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2 - Les agriculteurs-brasseurs des Rio Paraná et Paraguay au 16ème siècle.
Deux sources importantes nous font connaitre ce que les Amérindiens du Rio de la Plata buvaient et avec quoi ils brassaient leurs bières traditionnelles avant la venue des expéditions espagnoles sur leurs côtes et leurs fleuves.
Il s'agit de la Relation de voyage d'Ulrich Schmidel (publiée à Nuremberg en 1599)[1] et des Commentaires d'Alvar Núnez Cabeça de Vaca (publiés à Valladolid en 1555)[2].
La chronologie de ces premières conquêtes couvre une vingtaine d'années, entre 1535 et 1555. Les Espagnols remontent les fleuves et s'approchent du Pérou, soit plus de 2000 km entre ce qui correspond aux actuelles villes de Buenos Aires (Argentine) et Santa Cruz de la Sierra (Bolivie). Ces périples en direction du Nord-Ouest coïncident avec la rencontre de peuples dont les structures sociales sont de plus en plus complexes, jusqu'à toucher les contreforts andins et l'influence de l'empire des Incas. Nous tenterons de vérifier si, chaque fois, la bière s'adaptait à cette complexité sociale et politique croissante dans les sociétés amérindiennes du début du 16ème siècle.
Les sociétés amérindiennes qui se sont développées jusqu'à l'arrivée des Européens sur les rives du Paraná et du Paraguay n'ont pas toutes le même mode de vie. Certaines sont constituées de groupes semi-nomades de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs. D'autres ont atteint le niveau de complexité sociale qui accompagne le mode de vie agricole, la sédentarité, l'organisation en villages, et l'existence d'une hiérarchie sociale. Ces dernières sociétés stockent les grains de maïs, les tubercules de manioc ou de patates douces qu'elles cultivent. On s'attend à ce que ces sociétés amérindiennes sachent non seulement brasser la bière, mais également conférer à cette boisson fermentée un rôle social central. Les témoignages d'Ulrich Schmidel et d'Alvar Núnez ne laissent aucun doute à ce sujet.
L'armada[3] conduite par Pedro de Mendoza quitte le port espagnol de Cadiz et touche le Rio de la Plata en 1535. Schmidel, arquebusier et lansquenet allemand, est à bord avec 150 autres mercenaires originaires d'Europe du Nord.
Les Espagnols s'établissent par la force sur le territoire des Querandis qui vivent dans l'estuaire du Paraná. Leur principal village est conquis. Les Espagnols baptisent leur propre campement Nuestra Señora Santa Maria del Buen Ayre. Ils y meurent de faim pendant plus d'un an, ne sachant ni pêcher ni cultiver les plantes locales, poussés à la famine par les Querandis qui pratiquent une politique de la terre brûlée[4]. Ce qui reste de l'armada espagnole doit sa survie aux indiens Tiembus, voisins des Querandis, alliés forcés et provisoires des nouveaux-venus européens.
En 1539, un renfort de 200 Espagnols arrive d'Espagne au Rio de la Plata. Une expédition de 400 soldats commandée par Juan de Ayalas décide de remonter le fleuve Paraná. Schmidel y participe et raconte comment la troupe s'assure de son approvisionnement auprès des peuples qui vivent en amont du fleuve :
« Nos chefs nous firent donc rembarquer sur les brigantins, et nous commençâmes à remonter le Parana pour aller à la découverte d’une autre rivière, nommée Parabol [Paraguay], dont on nous avait parlé : les rives de cette dernière sont habitées par les Indiens Carios. On nous avait assuré que nous y trouverions en abondance du maïs, des fruits et des racines dont les naturels font du vin [bière], ainsi que de la viande, du poisson, des moutons grands comme des mulets, des cerfs, des sangliers, des autruches, des poules et des oies.[5] » (Schmidel, Chap. XVI, Navigation en remontant le Parana jusqu’à Curenda, 69-70)
Les "racines dont les naturels font du vin" désignent le manioc ou la patate douce. En fait de "vin", il s'agit de bière. Les auteurs européens du 16ème siècle utilisent vin comme terme générique pour désigner toutes les boissons fermentées. Les Carios vivent sur le cours moyen du Paraguay et comptent parmi les sociétés amérindiennes de la région (voir carte). Leurs villages d'agriculteurs sont nombreux et leurs greniers pleins. La soldatesque y puisera sans vergogne, parfois après négociation avec les habitants, le plus souvent par la force. Les villages des Carios brassent de la bière toute l'année avec du maïs ou des tubercules amylacés (manioc, patate douce), les "racines" dont parle Schmidel dans tout son récit.
Alvar-Nuñez note également que les peuples amérindiens établis sur le cours supérieur du Paraguay vivent de l'agriculture et font deux récoltes annuelles de maïs et de manioc. Puerto de los Reyes est le nom donné par les Espagnols à un établissement situé très en amont de la ville d'Asunción, au sud du Lago de los Xarayes, la région brésilienne du Pantanal actuel :[6]
« Les naturels du port des Rois [Puerto de los Reyes] sont laboureurs ; ils sèment du maïs et cultivent du manioque, qui est la cassave des Indiens. Ils récoltent aussi beaucoup de mandubies [madubies, mandues, manduis = arachide], semblables à des noisettes. Ils font deux récoltes par an. » (Commentaires d'Alvar Núnez, 305)
Ils brassent bien évidemment des bières de maïs et de manioc. Au mois de janvier, le fleuve inonde les terres. En 1543, la colonie espagnole du Puerto de los Reyes est décimée par les moustiques, les fièvres et les maladies. Privée de grains, on peut imaginer qu'au lieu de boire de la bière, elle fut aussi contrainte de boire l'eau contaminée du fleuve, aggravant sa situation sanitaire (Commentaires, 413-414).
Les indiens Guaranis de la rivière Yguatu (25° sud, actuel rio Jaurú), à l'est du fleuve Paraguay sont également des agriculteurs-éleveurs :
« D'après le rapport des naturels (plus tard on vit que c'était vrai), on devait trouver sur ses bords de nombreux villages; les habitants sont les plus riches de toute la contrée; le travail de la terre et l’éducation de la volaille en sont les causes. Ils élèvent beaucoup d’oies, de poules, et d’autres oiseaux; ils ont quantité de gibier, des sangliers, des cerfs, des tapirs, des perdrix, des cailles et des faisans. La rivière est très-poissonneuse. Ils sèment et cueillent une grande quantité de maïs, des patates, des cassaves, des madubies [cacahuètes]; ils ont encore beaucoup d’autres fruits, et les arbres leur fournissent une grande quantité de miel. » (Commentaires d'Alvar Núnez, 75)
Cette prospérité agricole générale a favorisé la brasserie amérindienne. Disposant de plusieurs sources abondantes de plantes riches en amidon, les peuples amérindiens de la région ont développé une riche tradition brassicole. Leur vie sociale et les rivalités entretenues entre eux ont également favorisé, comme nous allons le voir, les célébrations, les boissons collectives et la recherche des ivresses ritualisées.