Les rations des ouvriers et ouvrières : travail contre pain et bière dans l'ancienne Egypte.
Pharaon est le premier « employeur » d’Egypte. Ses domaines agricoles et ses villes, ses pyramides et ses sanctuaires exigent un immense personnel. Le « contrat social » est le suivant : contre le travail, l’administration royale fournit de quoi vivre : manger, boire, se vêtir. Pain, bière, huile (onguent ?) et cotonnade. On connaît quelques grilles de rations mensuelles de grains pour le pain et la bière[1].
Des artisans comme ceux du village de Deir el-Medineh spécialisés dans la création, la décoration et l'entretien des tombes royales recevaient chacun tous les mois 300 litres de blé pour le pain et 110 litres d’orge pour la bière, le contremaître et le scribe 4120 de blé et 150 d'orge pour la bière. A l'époque Ramesside (20ème dynastie, 1188-1069 av. n. ère), les rations mensuelles moyennes par personne sont [2] :
1 khar ≈ 75 litres |
Blé-amidonnier (bdt ) |
Orge (ìt ) pour la bière |
Total grains |
Total jour |
Chef d'équipe |
5 ½ khar ≈ 412 litres |
2 khar ≈ 150 litres |
≈ 562 l. |
≈ 18 ¾ l/ |
Scribe (ration / quinzaine) |
2 ¾ khar ≈ 206 litres 2 ¾ khar ≈ 206 litres |
1 khar ≈ 75 litres 1 khar ≈ 75 litres |
≈ 562 l. |
≈ 18 ¾ l. |
Ouvrier ≈ 18 ouviers / équipe |
4 khar ≈ 300 litres ≈ 5.400 l |
1 ½ khar ≈ 112 litres ≈ 2.016 litres |
≈ 412 l. ≈ 7.416 l. |
≈ 13 ¾ l. |
Total d'une équipe |
≈ 6.224 l./mois ≈ 74.688 l./an |
≈ 2.316 l./mois ≈ 27.792 l/an |
≈ 8.540 l/mois ≈ 102.480 l/an |
|
Ces chiffres cachent une réalité sociale. Le bénéficiaire de rations nourrit également ses proches. Une seule personne n'absorbe pas 13 litres de grains par jour. Si on confronte ces rations à celles d'autres époques, on estime qu'avec 13 litres, un ouvrier nourrit une famille de presque 10 personnes, enfants compris. L'équipe étudiée ci-dessus compte une vingtaine de personnes[3].
Deux équipes comme celle-ci travaillent à Deir el-Medineh. Une autre série de livraisons de rations aux équipes travaillant à la Nécropole de Ramsès IV indiquent des effectifs de 60 personnes, voir 120 quand 2 villages sont mobilisés. Il faut comprendre 60 ou 120 maisonnées puisque les rations nominales subviennent aux besoins des familles. Ces artisans sont choisis pour leur talent. Mais leurs rations sont représentatives de l'ensemble de l'Egypte. Leur privilège se concrétise par des jours de repos que les paysans et ouvriers des domaines agricoles n'ont pas.
Le système des rations de bière introduit un autre principe fondamental : le quota de grains par personne est proportionnel à son statut social. Les bénéficiaires du système d’allocation ne forment pas un groupe homogène : entre le simple manœuvre et le chef d’équipe, le serviteur et l’artisan spécialisé, les quotas varient. Toutes les allocations à caractère alimentaire se calculent en grains. La seule façon de créer une échelle sociale dans le système de rations est de diminuer au d’augmenter la quantité de grains fournis chaque mois à son bénéficiaire.
Mais cela ne n’implique pas qu’un contremaître puisse chaque jour boire 3 fois plus de bière qu’un serviteur ! Au lieu d’augmenter le volume de bière finie, les ateliers de brassage font varier la densité de la bière. L’invention des ratios de brasserie en Egypte datent de l’Ancien empire. Elle répond à une évolution sociale profonde. Pharaon et son administration créent et gèrent des domaines fonciers de plus en plus importants, et tout le personnel qui y travaille. Cette société dans la société est régie par des règles strictes, une hiérarchie et une organisation qui autorise de grands travaux. Le système des rations distribuées sous forme de pain et de bière reflète cet ordre social.
Cette seconde évolution technique est une invention considérable. Désormais, chaque volume de bière produite pourra être rapporté au volume de grains crus transformés par le brasseur. Ce n'est pas le volume de bière produite qui varie, mais la densité de la bière elle-même, par conséquent sa teneur en alcool. Si on considère qu'à cette époque, on laisse au moût le temps de fermenter complètement, ce qui semble être le cas puisqu'il existe des jarres spéciales employées pour garder et transporter la bière.
Mat. Premières |
Volume de bière |
ratio MP / Bière finale |
Qualité |
60 litres d’orge |
60 litres |
1:1 |
normale |
120 litres d’orge |
60 litres |
2:1 |
supérieure |
30 litres d’orge |
60 litres |
1:2 |
inférieure |
30 litres d’orge + 30 l. de dattes |
60 litres |
1:1 |
normale |
Tableau 2 : exemples de combinaisons Volume de M.P. <=> Qualité de bière produite.
Voyons ce qu'impliquent les rations de pain et bière et le système des ratios de brassage pour la production et la distribution de la bière.
Sur la base du Tableau 1, 5 équipes de 20 personnes reçoivent environ 4000 * 5 = 200 hl d'orge/an "pour la bière". Dans l'hypothèse d'une bière ordinaire de ratio 1:1, ce volume d'orge correspond à 200 hl de bière brassée/an/maisonnée. Un grand domaine royal regroupe en moyenne 2000 à 3000 personnes de tous métiers. De tels domaines se comptent par dizaines dans l'Egypte de Pharaon. Le volume de bière brassée tous les jours pour le seul entretien de la main d'œuvre royale est considérable. On ne distribuait pas tous les jours à chacun 1 ou 2 litres d’une bière fabriquée dans une grande brasserie centralisée de Pharaon. Une telle centralisation existe, mais pour les besoins des cours royales, des princes et princesses de la dynastie.
Chaque ouvrier ou artisan pouvait, dans le cadre familial, brasser pour son propre compte une partie des 110 litres d’orge reçus au titre de sa ration mensuelle, en troquer une autre partie contre des biens de nécessité. L'orge et le blé servent de "monnaie" d'échange. A côté de ce "brassage à la maison", des comptes de fourniture de bière nous disent qu'une partie des rations d'orge allouées aux équipes est brassée centralement et livrée en jarres-ds de bière. Ces jarres ont une capacité standardisée, de manière que chaque bénéficiaire puisse savoir combien de bière il reçoit. Connaissant sa qualité (ratio grains ⇔ bière), il contrôle l'équivalent-grains reçu.
Entre le brassage domestique et le grand atelier centralisé de brassage, une solution intermédiaire a été adoptée : les ateliers de brassage locaux. Nous ignorons les règles qui président au choix de telle ou telle organisation et le poids des administrations de chaque nome (province) dans ce domaine.
L’administrateur du domaine organisait des ateliers-brasserie à la fois pour maîtriser le cycle technique de brassage et pourvoir régulièrement en bière des équipes locales de travail d’une centaine ou plus d’ouvriers. Un contremaître contrôle sur place le travail des ouvriers-ouvrières de brasserie, comme Kha-bau-Seker qui porte le titre de "Contrôleur des femmes du brassage". Le personnel semble avoir été autant féminin que masculin, mais pas les tâches.
La gestion de ces ateliers de brassage nous vaut leur description sur des fresques de mastabas (construction funéraire) construites et décorées pour des administrateurs de domaines royaux. Ces peintures commandées par eux disent combien ces gestionnaires sont fiers de leurs accomplissements et désireux que ce bonheur (bière à volonté) se poursuive dans l’autre-monde.
Ces fresques forment un ensemble documentaire inestimable. Elles décrivent le cycle de brassage, la succession des opérations et le personnel de brasserie. Les variantes techniques qu'elles présentent montrent que l’organisation générale des ateliers fluctue selon leur taille, la fréquence des brassins et le type de bière produit, mais aussi les méthodes de brassage qui ne sont pas aussi standardisées qu'on le croit. La standardisation de la brasserie et l'hégémonie de la technique du maltage et son industrialisation sont des inventions modernes occidentales.
[1] Janssen Jac J. 1997, Village Varia. Ten studies on the history and administration of Deir-el-Medina, pp 13-35.
[2] Janssen Jac J. 1975, Commodity Prices from the Ramessid Period, p. 460. Le sac khar = 76,8 litres au Nouvel-Empire, période d'activité de Deir el-Medineh. Le khar de l'Ancien empire égyptien équivaut à 48 litres.
[3] 17 ouvriers, 1 contremaître, 1 scribe, 1 garde, 2 jeunes hommes, une ou deux femmes-esclaves, 1 portier et un "docteur" (Janssen 1997, 14).