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Les textes parallèles chinois et japonais
Un texte chinois de la dynastie Tang (618-907) attribué à Wang Fu traite du même sujet : Cha jiu lun (Thé -Bière, Débat 茶酒論). Il évalue les mérites de chaque boisson au regard de la santé, de la conduite morale et des prescriptions religieuses[1]. Sous les Tang, l'influence du bouddhisme en Chine est très grande.
Une copie de ce texte date de la dynastie Song (960-1279) et conserve les mêmes traits. Le thé est la boisson symbole du clergé bouddhiste, de la méditation et d'une distance à l'égard de la vie sociale ordinaire des laïcs. La bière, qu'elle soit de riz ou de millet, crée le "boire ensemble", réaffirme la nécessité du lien social et ses règles défendues par la doctrine confucéenne, et sert d'offrande aux défunts comme aux dieux, rôles qu'une simple infusion de feuilles ne peut tenir.
En Chine, l'opposition est nette entre d'une part la bière des laïcs, boisson populaire mais aussi boisson des rites ancestraux et impériaux, et d'autre part le thé des moines, la boisson de ceux qui se retranchent de la vie mondaine et fixent leurs propres règles de vie communautaire.
Ce débat contradictoire entre la bière et le thé se prolonge à la même époque au Japon. Une littérature de disputatio dite ronsomono se développe pendant l'ère Muromachi (1336-1573). L'un de ses meilleurs exemples concerne précisément la bière de riz (saké) et le thé. Ce n'est pas un hasard. Le Shu-cha-ron (Bière-Thé-Débat, 酒茶論), est un texte qui oppose les vertus respectives de la bière de riz et du thé. Il en existe deux versions. L'une date de 1576, écrite par un abbé d'un temple de la province de Mino; la seconde met en scène Furuta Oribe (1543-1615), célèbre partisan du thé.
Un autre texte, le Shuhanron (Bière-Riz-Débat), variante du Shucharon, met en scène cette fois trois types de personnage classiques dans la littérature nippone de cette époque. Le premier (Jōko) vante le saké, la vie joyeuse et porte le titre de Miki no kami (chef du brassage de saké). Le second (geko) est un moine nommé Kōhan (amateur de riz) qui s'abstient d'alcool. Le dernier (Chūko) aime à la fois le riz-aliment et la boisson fermentée qui en procède[2].
Nakahara Nakanari (naka = "milieu") prône la modération de toute chose et incarne la conciliation. Une voie moyenne est tracée entre les excès de l'ivresse et l'austérité complète. C'est la voie même du Bouddha, du moins dans sa version parvenue au Japon par l'intermédiaire de la Chine et représentée par l'Ecole Tendai[3].
Une troisième variante nippone, le Shubeiron 酒餅論, oppose la bière de riz et le gâteau de riz, selon les mêmes termes. Bien qu'ici, le gâteau de riz (bei) symbolise l'une des offrandes communes aux rites des temples shintô et bouddhistes, contre la bière de riz (saké) propre aux offrandes shintoïstes et ordinairement exclue des dévotions bouddhistes au Japon.
La chronologie des textes accorde l'antériorité de ce type de débat aux versions chinoises. La Chine méridionale a promu l'usage du thé dès le 1er millénaire et dispose d'une tradition brassicole bien plus ancienne encore. Il semble donc que les débats Bière-Thé soient d'inspiration chinoise, ensuite repris et adaptés à l'est par la tradition nippone et à l'ouest par les royaumes tibétains[4].
Mais l'exemplaire le plus ancien de la version chinoise, celui de la dynastie Tang (618-907), provient de l'oasis de Dunhuang, à l'extrémité occidentale du corridor du Gansu. A cette époque, la région est dominée par la puissance politique et militaire tibétaine. Elle rivalise avec l'empire chinois des Tang. En 822, le roi du Tibet Tri Ralpachen et l’empereur de Chine Muzong (r. 820-824) signent un traité de paix qui fixent les frontières des deux empires. Le Tibet devient le centre du bouddhisme qui a reflué de son noyau indien originel. La tradition brassicole n'est pas moins ancienne au Tibet. Royauté et bouddhisme tibétains peuvent aussi avoir inspiré cette forme de débat contradictoire entre la Bière et le Thé. Dans ce cas, la littérature chinoise aurait emprunté son modèle à la culture florissante tibétaine, et non l'inverse.
La Dispute de Thé et Chang met en lumière un thème commun et récurent des aires culturelles asiatiques imprégnées de religion bouddhiste. Le Tibet, la Chine et le Japon se sont interrogés sur le statut de la bière par rapport aux exigences religieuses du bouddhiste et sur la compatibilité du Renoncement avec la vie sociale. L’abstinence de bière permet-elle de maintenir la vie sociale ? Le thé, quelles que soient ses qualités, mène vers la méditation, le centrement sur l’individu et ses forces spéculatives. La bière crée du lien social, de l’extraversion et du dépassement.
Gardien de la mesure, le bouddhisme opère un balancement entre ces deux pôles.
[1] Hsueh-Man Shen, 2005, Body Matters: Manikin Burials in the Liao Tombs of Xuanhua, Hebei Province, Artibus Asiae 65, note 59.
[2] C'est un usage commun de tous les peuples qui brassent des bières avec la méthode des ferments amylolytiques, c'est-à-dire sans étape du moût liquide. Si la masse de céréale fermentée est diluée et filtrée, la bière qui en résulte a une apparence liquide. Mais non filtrée et consommée telle quelle, est reste comme une bouillie épaisse alcoolique. Le nigorizake et l'amazake modernes descendent de ces bouillies fermentées anciennes. Edition française présentée, traduite, illustrée et abondament commentée "Des mérites comparés du saké et du riz, illustré par un rouleau japonais du XVIIe siècle", Bibliothèque nationale de France, Diane de Selliers, Editeur. 2014. La traductrice a malheureusement sacrifié à la coutume qui traduit saké par "vin de riz" et non pas bière de riz. Les commentaires expliquent ensuite qu'au 17ème siècle les brasseurs japonais brassaient dans leurs brasseries des "vins de riz" !
[3] Watanabe Takeshi, 2009, Wine, Rice, or Both? Overwriting Sectarian Strife in the Tendai Shuhanron Debate, Japanese Journal of Religious Studies 36/2, 259-278.
[4] Ainsi, dans le Shuhanron, Nagamochi qui est directeur du bureau du saké déclare "Il est avéré aujourd’hui comme dans les temps anciens que le saké est chose merveilleuse. Autrefois on attribuait même un titre et des émoluments à ceux qui aimaient à en boire. Certains sont même allés jusqu’à souhaiter renaître en coupe à saké". C'est une allusion à Zheng Quan, haut dignitaire du pays de Wu à l’époque des Trois Royaumes (220- 256), dont l’amour pour la bière était proverbiale. Il désirait être enterré près de ses jarres à bière pour que ses restes soient réutilisés dans la confection de jarres à bière (jiuhu 酒壺). Cette anecdote écrite dans la Chronique des Trois Royaumes a été copiée au Japon en 747 dans le Diayu ji. L'origine chinoise du genre littéraire des Disputes semble indéniable.