Les bières néolithiques en Chine (7000-3000 av. n. ère).
La forme globulaire des jarres retrouvées en Chine sur les sites du néolithique ancien a-t-elle un lien avec le brassage de la bière ? Même question pour les amphores archaïques et plus récentes découvertes sur les sites néolithiques en Chine.
- Les bières sont brassées avec toutes les plantes riches en amidon, des céréales (millet, riz) mais également des tubercules, des fèves et des fruits amylacés.
- Deux méthodes de brassage coexistent : les ferments à bière et le maltage des grains, le millet principalement.
Ces informations de plus en plus concordantes recueillies sur le brassage de la bière au néolithique couvrent une période néolithique relativement longue, entre 7000 et 3000 av. n. ère. Elles soulèvent une nouvelle question. La forme et la taille des jarres et des amphores utilisées pour brasser et garder la bière ont-elles un rapport avec les méthodes de brassage et une consommation plus intensive de la bière à partir de -4500 ? Pour corroborer cette analyse, deux séries de recherches sont entreprises par l’équipe de Li Liu.
En 2019, elles confirment que les jarres de forme globulaire découvertes sur de nombreux sites néolithiques sont effectivement utilisées pour brasser de la bière avec les deux méthodes de brassage déjà identifiées en 2016 : les ferments à bière et le maltage des grains. Ces jarres globulaires précèdent les amphores à fond pointu dites jiandiping, utilisées entre 4000 et 2500 pour brasser la bière dans la même région du bassin moyen du Huang-He et de la Wei.
En 2020, l’investigation porte sur la période 5000-4000 pour combler une lacune chronologique entre les jarres globulaires anciennes (Jiahu, néolithique ancien de Yangshao, entre 7000 et 5000) et les grandes jarres à fond pointu jiandiping apparues vers -4000. Les analyses confirment que ces amphores anciennes de types Banpo servaient également à brasser la bière.
En résumé, les recherches de Li Liu restaurent une séquence chronologique complète pour le néolithique et le brassage de la bière dans la région du Huang-He. Elle va de Jiahu (≈ -6000) jusqu’aux sites récents de Mijiaya/Xinjie, Dingcun et Yangguanzhai (4000-3000) et passe par une période intermédiaire (Banpo IV) et les anciennes amphores à bière.
A. Les jarres globulaires de Lingkou et Guantaoyuan (2019).
Deux nouveaux sites néolithiques distants d’environ 300 km ont été testés: Lingkou (district de Lintong) et Guantaoyuan (district de Baoji), tous deux près de la rivière Wei dans le Shaanxi (voir carte). Les échantillons analysés pour Lingkou et Guantaoyuan datent respectivement de 5900–5000 et 5800–4900 av. n. ère, époque du néolithique ancien dans cette région de la Chine. A savoir 3 tessons de jarres globulaires et 3 tessons de tripodes pour Lingkou, 14 tessons (jarres, bols, tripodes, bassin perforé) et meules de pierre pour Guantaoyuan[1].
Les plantes employées pour brasser la bière sont celles déjà identifiées à Mijiaya et Dingcun, plus les haricots et le gingembre.
Genre/espèce | Plantes identifiées | Lingkou | Guantaoyuan |
Panicoideae | Millet ou mil commun (Panicum miliaceum) | X | X |
Sétaire d'Italie ou petit mil (Setaria italica) | principalement | X | |
Larmes de Job (Coix Lacryma-jobi) | X | X | |
Triticeae | Herbacées des genres Agropyron, Elymus et Leymus. | X | X |
Oryza sp. | Une forme domesquée de riz, bien qu'il ne soit pas prouvé que la région de la rivière Wei appartienne à la zone endémique du riz sauvage (Oryza rufipogon) | Lingkou seulement | Absent |
Cucurbitaceae | Gourde-serpent (Trichosanthes kirilowii). Souvent cultivé dans le nord de la Chine. | peu | Guantaoyuan surtout |
Zingiber sp. | Les racines de Gingembre ont été utilisées comme épices et médecine. | X | X |
Racines et tubercules | Igname (Dioscorea polystachya) | Absent | X |
Bulbes de Lys (Lilium sp.) | Absent | X | |
Fabaceae | Haricots. Peut-être des espèces sauvages du pois Vicia. 17 espèces de pois du genre Vicia sont cultivées dans le Shaanxi. | X | X |
Lingkou borde deux rivières, tandis que Guantaoyuan se trouve sur une haute terrasse. Cette différence peut expliquer la présence du riz à Lingkou et son absence à Guantaoyuan, inversement la présence des racines riches en amidon (bulbes de lys, igname) uniquement à Guantaoyuan. Différentes ressources amylacées peuvent expliquer les méthodes de brassage variables qui ressortent de l’analyse des microorganismes.
Deux méthodes de brassage :
A Lingkou, la structure et la déformation des granules d’amidon impliquent une germination et une fermentation, deux indices du brassage avec du malt de millet. Les phytolithes qui proviennent surtout des enveloppes de grains de millet ou de riz montrent que les grains entiers ont été brassés, sans doute après germination. On a donc principalement affaire à un brassage par maltage des millets, le riz apportant l'amidon brut.
A Guantaoyuan, les brassins contiennent plus de phytolithes de feuilles et de racines. La présence de deux champignons amylolytiques, Rhizopus et Aspergillus oryzae, dénote l’utilisation de ferments à bière pour le site de Guantaoyuan uniquement. La présence des hyphes et des sporanges implique que ces souches de champignons se sont développées pendant la fabrication des ferments avec des conditions favorables de température, humidité et nutriments. On a affaire à une culture (spontanée ou contrôlée) de champignons amylolytiques.
Une fois ces deux méthodes de brassage identifiées et datées, la question se pose de leur rapport avec la forme des jarres et des pots clairement associés à la fabrication de la bière. Les récipients les plus anciens sont de forme globulaire. Ils ont été retrouvés sur de nombreux sites et couvrent en gros la période entre 7000 et 5000 BC.
A partir de -4000, une nouvelle forme apparaît : la jarre à fond pointu ou amphore nommée jiandiping. Cette amphore est associée à l’entonnoir et au cuiseur multiperforé de terre cuite. Ce kit de brassage se développe tout au long de la culture Yangshao, entre -4000 et -3000. Pendant cette période, la taille des amphores augmentent lentement jusqu’à atteindre presque 1 m de haut (0,87 cm moy.). On peut l’interpréter comme l’indice d’une consommation croissante de bière, de cérémonies réunissant des groupes toujours plus nombreux. La proportion de grains prélevés sur les récoltes pour brasser de la bière augmente, allant de pair avec l’expansion de l’agriculture. Le perfectionnement des techniques et des outils pour brasser est un phénomène lié à l’émergence de hiérarchies sociales.
Peut-on analyser la fonction des jarres et des amphores à bière ?
La jarre globulaire avec son col plus ou moins étroit est un récipient idéal pour la germination de grains et la fermentation d’une masse semi-solide de grains, dernière technique qui correspond à l’usage des ferments à bière. Son usage est techniquement très large : de la cuisson des soupes à la fermentation des gruaux plus ou moins épais. Cependant, son ouverture étroite permet une fermeture aisée et efficace, ce qui convient aux liquides qu'on veut séparer de l'air, pas nécessairement aux cuissons d'aliments à pot ouvert.
L’amphore jiandiping, plus tardive est aussi plus spécialisée. Elle est adaptée aux liquides. Son fond pointu implique qu’elle soit semi-enterrée et tenue debout. Sa hauteur favorise la convection des liquides sous l’effet du gradient de température entre le fond et le col. C’est la jarre idéale pour la fermentation des liquides, pour la bière brassée par infusion d’un mélange de grains maltés et de racines ou tubercules riches en amidon. Même remarque concernant sa fermeture facile grâce au col étroit et long.
B. Les amphores archaïques pour brasser la bière (2020).
Entre 5000 et 4000, une amphore de forme plus archaïque précède l’amphore pointue jiandiping. De forme trapue, à fond pointu et col étroit avec une embouchure en forme de tasse, souvent munie de deux anses latérales, elle appartient également à la culture néolithique de Yangshao. L’équipe de Li Liu a analysé 11 amphores de ce type exhumées sur les 2 sites de Banpo et Jiangzhai, dans des tombes ou des habitations[2].
Les résultats croisent et confirment les données déjà obtenues sur d’autres sites archéologiques de la région. Ces amphores servaient au brassage de la bière avec deux méthodes de brassage concurrentes ou complémentaires. Ces amphores étaient habituellement interprétées comme des jarres pour puiser, garder ou transporter l’eau. Les analyses scientifiques de Li Liu et ses collègues bouleversent cette opinion. Le brassage de la bière a besoin d’eau. Mais l'utilisation de ces amphores visait principalement la préparation de la bière. Ces amphores remplissaient toutes les étapes du brassage : la fermentation (forme de l'amphore), la garde (fond pointu, amphore semi-enterrée), le service de la bière (forme du goulot), et enfin les offrandes de boisson fermentées (amphores retrouvées dans des tombes ou recyclées comme urne funéraire).
Passer de l’eau à la bière n’est pas anodin quand on veut comprendre le mode de vie des groupes humains du néolithique. A côté de la chasse et de la pêche, leur existence fait une place de plus en plus importante aux boissons fermentées issues des céréales, des tubercules et des fruits amylacés. Le rôle social de la bière grandit. Son rôle symbolique se construit comme l'indique les offrandes funéraires.
Ces dernières découvertes comblent l’intervalle de 1000 ans entre le néolithique ancien et le néolithique récent de Yangshao. C’est un résultat considérable et admirable.
La Proto-histoire de la brasserie chinoise est désormais documentée sur 4 millénaires, entre 7000 et 3000, pour le bassin moyen du Huang-He. Cette longue séquence est la première chronologie aussi complète de la brasserie pour une période aussi ancienne obtenue dans le monde. De telles recherches étendues au bassin du Yangtze pourraient révéler des surprises, dans des régions où le riz et les tubercules étaient la base alimentaire, non le millet.
Les méthodes d’analyses peuvent être affinées pour caractériser d’autres méthodes de brassage comme l’insalivation ou les plantes amylolytiques. L’action de la ptyaline (salive humaine) ou des amylases issues de plantes ne laissent probablement pas les mêmes signatures dans les granules d’amidon.
Les méthodes d’analyses archéologiques employées en Chine peuvent être appliquées dans d’autres régions du globe qui possèdent une riche protohistoire de la bière (Moyen-Orient, Asie du Sud-est, Asie centrale, Inde, Afrique, Amérique du sud et centrale, Europe). Une équipe européenne a récemment proposé un nouveau marqueur pour détecter l'action du maltage sur des résidus de grains. Il présente l'avantage de s'appliquer à des restes de grains très déteriorés. Il a aussi une limite : seule la méthode du maltage est identifiable. Les autres méthodes de brassage resteront invisibles sans une analyse des résidus de champignons miscroscopîques.
C. La technique des ferments à bière est-elle une invention chinoise ?
Il n’est pas certain que la méthode des ferments à bière soit une invention chinoise si par « chinoise » on désigne la région du Fleuve Jaune il y a 7000 ans. C'est la datation la plus ancienne fournie par les sites de Lingkou et Guantoyuan. Un résultat en soi remarquable.
Le concept d’invention est inapproprié quand il s’applique aux techniques alimentaires. L'origine des ferments à bière est sans doute complexe car elle puise dans un préhistoire pendant laquelle toutes les boissons fermentées se combinent. A l'époque de Jiahu, la bière n'est pas encore née. Elle ne s'est pas encore séparée du tronc commun des boissons alcooliques qui sont en même temps et techniquement de l'hydromel, de la bière et du vin. Le socle préhistorique des boissons fermentéees indifférenciées est partagé par tous les groupes humains asiatiques. La technique du ferment à bière peut avoir été mise au point en Asie centrale par exemple, puis amenée dans le bassin du Fleuve Jaune par des populations non-sinisées. Dans ce domaine, la quête des « inventeurs » ou du foyer d'origine est illusoire.
D'autre part, la technique des ferments à bière est connue dans des régions du monde à une époque protohistorique où des contacts avec la Chine centrale restent à prouver. L’Inde des bassins de l’Indus et du Gange utilisait le ferment à bière kinva il y a plus de 3500 ans. Les Amérindiens des Caraïbes connaissent cette technique pour brasser de la bière de patate douce (mabi). Elle est documentée pour l’époque moderne (16-17ème), certainement plus ancienne, sans qu’on puisse supposer une influence chinoise. A cette époque, seule la route maritime du Galion de Manille relie l’Amérique centrale et les Philippines. Le ferment à bière bubod aux Philippines pourrait avoir été emprunté aux techniques de brassage chinoises. Il faudrait pouvoir le prouver et surtout en préciser la chronologie.
Sous les Ming, le récit des périples maritimes de l’amiral Zheng He contient de nombreuses références aux peuples brasseurs des mers du sud (Java, Sumatra). Ces voyages entrepris entre 1405 et1433 sont trop tardifs pour en déduire des emprunts de méthodes de brassage venues de Chine méridionale.
En bref, les ferments à bière sont connus et utilisés par l'ensemble des peuples asiatiques, de l'Inde jusqu'au Japon, de le Chine jusqu'à Java. Une technique pratiquée sur une aire géographique aussi vaste peut difficilement provenir d'un seul foyer d'origine, aussi ancien soit-il.
[1] Li Liu, Jiajing Wang,Maureece J. Levin, Nasa Sinnott-Armstrong, Hao Zhao, Yanan Zhao, Jing Shao, Nan Di, and Tian’en Zhang, The origins of specialized pottery and diverse alcohol fermentation techniques in Early Neolithic China, PNAS June 2019. 0. pnas.org/content/116/26/12767
[2] Li Liu, Jiajing Wang & Huifang Liu, The brewing function of the first amphorae in the Neolithic Yangshao culture, North China, Archaeological and Anthropological Sciences volume 12 (2020). doi.org/10.1007/s12520-020-01069-3