L'interdiction de l'alcool au fil de l'histoire et de l'expansion de l'islam.
L'alcool occupe toutefois une place particulière dans la culture arabo-musulmane et sa consommation n'a semble-t-il jamais disparu totalement, surtout dans les classes aisées[1]. La khamriyya ou poésie bachique (khamr = vin, boisson fermentée) en témoigne. Les poètes étaient "clients" des puissantes familles détentrices du pouvoir, à la cour de Bagdad, du Caire ou en Perse après la conquête de l'empire sassanide par le califat en 651. Ils vivaient de leur générosité, devaient plaire et rimer les éloges de leurs protecteurs, mais également affirmer la liberté de leur inspiration et de leur pensée. Le respect des principes religieux à l'égard de l'alcool faisait toujours débat.
Au début du 13ème siècle, Omar ibn al-Farid proclame au Caire dans un célèbre poème n'avoir jamais bu une seule goutte de boisson fermentée, en accord avec sa religion, mais de n'avoir jamais connu l'ivresse qui éclaire l'esprit et replace l'âme dans son état primordial, en contact avec l'essence divine. Le soufisme va donner aux "égarements" de l'âme dans la recherche de dieu une ampleur sans précédent. Cette recherche devra, dans le respect de l'islam, emprunter d'autres moyens matériels que l'alcool (danse, musique, psalmodie, privations extrêmes, psychotropes, etc.). Le mysticisme coule dans ces vers introductifs :
« Nous avons bu à la mémoire du Bien Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne.
La pleine lune était sa coupe, lui-même un soleil, un croissant de lune qui circule autour et d'innombrables étoiles resplendissent alentour quand ce vin est mélangé,
Sans son parfum, je n'aurais jamais trouvé le chemin de sa taverne, et sans ses rayons lumineux, les yeux de l'esprit ne l'auraient pas imaginé. » (Ode au Vin)
Dans sa marche triomphale vers l'Asie, l'islam rencontre le bouddhisme et d'autres écoles indiennes qui ont déjà depuis plusieurs siècles progressé vers l'ouest. Ces écoles religieuses ont également proscrit, du moins pour les moines, la consommation d'alcool (Bouddhisme et alcool). Elles privilégient la libération de l'esprit par la discipline du corps. Contrairement à l'Eglise chrétienne primitive moulée dans l'empire romain et son expansion territoriale européenne, le monde islamique s'est étendu vers l'Asie centrale et l’orient dessiné par le vaste empire des Sassanides.
Pour les poètes musulmans du califat de Bagdad et de Perse, l'équilibre entre pouvoir politique, prescriptions religieuses et recherches poétiques est subtil et dangereux. Ceux qui revendiquent la liberté de boire seront à la fois célébrés comme hommes inspirés — le discours, la belle parole sont éminemment valorisés – et marginalisés[2]. Plusieurs paieront de leur vie cette liberté ou leurs écarts de conduite. L'un des plus célèbres, Abû-Nuwâs (c. 747-815) est né au Khuzestân (Iran occidental) d'un père arabe, soldat qui accompagne l'expansion musulmane vers le monde iranien et indien, et d'une mère tisserande originaire du Sindh (Pakistan méridionnal). Il nous rappelle que plusieurs boissons fermentées sont communes à cette époque dans le califat de Bagdad : le vin de raisin, le vin de datte et l'hydromel.
« Il n'est pas de palme, ou de vigne :
Mais c'est de l'hydromel tout court.
C'est du miel d'abeille aux ruches peuplées,
Qui sont ses quartiers d'été comme hiver. »
La recette de l'hydromel clôture son poème :
« L'heure est enfin venue, et le jour qui se cache,
de récolter le miel qui aux rayons se juche.
On le transvase, mélangé à l'eau du Nil,
dans un chaudron large et bas comme un puits,
Lorsque les éclaireurs ont enlevé l'écume
Et que le feu a purifié le miel fourni.
Ils le déposent dans les jarres goudronnées,
Brunes, ternes, poudreuses, avec précaution.
L'hydromel va s'y reposer, sous le bouchon
d'argile, après avoir tempêté et grondé. » [3].
L'évocation du Nil laisse penser que ce poème date de l'exil d'Abû-Nuwâs en Egypte, quand il doit fuir vers 805-807 la colère du calife Hârûn ar-Rashîd. La fabrication est élaborée : cuisson du moût, écumage, fermentation et garde dans des jarres bouchées. Celle du vin de datte est donnée dans un autre poème qui chante le Mûdar, les bords de l'Euphrate et de l'Obolla :
« Les derniers fruits de noir et rouge se bigarrent. On peut les cueillir et j'envoie mes gens
Avec leurs crochets. On les met en jarres hautes comme un homme, au goudron gluant.
Vite, on s'empresse de battre les dattes à coup de fouets tressés,
dans la crinière prise au palmier nourricier.
Fouettés, les fruits mugissent comme un chameau mâle.
Enfin le vin de datte a fermenté assez pour qu'on le juge prêt à être consommé.
Je peux boucher la jarre, en tressant un turban d'argile bien mouillée et bien prise et solide,
qui la protégera, la nuit, de l'air du temps.
On dit alors : « le vin est mûr » et l'on retire le turban, qui révèle un visage éclatant ». (Monteil 1979, 66).
Mêmes principes techniques, la cuisson en moins, le mûrissement des dattes en plus et leur battage (fouet des fibres du palmier) pour éclater les fruits (pulpe) et extraire les noyaux.
Pas trace de bière dans les poèmes d'Abû-Nuwâs ! Il vit dans la grande plaine irakienne, à proximité de la brillante cité de Bagdad et de la cour qui entoure le Calife. Il fréquente les tavernes tenues par des Juifs ou des Chrétiens (les membres des communautés sous protection sont seuls autorisés à faire commerce de boissons fermentées) et les monastères chrétiens.
Pourtant le monde oriental et africain pré-islamique connait la bière. On en boit en Egypte, en Anatolie et dans l'empire sassanide. Autrement dit, le premier califat est cerné par des régions et des peuples qui boivent de la bière. Mais presque partout, son statut a régressé, laissant au vin le rôle de boisson élitaire. Dans les palais, dans les temples, dans les maisons les plus riches, on boit du vin. Les Grecs menés par Alexandre, les Romains puis les Perses ont tous planté des vignes, promu le vin et encouragé son commerce. C'est donc parmi le petit peuple des agriculteurs qu'il faut chercher la bière. Sa conversion à l'islam est beaucoup plus lente.
Après la chute de l'empire sassanide (642-674), les armées musulmanes pénètrent en Inde, dans le Sindh (711-712). Elles entrent en contact avec des peuples qui boivent des bières de riz, de millet et de blé. Les marchands arabes fréquentent déjà depuis longtemps les côtes de l'océan indien. Leurs comptoirs sont implantés dans le Sindh (delta de l'Indus) et le Kerala. Ces conquêtes modifient la vie de cour dans la Perse conquise, mais en rien l'application du Coran. On garde trace de la présence de bière de riz venue en Mésopotamie avec les brasseuses indiennes mariées aux soldats-mercenaires musulmans. Les parents d'Abû-Nuwâs en sont un exemple. Sa mère est indienne, une tisserande, pas une brasseuse.
[1] Chebel 2008, Anthologie du Vin et de L'Ivresse en Islam.
[2] Ibn Kutaiba, Al-Mughira, al-Tharwani, Abu Nuwas, Omar al-Khayyam, Ibn Sayhan, etc.
[3] Monteil Vincent 1979, Abû-Nuwâs. Le vin, le vent, la vie. Poèmes traduits et présentés par Vincent Monteil. Sindbad, p. 64.