Article 1 sur 6 Bière d’orge, hydromels et vins aromatisés

Le brassage domestique du braga et du kvas selon le Domostroï.

 

Le Domostroï décrit la bonne gestion économique et sociale d’un de ces domaines Rus qui se multiplient dans la région moscovite à partir du 15ème siècle. Les chapitres que le Domostroï réserve à l’économie du domaine fourmillent de détails sur les boissons, la nourriture, les techniques alimentaires et les manières de table. Les boissons fermentées : principalement diverses sortes de bières domestiques à base de seigle, d’orge ou de blé. Leurs noms : kvas, pivo, braga. Ces bières sont encore brassées de nos jours en Russie et dans les pays voisins, d’où l’intérêt du Domostroï. Il éclaire une très ancienne tradition brassicole qui précède la Moscovie du 15ème siècle et déborde vers l’Europe centrale ou la Mer Noire.

 

Le Domostroï écrit en Moscovie vers 1550 (Russie).

 

Expansion des Rus' depuis la principauté de Moscou en 1300

Le Domostroï (lit. Maisonnée ordonnée), texte moscovite du 16ème siècle, traite des règles, des moyens et agencements matériels, des rôles qui doivent présider à la bonne gestion d’une maisonnée. Par maisonnée, il faut comprendre une grande demeure, ses dépendances, ses magasins, ses jardins potagers, son personnel, ses animaux. Autrement dit une propriété à mi-chemin entre la ferme et la grande demeure citadine, habitée par une famille Rus étendue et tous ses dépendants, soit une bonne centaine de personnes au service d’une famille de la noblesse ou de la bourgeoisie citadine Rus. Cette « domostroï » est dirigée par la maîtresse de maison qui a tout pouvoir sur un ensemble de servantes et de serviteurs dont la condition sociale est proche du servage.

Le russe familier dans lequel le Domostroï est écrit permet de le dater entre 1462 et 1584, soit entre les règnes de Ivan III dit le Grand (1462-1505) et de son petit-fils Ivan IV dit le Terrible (1547-1584). Le document est resté manuscrit, copié maintes fois, circulant de mains en mains. Il en existe une version primitive dite « courte » composée de 64 chapitres, une intermédiaire qui remanie ces chapitres et une version tardive «longue » de 67 chapitres avec un Epitre du père instruisant son fils rédigé par le pope Sil’vestr vers 1560. Notre présentation du Domostroï doit beaucoup à son étude et sa traduction publiée par Carolyn Johnston Pouncy en 1994[1] .

Repas de la famille pieuse béni par un ange, banqued des impies avec boissons fermentées, musique et tentations sexuelles présidé par des diables
Le repas de la famille pieuse sous le regard d'un ange, en bas le banquet des impies avec boissons fermentées, musique et tentations sexuelles présidé par des diables.

Le Domostroï se divise en trois parties : les devoirs religieux, la vie sociale et l’ordre domestique. La morale religieuse orthodoxe de l’époque inspire l’intégralité du texte, ce qui a fait dire que toute sa rédaction était de la main du pope Sil’vestr, ce qui n’est pas exact[2]. L’ordre social est sans cesse rappelé : maîtresses et maîtres de maison d’un côté, serviteurs et dépendants en quasi-servage de l’autre. Maîtresses et maîtres de maison doivent faire régner l’ordre au quotidien, d’une main de fer tempéré par le devoir chrétien de charité. Les dépendants doivent se soumettre à cet ordre social sans autre secours que la bienveillance de leurs maitresses et maîtres, ni autre espoir que celui d’une vie meilleure dans l’au-delà.

Le Domostroï n’est pas une photographie de la société moscovite du 16ème siècle. Sa morale religieuse et ses conceptions sociales sont celles de marchands, de citadins aisés et d’une élite de fonctionnaires gravitant autour de la cour. La Moscovie, libérée du joug du Khan mongol des Tatars en 1552, est dirigée par un pouvoir autocratique qui aboutira au tsarisme. La vieille noblesse rus, les familles au pouvoir, les boïars ne se retrouvent pas dans le Domostroï. L’immense population des paysans, des artisans, des serviteurs n’y figure a fortiori qu’en toile de fond, masse indistincte et quasi-servile qu’il faut contrôler, surveiller et punir. Le Domostroï dépeint un univers social très brutal. Les châtiments corporels sont la règle. L’ordre domestique idéal et normatif dépeint par le Domostroï est s’inspire des préceptes religieux de l’Eglise orthodoxe. Il reflète un contexte social impitoyable et une histoire politique des plus violentes.

Le tsar à table au 16ème siècle. Il mange seul. Noter l'amoncellement de boissons au centre-gauche de la salle de banquet.
Le tsar à table au 16ème siècle. Il mange seul. Noter l'amoncellement de boissons au centre-gauche de la salle de banquet.

Le Domostroï n’est pas non plus le document historique le plus fiable pour dresser un tableau des boissons fermentées et des techniques de brassage de la Moscovie au 16ème siècle. Les techniques des populations rurales de Moscovie nous échappent, sans parler du rôle matériel et social de la bière dans ces communautés paysannes qui représentent plus de 95% de la population russe en cette fin de moyen-âge[3].

Le Domostroï détaille tout ce qui concerne la gestion domestique des boissons fermentées, à savoir l’hydromel, le braga à base d’orge et autres grains crus, le kvas ou bière à base de pains de seigle, le pivo de malt d’orge ou de blé, les vins de fruits ou de baies. Les ingrédients, le brassage, la conservation, le service, la vente le cas échéant, de ces boissons sont sous le contrôle d’une maisonnée. Le Domostroï répète inlassablement que celle-ci doit viser son autarcie alimentaire, même si la viande, le poisson, le bois, les grains ou le fourrage doivent être achetés auprès des marchands.

On trouve donc dans le Domostroï des recettes, des indications techniques précieuses, des informations sur le rapport à l’alcool et à l’ivresse, l’ordonnancement des repas et des fêtes, la gestion économique des boissons. Ces indications parsèment tout le texte, mais trois chapitres concernent spécifiquement ce sujet.

 


[1] Carolyn Johnston Pouncy editor and translator, The « Domostroi »: rules for Russian households in the time of Ivan the Terrible, Cornell University Press, 1994. L’ancienne traduction française de L. Duchesne, Le Domostroï (Ménagier russe du XVIe siècle), éd. Picard 1910, ne publie que la version courte, sans les recettes du chapitre 65.

[2] Johnston Pouncy 1994, pp. 37-45.

[3] Cette économie majoritairement agricole qui subsiste aussi grâce à la cueillette et au ramassage caractérise l'Europe centrale à la même époque, et l'ensemble de l'Europe. Des relations de voyageurs étrangers comblent certaines lacunes, comme celle d’Adam Olearius publiées en allemand en 1647 et traduites en français en 1666. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k118549z?rk=42918;4. Mais ces récits « impressionnistes » et « diplomatiques » reflètent plus la mentalité des voyageurs et des cours royales qui financent ces voyages que celles des populations du pays. Leur caractère fragmentaire laisse beaucoup d’ombres.

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