Drêches de brasserie et fermentationsArticle 6 sur 6

Le Domostroï et l'histoire de la bière en Russie.

 

L’étude de Smith et David (Bread and Salt, 1984) replace le Domostroï dans un contexte historique plus large. Smith a reconstitué les grandes évolutions alimentaires de la Russie depuis le 13ème siècle de la façon suivante :

Aux 13-15ème siècles :

Vente de kvas dans un villlage russe au 17ème.
Vente de kvas dans un villlage russe au 17ème.
  1. La Russie est un pays anciennement couvert de forêts. Le miel et les plantes de cueillette abondent. Les hydromels sont considérés comme la boisson traditionnelle et prestigieuse de la noblesse et des boyards. La Chronique de Novgorod mentionne le rôle de l’hydromel : en 1026 lors d’un combat entre Yaroslav, Grand Prince de Kiev (1019-1054), et Svyatopolk (Michel & Nevill 1914 , 2)[1], en 1170 à propos d’une disette qui renchérit le prix des grains et du miel (ibid. 27)[2], en 1233 pour un mariage princier (ibid. 78).
  2. Les céréales cultivées sont adaptées aux sols pauvres : seigle, avoine, épeautre, sarrasin, millet. Braga et Kwas sont les boissons fermentées du monde paysan, des serviteurs des classes aisées.
  3. Les croyances des anciennes religions sont vivaces, quoique sévèrement combattues par l’orthodoxie chrétienne. Rites agraires, fêtes villageoises, évènements familiaux font la part belle aux offrandes et à la consommation collectives de braga et de kwas.
  4. La bière à base de malt d’orge (pivo) fait son apparition dans les villes marchandes du nord, notamment Novgorod. C’est la boisson des marchands et des serviteurs aisés de l’Etat qui impose depuis Moscou son autorité aux autres principautés rus.
  5. Au 15ème siècle, les Cosaques sont d’abord des paysans fuyant le servage et l’oppression des états d’Europe Orientale, à la recherche de terres libres pour vivre de la chasse, de la pêche et de la récolte du miel. Le bassin inférieur du Dniepr et la Crimée sont alors des terres ‘vierges’ laissées vacantes par les Tatars et la chute de la Horde d’Or. Cette colonisation va mettre en valeur les riches terres noires méridionales et faire peu à peu du blé un concurrent des céréales septentrionales (seigle, orge, épeautre). Tout changement de grande échelle et longue durée relatif à l’economie des céréales affecte inévitablement la brasserie et la boulangerie. D’abord disponible pour les classes sociales les plus aisées, le blé entre chez les paysans les plus riches sous forme de farines mêlées pour faire du pain plus clair et plus gonflé, ou pour brasser de la bière plus légère.

Au 16ème siècle : 

istillation de la bière au 16ème. Le costume occidental est significatif.
Distillation de la bière au 16ème. Le costume occidental est significatif.
  1. Au l’aube du 16ème siècle, un changement s’opère avec une société plus hiérarchisée, une croissance démographique et la consolidation de la Moscovie centralisée et conquérante. Déboisement massif, commerce à plus grande échelle, début d’industrie (surtout les salines, grande consommatrice de bois et de fer pour évaporer les saumures) transforment le paysage agricole. La forêt recule, avec elle l’apiculture traditionnelle (ruchers dans les arbres) et l’hydromel.
  2. La bière de malt d’orge devient la boisson des classes aisées. Elle côtoie les hydromels à la table des boyards et des aristocrates. La ségrégation sociale relègue peu à peu le braga et le kwas au rang de boissons pour les pauvres ou les serviteurs, ou de bières pour les jours de jeûne et de carême.
  3. La distillation des boissons fermentées est introduite en Russie par le biais du commerce de la mer baltique et des marchands de la Hanse. Le tsar Ivan IV met en place un monopole des tavernes pour vendre les alcools distillés, une première tentative à Novgorod en 1544. Cette politique ne cessera de se renforcer avec la création au milieu du 16ème des kabak (tavernes-brasseries pour brasser, distiller et vendre). Jusqu’à l’aube du 20ème siècle, le monopole étatique des alcools (englobant la bière, le vin et la vodka) sera une source toujours plus profitable pour les caisses de l’état[3].

Au 17ème siècle :

  1. Au début du 17ème siècle, le mouvement s’accentue. Les Romanov font du commerce des boissons fermentées une source inépuisable de taxes. La taverne monopole d’état (kabak) étend son emprise à toute la Russie. Boyards et noblesse terrienne ont comme avant le droit de brasser de la bière sur leurs domaines pour leur propre consommation, à condition de ne pas vendre. La famille impériale et ses proches échappent bien sûr à cette nouvelle législation.
  2. Au milieu du 17ème siècle, le monopole d’état de la distillation des grains se renforce, consommant toujours plus de grains et de combustibles au détriment du régime alimentaire des plus pauvres.
  3. Le braga et le kwas restent les boissons populaires à la fois pour les paysans transformés en serfs par le Code de 1649 et les populations les plus pauvres des villes. Le dernier chapitre de ce Code (Chapter 25 - Statute on Illicit Taverns. In It Are 21 Articles) est dédié au commerce, à la vente et la taxation des alcools, bières et hydromels, à l’interdiction du tabac, et surtout à la poursuite des contrevenants, leur interrogatoire par la torture, leurs punitions, les amendes et la saisie de leurs biens au profit du tsar. Le Code mentionne une seule exception au monopole des boissons fermentées et de l’alcool : les cérémonies familiales et les fêtes collectives qui restent néanmoins soumises à déclarations préalables : « Si des personnes obtiennent des déclarations pour des spiritueux, de la bière et de l'hydromel : ces personnes n'achèteront pas de spiritueux supplémentaires au-delà [de ce qui est autorisé dans] les déclarations, et ne brasseront pas de bière, et ne feront pas d'hydromel. »[4]. Le brassage domestique de la bière (pivo) était par conséquent une pratique courante. Dès cette époque, braga et kwas ne sont plus considérés comme des boissons alcooliques au regard de leur faible teneur en alcool.
  4. Un débat s’ouvre entre l’Etat central et l’Eglise orthodoxe qui dénonce l’ivresse publique et les excès d’alcool (pivo, vino, vodka). Après quelques mesures symboliques, l’Etat accentue sa politique fiscale pour financer son luxueux train de vie et ses guerres en Europe. La vodka fait son entrée triomphale dans le légendaire russe.
  5. Le déboisement accéléré du pays fait reculer l’hydromel, même après la colonisation de la Sibérie et des pays méridionaux (khanats de Kazan et d’Astrakan, Khanat de Crimée) dotées de riches terres agricoles, les célèbres terres noires ou tchernoziom du Nord de la Mer Noire.

 

La Moscovie, ses traditions brassicoles (kvas, braga et pivo) entre les 10è et 16è siècles, entre Tatars à l'est (lait de jument fermenté) et cités hanséatiques à l'ouest (bière d'orge). Evolutions des techniques de brassage et mouvements de populations.
La Moscovie, ses traditions brassicoles (kvas, braga et pivo) entre les 10è et 16è siècles,

 

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A partir du 18ème siècle, les évolutions sociales et techniques modifient en profondeur le tableau dépeint par le Domostroï. Elles sortent du cadre de cette présentation.

En guise de synthèse provisoire, l’éventail des boissons fermentées de Moscovie est très large depuis les 12-13ème siècles. Miel et grains en sont les principaux ingrédients, secondairement les baies et les fruits. Seigle, avoine, et sarrasin qui servent à brasser sont les céréales des sols pauvres avant que l’empire russe étende au 17ème siècle sa domination en Ukraine et dans les Khanats du nord de la mer Noire, terres à blé. Néanmoins, noblesse et boyards boivent, à côté de l’hydromel, de la bière (pivo) d’orge ou de blé.

Les techniques de brassage privilégient la voie par hydrolyse acide. Ceci implique que le maltage des grains n’est pas la méthode de brassage principale, du moins dans le monde des paysans. Kvas et braga en témoignent. La composition de ces deux bières à base de seigle, de sarrasin ou d’avoine peut aussi incorporer de l’orge ou du blé, également des baies et des fruits, voire du miel. Le maltage du seigle a été pratiqué en lien avec le brassage du kvas et du braga, puis pour convertir le malt de seigle en bière en vue de sa distillation. Il n’y a pas de recettes types du kvas et du braga. C’est la caractéristique commune de toutes les bières domestiques dans le monde. On brasse avec les ingrédients qu’on a sous la main, selon les récoltes, les réserves de grains, l’opulence ou la pauvreté de la maison. Les saisons offrent leurs fruits, baies, racines et akènes, tous issus de la cueillette et du ramassage, bienfaits qui échappent à la prévarication des agents de l’état. Tout ceci entre dans le chaudron à brasser du braga et du kvas dont les saveurs, le degré de fermentation et l’apparence varient d’une saison à l’autre, de jour en jour, et même d’heures en heures. Le brassage domestique est destiné à la consommation immédiate, ce qui n'empêche pas des moyens de conservation grâce à la glace ou certaines plantes antiseptiques. La frontière technique entre braga et kvas n’est de ce fait pas facile à tracer.

D’ailleurs, les différences entre hydromel, bière et vin sont plus que floues parmi les paysans russes, même si l’ingrédient premier reste l’amidon des grains. La frontière entre boisson et soupe fermentées l’est également. Ceci semble être une caractéristique des modes alimentaires populaires d’Europe centrale et orientale au Moyen-âge, sous réserve d’études élargies aux pays voisins de la Russie.

Kwas et braga sont à la croisée de plusieurs mondes : le miel et les céréales pauvres d’Europe orientale, les produits laitiers d’Asie centrale (koumys), les soupes acides de la Baltique et de la Sibérie (légumes, baies, champignons, racines, fruits acides), enfin la tradition du maltage des céréales d’Europe centrale et de Scandinavie.

Kwas et braga sont aussi au milieu du 17ème siècle, après l'époque du Domostroï, le fruit de sédimentations historiques qui ajoutent à ces deux bières domestiques et anciennes de nouvelles boissons alcooliques (pivo, vins, alcools) d'abord fermentées puis distillées. Ces évolutions majeures ont affecté le rôle, les techniques de brassage et la nature du kwas et du braga. Ceci n’empêchera pas le kwas de traverser les siècles suivants et d’être encore brassé de nos jours à la fois comme bière domestique, bière fermière et bière semi-industrielle.

         

 

Sources et bibliographie :

Code of 1649 pages.uoregon.edu/kimball/1649-Ulj.htm#Table

Duchesne L. - Le Domostroï (Ménagier russe du XVIe siècle), éd. Picard 1910.

Galton Dorothy – Survey of a thousand years of beekeeping in Russia, London Bee Research Association 1971. 

Johnston Pouncy Carolyn - The Domostroi. Rules for Russian households in the time of Ivan the Terrible, Cornell University Press, 1994. L’édition la plus complète à ce jour.

Kaiser Daniel H. - The Pravda Rus'skaia , The Expanded Redaction (Trinity Copy) Translated by Daniel H. Kaiser, exerted from The Laws of Rus'--Tenth to Fifteenth Centuries , ed. Daniel H. Kaiser, 1992.

Kennard Howard P. - The Russian peasant, Philadelphia, 1907. archive.org/details/russianpeasant00kenn/page/n8

Kotoshikhin Grigorii Karpovich - Russia in the Reign of Aleksei Mikhailovich, Translated by Benjamin Phillip Uroff, Edited by Marshall Poe, 2014. Published by De Gruyter Open Ltd, Warsaw/Berlin. www.degruyter.com/search?query=Kotoshikhin+

Michel Robert, Forbes Nevill – The Chronicle of Novgorod, 1016-1471, London 1914. archive.org/details/chronicleofnovgo00michrich/page/n7

Müller Klaus – Altrussiches Hausbuch ‘Domostroi’, Gustav Kiepenheuer Verlag 1987. Ne contient pas les chapitres 64 à 67 de la version longue publiée par Johnston Pouncy.

Smith R.E.F. – The Enserfment of the Russian Peasantry, Cambridge University Press 1968.

Smith R.E.F., Christian David - Bread and Salt. A social and economic history of food and drink in Russia. Cambridge University Press, 1984. Une synthèse et une bibliographie de référence pour l’histoire des boissons fermentées en Russie depuis le 13ème siècle.

 


[1] Les deux troupes armées campent depuis 3 mois l’hiver 1016 face à face sur les deux rives du Dniepr qui commence à geler. Les réserves de miel et d’hydromel s’épuisent. Un domestique de Yaroslav va secrètement interroger un ami du camp d’en face : « Que conseilles-tu de faire maintenant ? Il y a peu d'hydromel brassé et la Druzhina (la troupe réunie autour de Yaroslav) est grande'. Et cet homme lui dit : " Dis ainsi à Yaroslav : s'il y a peu d'hydromel mais une grande Druzhina, alors donnes-le le soir.» Yaroslav comprend qu’il doit franchir le Dniepr gelé et attaquer le soir même. Ceci nous dit que l’hydromel était la boisson favorite et honorable des seigneurs de guerre et des hommes libres de cette époque.

[2] « (Année 1170) Il y avait de la cherté à Novgorod ; on achetait un tonneau [1 kad=105 l] de seigle à 4 grivnas, et du pain à 2 nogatas, du miel à 10 kunas le pud (≈16 kg). » Voir note pour la valeur du grivnas.

[3] Toutes les sociétés occidentales européennes et américaines connaissent le même problème au 18ème et 19ème siècle. Un Etat qui tire ses revenus de la production et de la vente encouragées d’alcool, en majorité des alcools distillés, et les classes sociales les plus pauvres qui sombrent dans l’alcoolisme.

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