Une bière courante et plusieurs sortes de bières spéciales.
Les plus anciennes inscriptions hiéroglyphiques désignent la bière avec un terme générique : hnq.t (heneqet).
Le mot hnq.t dérive du mot rare hnq signifiant à la fois « couler » et « fluide, liquide »[1]. Le terme générique heneqet renvoie à l'usage généralisé de la bière dans tout le pays égyptien, boisson commune de toutes les catégories sociales, de l'esclave jusqu'au Pharaon. Il n'implique pas que l'Ancien Empire d'Egypte ne connaisse qu'une seule sorte de bière pour tous les habitants du pays. La bière se décline en plusieurs qualités qui dependent de la source d'amidon, des aromates, de la densité, et in fine de la classe sociale des buveuses et des buveurs.
A côté du générique hnq.t, le nombre et la variété des boissons nommées sur les stèles funéraires de l'ancien empire sont étonnants. Ces stèles appartiennent aux familles dominantes. Le plus grand nombre n’a ni stèle ni tombe spéciale. S'il n’existait à l’époque protodynastique qu’une seule sorte de bière — ce n'est pas certain —, des variétés différentes de bière sont attestées vers -2700.
Avec la hiérarchisation sociale, les premières caractérisations apparaissent : heneqet nedjem (bière « douce / sucrée » ou adoucie avec des graines de caroubier) apparaît à la fin de la 3ème dynastie (2700-2620), la bière ph3 (bière à base d'une céréale ph3 non identifiée et contenue dans les mêmes jarres que la bière-nedjem)[2], la bière-šhp.t[3], une boisson fermentée désignée avec le hiéroglyphe du blé hd.t [4], et enfin la bière dsr.t (comme la bière šhp.t, elle est pressée à travers un tamis).
Certaines de ces boissons ne se trouvent mentionnées qu’à partir des 4ème et 5ème dynasties (2620-2350), période d'ouverture des listes d’offrandes aux nourritures et boissons plus populaires. A la fin de la 4ème dynastie, toutes les boissons sur les listes d’offrandes se terminent par sšr ("petit-lait") ou par hnm.s qui tire peut-être son nom du pain hnm.t à base d'orge; donc des laitages et des boissons à base de céréales.
Le couple hnq.t-ndm est bientôt expliquée dans les textes médicaux comme une "bière sucrée". La plupart des désignations d’autres bières, cette fois-ci explicitement accolées au mot hnq.t, apparaissent dans les listes d’offrande : hnq.t-dsr.t, hnq.t-hnms, hnq.t-šhp.t, hnq.t-ssr. A partir de la 5ème dynastie (2508-2350), les listes standardisées d’offrandes emploient systématiquement hnq.t comme déterminatif de boisson pour signifier « bière », dans le sens général que nous lui donnons. La bière égyptienne est à base de céréales, crues ou maltées (comme nous le verrons plus bas), fermentée et alcoolique. La boisson henequet appartient donc à la grande famille de la Bière, comme notre bière moderne.
Bière se dit et se lit heneqet et s’écrit
Le scribe ajoute un type de vase ou un autre signe pour spécifier une sorte de bière, par exemplepour heneqet.nedjem.
La diversification des bières accompagne la stratification sociale. Elle est aussi en rapport avec l’utilisation des diverses céréales. Les ateliers de brassage utilisent l’orge (jt), plusieurs sortes de blé (bdt, bti, swt).
Les scènes de fabrication de bière mentionnent le bcha (bš3) qu’on doit identifier avec le malt d’orge ou de blé. Cette identification a fait couler des flots … d’encre à une époque où les égyptologues imaginaient la brassage de la bière en Egypte comme une sorte de cuisine rudimentaire et la bière égyptienne comme une espèce de bouillie fermentée qu'ils n'auraient pas osé goûter. Depuis, les découvertes archéologiques ont montré que les installations de brassage étaient beaucoup plus élaborées. Les analyses de D. Samuel ont démontré que les Egyptiens maîtrisaient parfaitement la technique du maltage, à l'époque du Nouvel Empire il est vrai.
Une scène de moisson de l’Ancien Empire est légendée « De la bière pour celui qui coupe le bcha ! ». Le trio « malt + froment + dattes », omniprésent dans les listes d’offrandes de la 2ème dynastie (2700-2620), désignerait en fait « bière, pain, fruit ». Dans ce cas, bcha nomme à la fois le grain cru à malter (orge crue en l’occurrence) et sa forme germée-séchée, autrement dit le malt d’orge. La tombe de Ti, montre qu'on peut aussi malter le blé swt, ce qui ne pose aucun problème technique.
La présence de malt sur des listes d'offrandes funéraires peut surprendre. Les Egyptiens, du moins l'aristocratie et le clergé, spéculaient beaucoup sur la vie après la mort. Elle se concevait comme continuation de la vie terrestre, avec ses besoins en boisson et nourriture. Les stèles funéraires n'étaient pas commémoratives comme les nôtres, qui croyons à la vie après la mort mais par l'effet d'une rédemption. Dans l'Egypte ancienne, les scènes de banquet et de vie matérielle étaient peintes, gravées ou modelées sur les parois des tombes pour être effectivement et périodiquement activées par les vivants au bénéfice des défunts qui "vivaient" dans l'autre monde.
Chaque fois qu'une inscription était lue à voix haute, les défunts recevaient dans l'au-delà les biens représentés sur la stèle. En particulier, bière, pain, fruits et viandes. Pourquoi du malt bcha ? Parce que les plus riches se faisaient enterrer avec quelques serviteurs chargés de faire dans l'autre monde pour leur maître et maîtresse ce qu'ils faisaient de leur vivant. Le malt servait à brasser de la bière fraîche. Sur la tombe de Ti, le bcha est sorti d'une réserve, nettoyé et broyé[5]. Les différences de statut social se prolongent donc jusque dans la tombe.
La société égyptienne fortement hiérarchisée de l'Ancien Empire projette son propre clivage social dans ses boissons fermentées, leur usage et même leur méthode de brassage (avec ou sans malt ?). Cette logique se retrouve dans tous les contextes où la bière est brassée et bue, pour les humains comme pour les divinités. Dans l’Ancien Empire, l'un des moyens pour différencier la bière consiste à faire varier sa densité (ratio grain/bière) et sa qualité (ajout de dattes, de fruits, d'aromates).
[1] Helck Wolfgang 1971, Das Bier im alten Ägypten, Gesellschaft für die Geschichte und Bibliographie des Brauwesens (GGBB), Berlin, p. 15. Il ne faut pas confondre ce terme authentique égyptien avec une appellation tardive de la bière égyptienne, zuthos. Celle-ci, d'origine grecque, est devenue courante après la conquête de l'Egypte par les Grecs de Macédoine et l'instauration de la dynastie des Ptolémés (-323 à -30).
[2] ph3 est nommé avec le froment dans les comptes du temple funéraire de Neferirkare, roi de la 5ème dynastie. ph3 s'écrit comme céréale en accolant à son hiéroglyphe le déterminatif « épi de céréales ». Il est comptabilisé parmi les autres grains. Un pain du même nom existe. Pain et bière ph3 sont cités dans des inscriptions et associés étroitement.
[3] La trempe (maische) pour « produire le šhp.t » est pressée à travers un tamis dans une grande jarre (dessin d'une tombe de haut fonctionnaire de la 5ème dynastie), procédé attesté par d'autres descriptions des ateliers de brassage de l’Ancien Empire.
[4] Nommée dans les papyri–comptables pour le temple mortuaire du roi Néferirkare.
[5] Beaucoup plus tard, au Nouvel Empire, on fera cette fois germer l'orge dans la tombe dans des petits récipients baptisés "Osiris", pour invoquer les puissances de renaissance (au bénéfice du mort) par activation du réveil germinatif des grains. Le même principe de transfert magique opère. Du grain germant vivant vers le défunt renaissant.