée par les textes du 3ème millénaire touchant les activités religieuses.
[1] I. J. Gelb 1991, Earliest Land Tenure Systems in the Near East : Ancient Kudurrus, Oriental Institute Publications Volume 104, pp 1-11. Certains kudurrus sont des inventaires, d'autres des donations ou listes de biens distribués. Certains sont rédigés sur tablettes et non gravés dans la pierre. Au sens strict, Kudurru désigne les pierres inscrites utilisées pour marquer les limites de propriété foncière à l'époque cassite. Par extension, il désigne les documents plus anciens relatifs aux ventes de terrains.
[2] Baptisés "Monument Blau", du nom du médecin allemand qui les acheta vers 1875, ou encore "obélisque" et "stèle" Blau, pour des raisons obscures. Leurs petites dimensions rendent ces appellations fantaisistes. Le "stylet" et la "plaque" mesurent respectivement 18 x 4,3 x 1,3 cm et 15,9 x 7.2 x 1,5 cm.
[3] Gelb op. cit. p. 42, 106-107 pour la seconde citation. Un autre document, l'obélisque Maništušu, s'est avéré être un faux exécuté par le clergé de Sippar à l'attention du roi Nabonide (4ème siècle) (Charpin 2002, Esquisse d'une Diplomatique des documents mésopotamiens, Bibliothèque de l'Ecole des chartes T. 160, p. 511 et n. 128).