La bière cosmique des Achuars (Jivaros)Article 2 sur 5 Brassage de la bière de manioc nijiamanch

Manières de boire des jivaros Achuars

 

 

Arrivée en octobre 1976 de l'anthropologue Philippe Descola dans la maison de Wajari bâtie le long du Capahuari :

Achuars jarre à biere
Muits, jarre de fermentation pour la bière de manioc. Achuars. D'après document de Ph. Descola. Les Lances du Crépuscule, Plon 1993. Terre Humaine p. 121.

« D'une voix tonnante, le maître de maison s'écrie soudain : "Niajiamanch! wari, jiamanch, jiamanch, jiamanch!" C'est le moment pour les femmes de servir la bière de manioc, nijiamanch, cette boisson onctueuse légèrement alcoolisée qui constitue l'ordinaire de la vie quotidienne. Mes compagnons ne boivent jamais d'eau pure et la bière de manioc sert autant à étancher la soif qu'à caler l'estomac et à lubrifier les conversations. Quelques jours de fermentation supplémentaires la convertissent en une boisson forte qu'on consomme en libations répétées lors des fêtes. Senur étant occupée à étriper le pécari au bord du Kapawi, c'est sa sœur Entza, la seconde épouse, qui accourt vers son mari avec un pininkia, une grande coupe de terre cuite engobée de blanc et finement décorée de motifs géométriques rouges et noirs. D'une main plongée dans le liquide blanchâtre, elle triture la pâte de manioc pour mieux la diluer dans l'eau, rejetant de temps en temps de longues fibres qui surnagent. La bière de qualité doit être homogène et sans grumeaux, crémeuse au palais et point trop aqueuse. » (Descola) [1].

Les manières de boire sont codifiées. Les femmes ont le contrôle de la bière depuis le brassage jusqu'à son ingestion par les hommes et elles-mêmes. Les hommes ne doivent pas refuser la bière, du moins les premières coupes. Il faut éviter les manifestations aérophagiques ou de se lever pour aller uriner.

« La bière se boit selon un code de bienséance précis que j'ai assimilé en quelques jours, puisque c'est toujours par les manières de table que débute l'apprentissage d'une culture inconnue. Il est inconcevable de refuser la coupe offerte par une femme ; un tel geste serait interprété comme un signe de défiance grave envers l'amphitryon, soupçonné ainsi d’avoir empoisonné le breuvage. A ce qu'on dit, seuls les agonisants et les ennemis déclarés dédaignent le nijiamanch qu'on leur présente, cette conduite des uns comme des autres étant le plus sûr révélateur de leur véritable condition. Il ne faut pourtant pas accepter le pininkia avec précipitation : une grande réserve est ici de mise et, en aucun cas, l'étranger à la maison ne doit dévisager la femme qui sert sous peine de passer pour un séducteur. Cette conduite d'évitement rend les libations d'autant plus contournées qu'il est malséant pour un homme de toucher la bière de manioc, sur laquelle les femmes continuent d'exercer leur mainmise jusqu'à l'ingestion. » (Descola).

 

Bol à biere Ashuar
Coupe pour servir la bière de manioc. Achuars. D'après document de Ph. Descola.

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Bol à biere Ashuar
Coupe (calebasse) pour servir la bière de manioc. Achuars. Berkeley collection.

Même quand un insecte se noie dans la coupe de bière, le buveur ne doit pas y tremper les doigts. Seule une femme le peut. 

Tout le monde boit de la bière, toute la journée et jusqu'à 5 litres en moyenne. L'eau, trop infestée dans tout le basin amazonien, n'est pas consommée. Les Achuars distinguent, comme d'autres peuples amazoniens, l'eau céleste (yumi) pure et buvable, et l'eau terrestre (entza) non potable.

Pour préparer la bière, on puise à la rivière (eau terrestre) qui se transforme en eau céleste par la magie de la fermentation et de la calebasse spéciale yumi dans laquelle on la recueille. Ce détournement sémantique rend l'eau infestée utilisable pour brasser la bière.

 

On peut ne se nourrir que de bière, suffisamment riche par elle-même, du moins pour quelques semaines. En expédition (chasse, guerre), les femmes emportent de la pâte enrobée dans des feuilles de palmier et qu'il suffit de diluer et laisser fermenter.

A l'occasion des travaux collectifs (abattis, construction de maison, pêche, déplacement du groupe), des fêtes de boisson sont organisées, comme pour les départs en guerre. Refuser de boire est très mal vu. Refuser la calebasse de bière tendue par une femme-brasseuse expose au ridicule ou au soupçon.

Les libations de bière sont un terrain de jeu entre hommes et femmes, entre celle qui offre et celui qui accepte, mais également entre celle qui maîtrise l'art du brassage et celui qui boit passivement. Le refus de la bière peut donc aussi devenir un affront fait à la brasseuse.

 


[1] Ph. Descola 1993, Les Lances du crépuscule : relations Jivaros. Haute-Amazonie. Collection Terres Humaines Poche, éd. Plon, p. 50

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