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La question n’est pas nouvelle. La supposée quasi absence de boissons fermentées autochtones en Amérique du Nord est déjà relevée au 19ème siècle par les historiens et les ethnologues. Elle concerne les bières de maïs, les vins de fruits, d’agave ou de sève. Les données du problème sont parfaitement résumées par Valery Havard en 1896 :
« La culture du maïs, comme nous le savons, s'est rapidement répandue vers le nord à partir du Mexique, de sorte que même avant l'époque de Colomb, c'était la principale culture de tous les Indiens agriculteurs du Rio Grande au Saint-Laurent et de l'Atlantique au Colorado de l'Ouest. Compte tenu de l'abondance du maïs chez nos Indiens et de leur penchant pour toutes les substances intoxicantes, il semble presque incompréhensible que la technique primitive et très simple de la fabrication de la bière de maïs n'ait jamais été introduite au nord du Rio Grande. » (Havard 1896, 35). Havard réduit déjà la panoplie des bières amérindiennes à la seule bière de maïs, bien que la littérature signale au 19ème siècle le brassage par les Amérindiens de bières de manioc, de patate douce ou de caroubier dans le Sud-ouest et le Sud-est. Obnubilés par la chicha de maïs, les chercheurs nord-américains ignorent ou négligent souvent les bières brassées avec d’autres plantes amylacées.
La colonisation européenne a inondé l’Amérique du Nord avec de la bière, puis des alcools distillés dont les Amérindiens sont en partie devenus dépendants. Une addiction qui s’expliquerait par leur inaccoutumance à l’alcool et l’absence de boissons alcooliques avant l’arrivée des Européens. D’autres raisons plus profondes sont en cause : la déstructuration sociale des tribus amérindiennes confrontées aux épidémies et au choc meurtrier de la colonisation[1].
Certains peuples du Nouveau-Mexique et d’Arizona (Pueblos, Hopi, Zuňi) brassaient de la bière de maïs avant l’arrivée des Européens, d’autres plus récemment (Apaches, Navajos, Comanches). D’où est venue cette technique ? Des peuples du Mexique pense-t-on : Tarahumara, Pima, Papago, et plus anciennement de leurs ancêtres Mogollon, Hohokam et Anasazi. Mais si les Apaches originaires des Grandes Plaines ont adopté la bière de maïs il y a plusieurs siècles[2] , pourquoi cette technique ne s’est pas propagée parmi les autres tribus indiennes d’Amérique du Nord pratiquant l’agriculture vers le 16ème siècle ?[3]
Depuis Valery Havard, les données se sont accumulées :
- Une archéologie américaine et mexicaine découvrant le lointain passé nord-américain et l’histoire commune des cultures et des peuples habitant le Mexique et le Sud des Etats-Unis actuels avant l’époque coloniale.
- L’histoire des plantes est aujourd’hui mieux connue. De petits épis de maïs primitifs ont été trouvés sur cinq sites différents au Nouveau-Mexique et en Arizona. La diversité climatique des sites est grande puisqu'elle va du bassin de Tucson dans le désert de l'Arizona (700 m), à une grotte rocheuse sur le plateau du Colorado (2200 m). Le maïs primitif qu'ils cultivaient était déjà adapté à un climat chaud et sec avec des saisons courtes, ce qui postule un foyer secondaire de domestication de plantes alimentaires dans le Sud-ouest américain (Merrill & al. 2009) [4] .
- Une meilleure connaissance des premières explorations espagnoles, françaises et anglaises des 16ème et 17ème siècles grâce à la publication et l’étude de textes importants.
- Un questionnement sur les sociétés amérindiennes débarrassé des clichés coloniaux présentant les Indiens comme des primitifs dénués de toute société avancée. La découverte des Anciens Pueblos et les fouilles des grands tertres de Cahokia dans le Mississippi ont révélé des sociétés amérindiennes très développées et des structures sociales complexes contredisant la vision primitiviste des colons européens.
Ces nouvelles données permettent-elles de rouvrir le dossier des boissons fermentées amérindiennes, d’interroger leur histoire, leur présence ou leur absence sur l’ensemble du sous-continent nord-américain ?
[1] “Avant l'arrivée de Christophe Colomb sur les côtes de l'hémisphère occidental, on estime que 4,4 à 12,25 millions d'autochtones vivaient dans ce qui est aujourd'hui les États-Unis (Thornton, 1987). Après environ 400 ans de colonisation, la population indigène a atteint un nadir de seulement 250 000 personnes en 1900 (Thornton). Heureusement, les populations autochtones se sont quelque peu rétablies après 1900, et actuellement, environ 4,1 millions d'Amérindiens vivent aux États-Unis (Ogonswole, 2002).” (Szlemko & al. 2006, 439)
[2] Les Apaches, tout comme les Navajos, sont d'origine athabascane (Nord-Ouest du Canada-Alaska actuel), une origine commune basée sur des caractéristiques linguistiques. En migrant vers le sud le long de la côte du Pacifique et des montagnes Rocheuses, ils sont arrivés tardivement dans le Sud-Ouest entre 1000 et 1550 après J.-C. dans les régions actuelles de l'Arizona, du Nouveau-Mexique, de Sonora et de Chihuahua (Josephy, 1991). In Abbott Patrick 1996, p. 3. American Indian and Alaska native aboriginal use of alcohol in the United States
[3] Les Grandes Plaines étaient habitées par des peuples chasseurs de bisons nomadisant entre le Mississippi et les Rocheuses. Mais d’autres peuples sédentarisés (Mandan, Arikara) le long des fleuves pratiquaient dans la même région l’agriculture des Trois Sœurs, un mode de vie qui les destinait à être également brasseurs de bière. A noter que les Hohokam savaient graver des conches avec de l’acide obtenu par fermentation du jus des fruits du cactus pitaya (Hylocereus undatus), technique impliquant que la fermentation lactique soit précédée d’une fermentation alcoolique.