Bière et vin au palais de Qattarâ.

 

Proche-Orient ancien

Tell al Rimah, site de l'ancienne Qattarâ, ville incorporée un temps au Grand Royaume assyrien de Haute-Mésopotamie, a livré deux intéressantes archives palatiales presque contemporaines, parmi quelques centaines de tablettes. L'une concerne la bière, la seconde le vin. Leur confrontation met en relief quelques caractéristiques sociales des deux boissons[1].

La bière se décline à Qattarâ en 3 qualités : bonne bière (kaš ỹabu), bière supérieure (kaš sig5) et bière ordinaire (kaš ús), une gamme proche des bières de Šubat-Enlil ou Chagar Bazar. Elle est distribuée au personnel du palais (dont un portier et une sage-femme), à des individus originaires des villages voisins, à des messagers, à des étrangers, Guti en l'occurence. Ces listes très partielles de bénéficiaires ne donnent qu'une image tronquée de l'importance de la brasserie.

Celle-ci se dévoile grâce aux grandes quantités d'orge réceptionnées par Samkanum, brasseur du palais – parfois plus de 3.000 litres. Ce chiffre permet d'extrapoler les quantités annuelles de grains consommés et illustre le poids économique d'une activité pour laquelle le palais consacre autant de ressources. Le brasseur Samkanum travaille directement sous le contrôle de la reine Iltani qui semble avoir la haute main sur toutes les activités économiques et domestiques de son domaine. La production de bière, proportionnelle aux volumes d'orge transformée, est destinée au personnel palatial.

 

De son côté, le vin est la boisson-témoin des manœuvres diplomatiques et militaires. Il se conserve et se transporte dans des jarres. Sa distribution se calcule en nombre de jarres. Les documents les comptabilisent pour l'usage du roi, de ses invités ou des ambassades, et pour des officiers ou des gouverneurs militaires. Le règne du roi Aqba-hammu connaît une effervescence. Négociations et campagnes militaires se succèdent avec les rois de Babylone, d'Eluhut, de Kumme ou encore les Guti, peuple pasteur des montagnes du Zagros. Les allocations/cadeaux de vin oscillent entre 2 et 18 jarres par délégation. Le nombre de jarres obéit aux règles de la préséance protocolaire.

Les documents de Qattarâ illustrent les usages hautement différenciés de la bière et du vin. Ces deux boissons n'entrent jamais en concurrence. Le palais organise la distribution journalière des rations de bière, jouant ainsi pleinement son rôle d'unité économique régionale chargée de gérer un domaine agricole et d'assurer la subsistance de son personnel. A l'opposé, il "offre" le vin pour certaines occasions à ses officiers de haut rang. Le vin entre dans une dimension politique. La gestion quotidienne dont la bière est l'un des supports matériels laisse place aux jeux du prestige, des alliances et du pouvoir militaire que le vin symbolise.

Ces fonctions différenciées de la bière et du vin correspondent à la double nature du palais mésopotamien de cette époque. La résidence royale est à la fois le centre économique d’un domaine agraire plus ou moins étendu et le siège d'un pouvoir politique, avec sa dimension religieuse et sa capacité à nouer des alliances offensives ou défensives avec les puissances politiques voisines.

L'usage du vin a plus d'affinités avec les activités politiques : nécessité de l’ostentation, partage du luxe entre les familles royales, manière de boire "internationalisées". Le vin voyage, se vend et s’achète par l’entremise de marchands ou d’intendants de haut niveau, missionnés et financés personnellement par le roi ou par sa famille.

 

Principalement liée aux fonctions économiques du palais, la bière est consommée au quotidien par toutes les catégories de la population, bien au-delà de la seule table royale et ses hôtes. La brasserie palatiale met en jeu les circuits économiques locaux. A l'échelle de la ville, elle utilise les stocks de grains gérés par les autorités urbaines (maire, gouverneur, chef local). La bière est une valeur d'échange entre la cité, ses habitants et le monde rural des producteurs d'orge. Quand la bière, ou plutôt les ingrédients de brasserie voyagent, c’est sous le patronage du palais pour ses opérations agricoles ou ses campagnes militaires.

Les mêmes usages et des qualités identiques de bières se retrouvent dans tout le nord mésopotamien durant cette première moitié du second millénaire. On en possède un exemple, plus à l'est, avec le palais de Suiliya, premier dirigeant d'Ešnunna après la chute de l'empire d'Ur III en 2004. On a retrouvé dans le bâtiment deux scellements d'argile inscrits avec des noms de brasseurs – l'un de jarre, l'autre de porte d'accès à un magasin. L'une des légendes dit "Še-il-ha brasseur, serviteur de Suiliya" [2]. A cette époque, la région d'Ešnunna est la frange orientale de la Babylonie (Carte Nord Mésopotamie) et va jouer un rôle majeur dans le devenir politique de la région.

 

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[1] Stephanie Dalley et al. 1976, The Old babylonians Tablets from Tell Al Rimah, 171-192. 3 sortes de bière: op. cit. tab. n° 18, 176-178, 267-271. Le vin: op. cit. tab. n° 250-266.

[2] Clemens Reichel 2001, Seals and Sealings at Tell Asmar: a new look at an Ur III to Early Old Babylonian Palace, Proceedings of the 47th Rencontre Assyriologique Internationale Part II, p. 115.

06/06/2014  Christian Berger