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La bière-surā dans la tradition brahmanique (-500 à 600).
L'expression "brahmanisme" a ici un sens historique et culturel. Il désigne la période qui succède en Inde au védisme vers -500. Il fait aussi référence au système rituel très codifié issu du védisme et entretenu par la classe des brahmanes. Le brāhmana est un prêtre-officiant détenteur du Brahman, terme qui désigne ensemble le savoir religieux, le droit de lire les textes sacrés (Veda), de prononcer les formules magico-religieuses, d'effectuer les rites complexes et les sacrifices.
Le sacrifice Śrauta fait partie des rites brahmaniques importants. Il comprend les sacrifices du soma et les sacrifices-havis. Parmi ces derniers, le sacrifice sautrāmani prévoit de préparer et offrir de la bière-surā. A la fin du rituel, elle est bue par le sacrificateur et les prêtres. Le Satapatha Brāhmana décrit la préparation des ingrédients et de la bière dans la version caraka du rituel (V.5.4.1-35) et sa version kaukili (XII.7.1.1-9.3.16). Le brassage du surā est compliqué du fait de la ritualisation des gestes et des procédés, et d'une codification imitative des sacrifices du soma.
Mais ces textes donnent des informations inestimables sur les techniques et les ingrédients de la brasserie. Elles peuvent parfois être complètées par d'autres sources brahmaniques[1].
Les ingrédients de brasserie sont les surāsoma :
- Śaspa = grain malté, orge maltée.
- Tokma = orge ou riz entier (paddy) malté.
- Caru= riz cuit.
- Syāmāka= millet.
- Lājā = grain grillé ou rôti.
- Tari= grains de riz grillés qui n'éclatent pas au grillage.
- Nagnahu = farine/pâte de légumineuses (pois, haricots) et d’épices.
Les produits intermédiaires du brassage sont :
- Kinva = ferment amylolytique ou levain pour la bière.
- Nagnahu = idem.
- Sambhara = aromates pour parfumer la bière.
- Parisrut = ingrédients + ferments en train de fermenter.
- Māsara= mélange des ingrédients ou drêches des brassins.
Les principaux ustensiles sont des pots de bois de différentes essences :
- Kārotara = vase à filtrer en poils de 3 animaux : lion, loup et tigre.
- Śatatranā = pot-passoire avec "100 trous”.
- Vālapavitra = tamis ou filtre tissé avec des poils ou crins d'animaux.
- Pājaka = un tube de bambou perforé pour presser le riz cuit.
- Sata = pot, poêle, ou filtre fait de poils. Vase d'offrande de la bière.
- Indva = un couvercle fait d’herbes, support circulaire de pots et vases.
Les termes techniques généraux associés à la brasserie sont :
- Surākāra = brasseur de bière surā.
- Asuta = se transformer en matière sucrée ou en alcool.
- Abhisuta = extraction, filtration.
- Parisrut = mousser, fermenter.
- Sandhana = absorption du ferment par la masse cuite semi-liquide.
Le surākara (le brasseur) mélange les ingrédients en récitant le verset védique svādīm tvā svādunā ... Certains ingrédients sont pilés; une maische de riz, l'autre de millet sont faites avec de l'eau, et cuites séparément jusqu'à ébullition. L'écume est collectée pour sceller le couvercle du pot plus tard au cours du processus de fermentation. Une portion de riz (entier) malté, d'orge, de riz grillé et d'un mélange d'épices appelé māsara, est ajoutée aux deux pots.
Le contenu de chaque pot est ensuite séché, pilé et ajouté au grain restant dans un grand récipient couvert et placé dans un trou. Ce mélange, appelé parisrut, est dans ce cas la masse mise à fermenter pendant un à trois jours. Dans certains textes, du lait et de la farine d'orge maltée sont ajoutés chaque jour. Arpès ce délai, la maische fermentéee appelée surā est filtrée à travers une passoire faite de poils, parfois interprétée comme une peau d'animal.
La divinité Surā Devi est née de la mousse produite du barattage de l'océan par les devas et les asurās; la bière-surā sort de l'écume de la fermentation du riz et de l'orge. Le parallèle est frappant. L'addition de lait pendant cette fermentation cosmique ne change pas la nature de la boisson fermentée produite, une authentique bière.
Un texte tiré de l'Atharva-Veda (l'un des 4 Veda, textes sacrés de l'ancienne religion védique puis de l'Hindouisme), le Paippalāda Samhitā, offre deux odes à la bière-surā [2].
L'une vante la bière destructrice, initiatrice du chaos social et des souffrances humaines. Ce visage de la bière-surā est placé sous l'action de Varuna, dieu de la guerre.
La seconde chante les bienfaits de la bière-surā, consolatrice et douce au cœur des hommes. Ce visage de la bière-surā se place sous l'action des Aśvins, divinités de la nature fertile et nourricière.
Les poèmes sont assez hermétiques, mais le sens général clair. Emaillés d'allusions techniques, ces hymnes valent d'être cités en entier. Il est improbable qu'on y décrive une distillation comme le suggère Marianne Oort et d'autres auteurs[3]. La technique des ferments amylolytiques suffit à expliquer le brassage de bières plus alcoolisées qu'avec le maltage. "Poison" désigne cette bière-surā très forte, peut-être 10° et plus comme le saké ou le jiu chinois. Cette teneur en alcool expliquerait l'ivresse brutale que décrit le premier des hymnes.
Nous empruntons à la traduction anglaise de Marianne Oort pour ces deux hymnes à la bière-surā.
Kānda 5 sūkta 10 : (Hymne) à la bière surā.
La première moitié du texte décrit la fabrication de la bière-surā avec du riz + gruau + malt d'orge. Le ferment déclenche une fermentation alcoolique bouillonnante. L'évocation du "poison rouge-sang" renvoie peut-être à la coloration apportée par les moisissures du ferment amylolytique nagnahu. La seconde moitié décrit les effets dévastateurs de la bière-surā sur les buveurs qui se battent et perdent la tête.
« Ceci est un breuvage-poison, écrasé par un pilon, moulu par une meule.
Agni est chaleur brûlante; le ciel est chaleur brûlante. Deviens, O surā, brûlante toi-même.
"Poison est ton orge maltée (tokma)", disaient ceux qui t'exaltaient. Sois poison, coule dans le pot.
Poison est ton tempérament, O surā; poison tu es quand la main te saisit. Deviens poison quand on te porte aux [lèvres].;
Laisse ton grain de riz (lajas?) être un lion, [ton ] gruau (masara?) un tigre .
Laisse le ferment (nagnahu) être une panthère. Coule dans le cœur d'un loup.
Ce [surā], brassé dans une coupe est, avec le [goût de] grain malté (saspa) dans la bouche, nourrissant.
L'ardeur du sanglier a surgi : remue la avec les jambes tendues (= terre ).
[surā] s'agite, tremble, jaune-poussière, nourrissant.
L'ardeur du déraciné (= terre) a surgi : ce qui est derrière, met le devant .
O S ura, laisse le poison dans ton filtre, le rouge-sang dans ton pot !
Laisse-les entre eux se détruire carquois et arc.
Les buveurs du poison-rouge tournent en rond, ces mortels qui boivent pour la force, O surā.
Ceux qui sont blessés se combattent : béni ce pouvoir de surā.
Ecoule-toi vers eux avec la force de la plante, fais [ les] s'envoler, rend [les] si ivres qu'ils se battent les uns les autres.
Que celui avec un coude brisé lutte contre l'autre avec la tête cassée ! Avec son vêtement ravagé, ton buveur pisse le ( sang), O surā.
Buvez , vous les excités, le breuvage-poison mêle de rouge, fusionné avec le sang .
Celui qui a la main coupée divague autour du village, faisant l'éloge de toutes les façons de tuer les hommes.
Couteau-pointu , flèche-pointue, suis-je [surā] sorti d'un moule.
Rend-[les] ivrognes, rend-[les] saouls. Tel un serpent, cause-leur des souffrances déchirantes, qu'ils ne se laissent rien entre eux.» (M. Oort 356-357, trad. fr Beer-Studies).
Kānda 8 sūkta 12 : (Hymne) à la bière surā.
Cette fois-ci, le texte baigne dans une atmosphère d'allégresse car la bière-surā apporte la joie et symbolise la prospérité agricole des villages. surā divinisée est en même temps la pluie bienfaitrice vivifiante, les plantes nourricières, les céréales indispensables aux hommes, et enfin leur version liquide fermentée, la bière de grains que chacun peut boire et partager en son honneur.
« Que Mitra et Varuna te rendent savoureuse, que la déesse Sarasvati te rende savoureuse.
0 surā, laisse les Asvins te rendre savoureuse.
Celle-ci [surā] que les Saudhanvanas, tous les Dieux, joints à la troupe de Marut, ont aspergée.
Que les Asvins ont aspergée, laissez cette surā couler en abondance.
Sois délicieuse plus que bonne, plus douce que douce. Ce que le chevreuil(?) est à la biche, ainsi es-tu, 0 fortunée.
Née d'un nuage, née de la pluie, née du ciel,
Puis née de la mer, tu es devenue surā-la-filtrée.
A la naissance, on te nomme tige (roseau), ainsi arrive surā-la-filtrée,
Parce que tu avais un ami de bon augure, le doux arbre vikankata.
O surā, l'asurā Aurdhvanabhasa (nuage venu d'en haut?) t'a faite en premier.
O surā, dans la maison d'un dasa la tête et la tige te sont venues.
Dis[tille] le mucus tiré du furet, purifie la surā soutirée de la masse.
Gonfle, toi qui accorde la force; pourquoi t'attardes-tu dans les méandres (?).
Tes gens sont assis ici, toi la profonde, l'envahissante.
O divine surā, tu vagabondes, rendant chacun euphorique.
Pour un pot dont ils obtiennent une vache, un cheval, des grains, des biens, laissez cette surā couler en abondance.
Ils viennent ici des montagnes, creusant sans une pelle ;
Leur demeure est l'océan, ils n'ont pas de lieu de repos.
Que ceci vous offre bulles/mousse.
O baquet, renfloue cette surā que nous désirons tant.
Ne laisse pas Bhaga, les Asvins, Sarasvati emporter cette (surā) qui est à moi.
C'est le divin mayulasa bouillonnant des montagnes qui donne surā-la-filtrée du bec-versoir, le flot.
Puissent cerveaux/crâne pisser comme bœuf au milieu du pot-sata [4]» (M. Oort 357, trad. fr Beer-Studies ).
Dans les textes grhya (Aśvalāyana Grhyasūtra 5,5), la bière-surā est bue lors des mariages et des rites funéraires. Elle est souvent mentionnée comme une partie du paiement en nature aux femmes qui prennent part à ces cérémonies.
Brasser la bière-surā appartient à la sphère de la consommation quotidienne et des fêtes. Seul un Adhvaryu peut être brasseur (surākāra) dans le sacrifice sautrāmani, mais le brassage de la bière est une activité commune en dehors des rituels védiques et des activités religieuses.
La bière surā est une boisson alcoolisée décrite et utilisée comme anesthésiant par Sushruta, un chirurgien indien du 4ème siècle av. n. ère. Charaka , une autre autorité médicale de cette époque, administre des boissons alcoolisées surā, sidhu, arishta, madhu, madira ou asava, à une femme souffrant les douleurs d’une fausse-couche.
Dans les textes bouddhistes, la bière-surā est citée comme l'une des 3 boissons enivrantes avec la meraya et le majja (équivalent en pali du sanskrit madhu, l'hydromel). 5 sortes de surā sont mentionnées, certaines sont des bières, d’autres des vins de fruits ou de mélasse (surā prend ici le sens générique de boisson fermentée). Il est aussi question d’une sorte de pain à base de grains germés et de fruits trempés dans l’eau, moulés en forme de gâteaux et séchés. Le brassage consiste à retremper ces pains dans l’eau pour obtenir une bouillie sucrée. La fermentation alcoolique est spontanée ou provoquée par addition de levain. On retrouve un ancien procédé de brassage connu dans de nombreuses aires culturelles à la surface du globe.
Renoncer à boire du surā (dans son sens générique de "boisson fermentée" : bière, vin et hydromel) constitue le 5ème précepte bouddhiste : «J’accepte d’exercer la règle d’abstinence de boissons fermentées (surā), cause de l'insouciance.». Ce précepte s'impose aux moines et nonnes ordonnés qui vivent dans les communautés bouddhistes (sangha) et aux laïcs qui cherchent la libération par leurs propres moyens. Les écoles bouddhistes n'empêchent rien ni n'interdisent concernant ceux qui ne se consacrent pas à leur propre libération, c'est à dire l'immense majorité de l'humanité.
Les textes brahmaniques font état de boissons acidulées et de plusieurs techniques pour déclencher une fermentation acétique ou lactique. Certaines recettes de vinaigres sont proches ou parallèles des techniques du ferment amylolytique.
L’Aranala est obtenue en laissant chauffer au soleil une mixture de blé cru décortiqué pendant une semaine.
Le Cukra est à base de racine et de fruit de la plante mise dans du petit lait fermenté. Le mélange est gardé pendant trois nuits et purifié à travers de la paille de riz.
Le Sukta est un mélange de mélasse, miel, eau de riz fermenté et petit lait. Conservé 3 nuits dans un pot de terre cuite en été.
Kanjika : millet et orge bouillis et différentes plantes.
Le sous-continent indien porte au 1er millénaire avant notre ère une riche et longue tradition brassicole qui prend racine dans les bassins de l'Indus et du Gange. L'Hindouisme et le Bouddhisme, a priori hostiles à la consommation des boissons fermentées pour les prêtres, les moines et leurs disciples, ne feront pas disparaître cet héritage ancré dans la mosaïque ethnique. A partir du 8ème siècle, l'islam ne touchera que les élites politiques et le monde des marchands dans les régions occidentales de l'Indus (actuel Pakistan) et la bande côtière du Kerala au Sud. L'empire moghol (1526-1857) prônera la tolérance religieuse sans intervenir dans les coutumes régionales.
II faut cependant nuancer le tableau. De vastes aires culturelles sont très mal documentées aux époques anciennes, en particulier le centre (Deccan) et le sud de l'Inde.
La même remarque s'applique à la bordure septentrionale, les contreforts de l'Himalaya et ses royaumes. Les régions côtières du Kerala et du Sindh méridional, en bordure de l'océan indien, sont plutôt dévolues aux vins de palme, si l'on en croit les récits des marchands arabes qui fréquentent ces rivages au 1er millénaire de notre ère et y installent des comptoirs.
Des études complémentaires détaillées sont nécessaires pour avoir une vision d'ensemble de la brasserie de l'immense sous-continent indien dans l'antiquité. Nous sommes mieux renseignés sur la brasserie en Inde à partir de l'empire des Maurya.
[1] Madhavi Bhaskar Kolhatkar 1999, surā, the Liquor and the Vedic Sacrifice (New Delhi, D. K. Printworld), 117-135. Il a fallu attendre ces dernières décennies pour que la boisson surā soit identifiée comme une bière à base d'orge crue ou maltée (Śaspa), de millet et de riz, après avoir écarté les interprétations les moins plausibles (surā = porridge de grains grillés, vin, alcool distillé, narcotique !). Quand on ne conserve des hymnes védiques que les informations techniques, les processus de brassage deviennent évidents. Par exemple, le choix des 3 animaux sauvages (lion, tigre, loup) est une prescription rituelle, mais la confection d'un tamis à base de poils d'animaux pour filtrer la maische est un geste technique de brasseur.
[2] Dipak Bhattacharya 1997, The Paippalada-Samhita of the Atharva-veda, vol. 1 (Calcutta: The Asiatic Society). Le Paippalada est l'une des 9 recensions ou écoles (sakha) attribuées par la tradition à l'Atharva-veda. Seules 2 ont survécu et nous sont parvenues : la Saunakiya (AVS) et la Paippalada (AVP). Cette dernière, jugée la plus ancienne, porte le nom de son compilateur. L'Atharva est daté des 12-10ème siècles av. n. ère, sur la foi de mentions techniques comme celle du fer. Samhita désigne la compilation de mantras (connaissances, savoirs et sagesse) qui introduit chaque Veda. L'Atharva dans la version de Paippalada possède donc la sienne.
[3] Oort Marianne S. 2002, surā in the Paippalāda Samhitā of the Atharvaveda. Journal of the American Oriental Society, Vol. 122, No. 2, 355-360.
[4] Allusion au dispositif des sacrifices propitiatoires. Pour demander la fertilité, la bière coule à flot des vases (cerveaux/crânes) dans les pots-sata réservés aux offrandes.