Article 1 sur 3 Comment les Songola brassent leurs bières

Les Songola du fleuve Congo et leurs ferments à bière.

 

Localisation des Songola en Rep. Dem. du Congo
 Localisation des Songola

La découverte d’une technique de brassage inattendue en plein cœur de l’Afrique était des plus improbable. Qu’elle soit faite par une microbiologiste-ethnologue japonaise l’était plus encore. Venue étudier les techniques alimentaires des Songola qui vivent sur le cours supérieur du Congo, Takako Ankei découvre en 1978-80 qu’ils brassent leur bière de manioc ou de riz en utilisant des ferments amylolytiques. Ce sont des boulettes de manioc/riz cuit sur lesquelles on cultive certaines souches de champignons. Par n’importe quelles moisissures : des mycéliums capables de transformer en sucres fermentescibles toutes sortes de bouillies d’amidon. C’est l’opération préliminaire et indispensable qu’emploient les femmes Songola pour brasser la bière. Une fois saccharifiée, la bouillie plus ou moins liquide fermente : un jeu d’enfant.

Cette découverte a plusieurs conséquences.

Les groupes Songola
Les groupes Songola

Elle implique tout d’abord que les techniques de brassage sont en Afrique plus diversifiées et complexes qu’on ne l’imagine. On savait déjà que l’Afrique est le continent qui a développé les techniques de brassage les plus diversifiées : le maltage (germination) des grains (dolo en Afrique de l’ouest, pombe en Afrique orientale, umqombothi en Afrique australe, parmi de multiples exemples), les brassins acidulés (couplage fermentations lactique/alcoolique[1]), la surmaturation des fruits amylacés (bières de banane plantain brassées dans la région des Grands Lacs), l’insalivation des tubercules riches en amidon (ignames, avant l’introduction du manioc et de la patate douce au 16ème siècle), ou encore le brassage avec des plantes amylolytiques (bière dite munkoyo en Zambie, bière boumkaye au Sénégal). Il manquait la 6ème méthode : les ferments amylolytiques.

La découverte de Takako Ankei remet aussi en cause l’idée que les ferments amylolytiques sont une spécialité d’Extrême Asie, une technique de brassage développée exclusivement en Chine, au Japon et en Asie du Sud-est. Cette technique est attestée ailleurs : en Inde très anciennement (un ferment à bière nommé kinva sous l’empire des Maurya 320-185 av. n. ère) et encore de nos jours dans le Nord de l’Inde (Assam, …) ou parmi les peuples des contreforts de l’Himalaya (Népal, Sikkim, Bhoutan, Uttar Pradesh). Le brassage de la bière à l’aide de ferments amylolytiques est également pratiqué en Amérique du sud (Colombie, Guyanes, Caraïbes). L’Afrique doit désormais être ajoutée à cette longue liste. On peut suspecter que l’exception européenne résulte d’une absence des recherches sur ce thème.

Cette découverte modifie la géographie mondiale de la bière. Dans son article publié en 1986, Takako Ankei ne manque pas de développer cet aspect historique, à juste titre. La carte présentée est un peu dépassée, mais cette question centrale est clairement posée.

 

Qui sont les Songola ?

 

Les principaux centres d'origine des cultures en Afrique (A-E) et la dispersion des Bantous du Nigeria-Cameroun vers l'Afrique australe. Cette dispersion vers l'Afrique de l'Est est associée archéologiquement aux poteries Urewe et Kwale du premier âge du fer, respectivement dans la région intérieure et la région côtière.
 Domestication des plantes en Afrique

 

Les Songola sont un peuple bantouphone composé d'au moins six sous-groupes, dont cinq sont des cultivateurs sur brûlis de la forêt équatoriale, l’autre pratiquant la pêche fluviale sur le fleuve Congo (Ankei, 1984). Les Kuko (un des cinq sous-groupes de cultivateurs) préparent les champs en abattant des arbres qui atteignent jusqu'à 40 mètres. Une fois le brûlage effectué par les hommes, les femmes se chargent des autres travaux comme la plantation, le désherbage et la récolte. Les Kuko ont plus de 45 espèces de plantes cultivées. Les plus importantes sont le manioc (30 cultivars), les bananes plantains (29 cultivars) et le riz (21 cultivars) (Ankei, 1981). Les palmiers à huile (3 cultivars) sont plantés à l'intérieur et l'extérieur des champs. Ils sont d’une grande valeur pour l'alimentation et la vie économique du sous-groupe des Kuko.

 

 
Introduction en Afrique de certaines plantes alimentaires des Songola
Plantes Date + ancienne Origine ou région et route de diffusion
Riz ≈ 700 Côtes d’Afrique orientale, routes commerciales avec l'Inde et le monde arabe
Maïs ≈ 1550 Royaume de Kongo (1591)[2]
Manioc ≈ 1600 Côte nord du Loango (1611-1612)[3]
Plantains (Musa AAB) ≈ 1000 BC Fait partie du package asiatique avec le taro (Colocasia esculenta (L.) Schott) et la grande igname (Dioscorea alata L.). Venus d’Asie vers l’Afrique centrale et occidentale par une ou plusieurs routes mal connues à ce jour (Blench 2009, 376).
Palmiers à huile (Elaeis guineensis JACQ.) ≈ 2000 BC Fait partie du package cultural des peuples bantouphones de la région. Usage alimentaire très ancien.

 

Les Songola appellent toutes les boissons alcoolisées malu, catégorie qui comprend les variétés indigènes suivantes : a) malu mi ibilà, sève fermentée de palmier à huile (ibilà, Elaeis guineensis), b) malu mi jbôndô, sève fermentée de palmier Raphia (îbôndô, Raphia sp.), c) kuku, jus de canne à sucre fermenté avec 15 % du volume de sève de palmier fermentée comme amorce. Les variétés a) et b) sont appelées malu mi màânjj, (littéralement "liqueur d'eau"). Ces vins de palme sont très populaires alors que le vin de canne à sucre n'est plus consommé. A côté de ces boissons fermentées que l'on peut classer dans la catégorie des vins, les Songola brassent leurs bières avec du riz non décortiqué (mùfùngà), du maïs (ìsàngû) et du manioc (môsôngy) selon les grains ou les tubercules disponibles. Ces derniers sont souvent mélangés dans un même brassin, mais ne sont pas préparés exactement selon le même procédé.

 

Remarques :

  1.    Parmi les 6 clans Songola, 5 sont des cultivateurs pratiquant une agriculture sur brûlis. Technique qu’on présente comme archaïque ou réservée aux zones forestières denses de la planète. C’est pourtant les Songola et les peuples voisins qui maîtrisent une des techniques de brassage les plus sophistiquées.
  2.    Le riz est arrivé en Afrique centrale vers les 8-9ème siècles. La technique des ferments amylolytiques a-t-elle un rapport avec la riziculture ? Difficile de répondre. Mme Ankei tente quelques déductions fondées sur les contraintes techniques du brassage de la bière. Mais les données historiques manquaient dans les années 80, et de nos jours encore.
  3.    L’historique de ces bières brassées avec des ferments amylolytiques est inexistant. On ignore si elles sont anciennes. La multiplicité des boissons alcooliques des Songola (vins de palme, bières, alcools distillés) attestent d’une tradition technique élaborée. Cependant, les ferments amylolytiques pourraient avoir été introduits depuis la côte orientale de l’Afrique par des populations d’origine indienne (et non japonaise !). Ankei argumente pour une origine africaine de cette technique. Elle suggère qu’elle soit née sur les côtes de l’Afrique orientale, ensuite adoptée par les peuples de la forêt congolaise (Ankei 1986, 45-46).
  4.    Les recherches archéologiques sur la naissance des pratiques agricoles des peuples bantouphones apporteront peut-être des réponses si les projets intègrent l’analyse des poteries, possibles réceptacles d’amidon fermenté fossile (Crowther & al. 2017).

 


[1] Ce type de brassage se rencontre dans les régions africaines de contact entre pasteurs et cultivateurs, quand ces populations spécialisées doivent coopérer. Par exemple, les Peuls et les agriculteurs le long du bassin du Niger, les éleveurs du nord et les agriculteurs du sud qui vivent entre le Darfour et le lac Tchad, ou les éleveurs-agriculteurs qui coopèrent dans les territoires intérieurs allant du Kenya à la Tanzanie et qui doivent se défendre contre la chasse aux esclaves entreprise par les États commerçants swahilis.

[2] La plus ancienne mention du maïs pour le royaume Kongo écrite par Pigafetta en 1591 relate le séjour de Duarte Lopes entre 1570 et 1583. Une précédente relation jésuite de 1548 n’en parle pas (Vansina 1962 : 387) (Bahuchet, Philippson (1998), Les plantes d'origine américaine en Afrique bantoue. Une approche linguistique, 4)

[3] Vers 1620, Bras Correa indique qu'on y plante le mandioca comme au Brésil « depuis peu d'années ». Samuel Brun découvre le manioc sur la côte au nord du Loango, à Mayomba, en 1611-1612.

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