Densité du peuplement amérindien le long des fleuvesArticle 6 sur 6

6 - La bière et la complexité des sociétés amérindiennes au 16ème siècle.

 

 

Une nouvelle expédition conduite en 1548 par Martin Domenico de Irala remonte le fleuve Parabol (Paraguay) à la recherche d’or ou d’argent.

 

Indiens Maipais (Moxos)« Ces Indiens [les Maipais] sont nombreux; ils ont des vassaux qui travaillent et pêchent pour eux, et qui leur sont soumis, comme chez nous les paysans le sont aux gentilshommes.
Les Maipais ont des vivres en abondance, surtout du mais, du manioc et toutes sortes de racines bonnes à manger nommées mandeoch [manioc] ade, madepore [autre sorte de manioc], mandeoch porpyre, padades [patate douce] et mandues bachkeku [banane].
Ils ont aussi des cerfs, des moutons du pays, des autruches, des canards, des oies, des poules et toutes sortes de volailles.
On trouve dans leurs forêts beaucoup de miel, dont les naturels préparent une boisson fermentée, et qu’ils emploient à toutes sortes d’usages. Plus on avance dans l’intérieur du pays, et plus il est fertile : on voit toute l’année des champs plantés de maïs et des racines [manioc et patates] dont j’ai parlé.
» (Schmidel, Chap. XLIV, Les chrétiens retournent à l'Assomption. – Ils font une expédition dans l'intérieur pour chercher de l'or. 197-198)

   

Il existe aussi des fédérations de peuples tributaires et des entités politiques plus vastes, organisées en structures plus hiérarchisées.

« Nous entrâmes ensuite chez des Indiens nommés Zemies, ils sont vassaux des Maipais, comme chez nous les paysans le sont de leur seigneur. Nous trouvâmes sur la route beaucoup de maïs et de racines. Ce pays est si fertile, qu’avant d’avoir rentré les produits d’un champ, ceux du champ voisin sont déjà mûrs&; et pendant qu’on récolte celui-ci, on en sème un troisième, de sorte que toute l’année l’on a des vivres frais. » (Schmidel, Chap. XLV, Des tribus Mapais, Zemie, Tohanna, Peionas, Mayegoni, Morronos, Paronios et Symanos. 203)

 

La troupe conduite par Irala atteint les contreforts des Andes et fait jonction avec les colonies espagnoles du Pérou. Aux abords de la Salinas del Jauru (16° lat. S.), Domenico de Irala envoie à travers les Andes deux émissaires à Lima. Les sociétés amérindiennes qu'il décrit sont proches voisines de l'empire des Incas.

« Je dois remarquer que le pays des Machcakies est le plus fertile que nous ayons découvert dans tout notre voyage. Un Indien n’a qu’à aller dans la forêt et faire une entaille dans le premier arbre venu pour qu’il en découle cinq ou six mesures de miel aussi clair que l’hydromel. Les abeilles qui le font sont très-petites, et n’ont pas d’aiguillon. Les naturels fabriquent avec ce miel une boisson qui ressemble à l’hydromel, mais est plus agréable au goût. » (Schmidel, Chap. XLIX, De la fertilité de Machcakies. – Nous retournons où nous avions laissé nos vaisseaux. 226)

   

 

Evolution des sociétés amérindiennes Peuples amérindiens brasseurs d'Amérique du sud avant la colonisation espagnole.

 

 

Une avant-garde de l’expédition d’Alvar-Núnez Cabeça de la Vaca approche en 1555 du territoire des Xarayes, (Xaraiés, "Maîtres du fleuve") sur le cours supérieur du fleuve Paraguay. Ils vivent dans cette vaste plaine semi-inondée nommée de nos jours Pantanal[1], à la frontière du Brésil et du Paraguay. Ces agriculteurs brassent de la bière avec leur principale céréale, le maïs. C'est avec cette bière qu'ils honorent les Espagnols de leur hospitalité :

« Ils parvinrent bientôt dans d'autres marais [marais du Pantanal], d'où ils ne crurent pas pouvoir sortir, tant la marche y était difficile. Outre qu'ils se brûlaient les jambes, l'on s'enfonçait jusqu'à la ceinture, et il était presque impossible de s'en retirer. Ces marais avaient plus d'une lieue d'étendue. Ils arrivèrent ensuite à un chemin plus ferme. Le même jour, à une heure après midi, n'ayant encore rien mangé, ils virent une vingtaine d'Indiens qui venaient au devant d'eux par la même route. Ces gens arrivaient, tout joyeux, chargés de pain de maïs, d'oies toutes cuites, de poissons et de vin de maïs [bière]. Ils racontèrent aux Espagnols comment leur chef, ayant appris qu'ils se rendaient dans leur pays par cette route, avait ordonné de leur porter à manger, de leur parler de sa part et de les conduire près de lui. » (Commentaires d'Alvar Núnez, 333)

 

 Indiens Xarayes

Les Xaraiés vivent près du contrefort des Andes. Leurs voisins occidentaux sont les Moxos,les Chicas, les Paicones, porteurs d'une culture influencée par les Andes centrales, la civilisation du monde Inca. Cette influence est perceptible dans la façon dont les Xaraiés reçoivent les Espagnols : autorité centrale d’un chef, conseil d’anciens, embryon de cour, réception cérémonielle des étrangers avec qui le chef Xaraiés veut faire alliance, robes de coton blanc, etc.

« Ils mirent les Espagnols au milieu d'eux, et les conduisirent dans le village, à l'entrée duquel un grand nombre de femmes et d'enfants les attendaient. Toutes les femmes couvraient cette partie que la pudeur doit cacher ; beaucoup étaient vêtues de robes de coton blanches dont elles font usage et que l'on nomme tipoes.

Quand les Espagnols furent parvenus dans le village, ils se rendirent près du chef des Xarayes. Il était au milieu de trois cent Indiens de très-bonne mine, la plupart âgés. Ce chef était assis dans un hamac de coton, au centre d'une grande place. Tous ses sujets étaient debout et autour de lui. Dès que les Espagnols arrivèrent, les Indiens se rangèrent et firent un passage par où les nôtres s'avancèrent. Aussitôt qu'ils furent près du chef, on leur apporta deux petits escarbots de bois sur lesquels il leur fit signe de s'assoir. » (Commentaires d'Alvar Núnez, 334)

 

 

Sur les ordres d'Alvar Núnez, le capitaine Francisco de Ribera et 6 Espagnols accompagnés de guides amérindiens s'enfoncent en janvier 1544 vers l'ouest à partir du haut-Paraguay, donc vers la Cordillère centrale, pour gagner une montagne nommée Tapuaguaçu. Ils rencontrent à environ 70 lieues (300 km) des indiens Tarapecocis cultivateurs de maïs qui leur offrent de la bière de maïs en bienvenue :

« L'Indien fit entrer les Espagnols dans la maison, d'où les femmes et d'autres naturels retiraient tout ce qu'il y avait. Pour ne pas passer devant les chrétiens, ils entr'ouvraient la paille des murailles ; et, par l'intervalle qu'ils avaient pratiqué, ils déménageaient tout. Les nôtres virent retirer de certaines grandes chaudières pleines de maïs, de grandes plaques, des haches, des bracelets d'argent, que l'on emporta à travers les murs de paille. Cet Indien paraissait le chef de famille, à en juger par le respect que les autres lui témoignaient. Il accueillit chez lui les Espagnols, leur fit signe de s'assoir, et ordonna à deux orejonès[2], qu'il avait pour esclaves, de leur donner à boire du vin de maïs [bière], qui remplissait des jarres d'argile enterrées dans le sol jusqu'à l'ouverture. Ils puisèrent cette boisson avec deux grandes calebasses et la présentèrent aux Espagnols. Les deux orejonès dirent qu'à trois journées de marche il y avait des chrétiens, et des indiens nommés Payçunos, puis ils leur enseignèrent Tapuaguaçu, qui est une grande montagne élevée.  » (Commentaires d'Alvar Núnez, 396)

 

La grande maison commune abrite donc un matériel complet de brassage. De grandes marmites pour la cuisson, des plaques (d'argile) pour fabriquer des galettes de maïs, des jarres de fermentation enterrées. Ce matériel implique une organisation du brassage qui dépasse le simple brassin occasionnel. Le brassage de la bière est une tâche et une activité sociale permanente. A trois journées de marche vers l'ouest et plus loin se dressent les Andes. Les chrétiens sont probablement des Espagnols venus de la colonie du Pérou nouvellement fondée. La région est proche de l'empire Inca et de son influence culturelle. Ceci explique que la bière de maïs soit chez les indiens Tarapecocis intégrée dans les coutumes de bienvenue.

 

En décembre 1543, le capitaine Hernando Ribera, chargé par Alvar Nuñez d'explorer le Haut Paraguay, part avec 52 hommes et des indiens Carios. La troupe pénètre dans le territoire des indiens Xarayes :

« Après avoir navigué pendant dix-sept jours, il traversa le pays des Indiens Perovacas, et il arriva dans une autre contrée, dont les habitants se nomment Xarayes. Ces gens récoltent beaucoup de vivres, ils nourrissent des oies, des poules et d'autres oiseaux; ils pêchent, ils chassent, ils sont civilisés, et obéissent à un chef. Quand les Espagnols furent arrivés chez les Xarayes, ils entrèrent dans une ville d'environ mille maisons, et dont le chef se nomme Camire. Ce cacique le reçut fort bien; Hernando Ribera obtint de lui des informations sur les peuples de l'intérieur. » (Relation d'Hernando Ribera, in Commentaires d'Alvar Núnez, 488-489)

 

C'est bien la description d'un pays densément peuplé, adonné à l'agriculture et l'élevage, organisé en villages eux-mêmes intégrés dans une structure sociale plus vaste et hiérarchisée. Les caciques ne sont plus de simples chefs de villages.

L'influence culturelle et politique du Pérou, qui n'est plus très loin selon la localisation que donne Ribera, transparaît dans les coutumes qu'il relève :  

« Il marcha trois jours, et parvint aux villages d'une nation indienne nommée les Urtues ; ce sont de braves gens qui cultivent la terre comme les Xarayes. Depuis cet endroit, il voyagea dans une contrée tout habitée, jusqu'à ce qu'il fut parvenu au quatorzième degré vingt minutes[3], en suivant la direction du couchant. Tandis que les Espagnols étaient dans les villages des Urtueses et des Aburunes, ils virent beaucoup de chefs des villages de l'intérieur, qui vinrent parler au capitaine, lui apportèrent des plumes semblables à celles du Pérou, et des plaques de métal grossier (chapalone). Il prit des informations auprès d'eux, et il les questionna chacun en particulier sur les villages et les populations qui se trouvaient plus avant. » (Relation d'Hernando Ribera, in Commentaires d'Alvar Núnez, 489-490)

La densité de populations culturellement très avancées s'accroît au fur et à mesure que le petit groupe de Ribera s'avance vers les contreforts des Andes Centrales. Nous comprenons même que l'écrasante supériorité numérique d'une population amérindienne si nombreuse et si concentrée dans ses villages a entravé l'exploration de Hernando de Ribera, qui craignait d'être capturé :

« Hernando de Ribera dit aussi qu'à l'ouest il avait vu un lac si large, que d'une rive à l'autre on n'apercevait pas la terre, que les bords étaient habités par des populations très-considérables qui sont vêtues, riches en métal : qu'elles possédaient des pierres très-brillantes dont ils bordaient leurs étoffes ; ces Indiens retiraient ces pierres de ce lac. Ils avaient des villes fort grandes dont les habitants étaient tous cultivateurs. Ils possédaient des vivres en très-grande abondance. Ils élevaient beaucoup d'oies et d'autres animaux. Du point où se trouvait le capitaine on pouvait se rendre à ce lac et aux populations qui l'habitaient en quinze jours, sans quitter un pays peuplé, où l'on trouvait beaucoup de métal et de bonnes routes quand les eaux seraient abaissées. Les Indiens proposèrent de l'y conduire, quoiqu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de chrétiens, et que les villages qu'ils devaient traverser fussent grands et très-peuplés. » (Relation d'Hernando Ribera, in Commentaires d'Alvar Núnez, 493-494)

   

Le rôle des boissons fermentées, en particulier la bière, évolue au sein de sociétés amérindiennes qui se différencient à la fois par leurs économies et leurs structures sociales.

La bière de caroubier est une boisson fermentée occasionnelle, à côté de l'hydromel, pour les ethnies de chasseurs cueilleurs de la pampa. C'est la bière de l'été austral (novembre-décembre). Cette bière saisonnière ne peut s'intégrer dans les rituels collectifs célébrés tout au long de l'année.

Les bières de manioc ou de patate douce deviennent des boissons saisonnières chez les amérindiens cultivateurs semi-sédentarisés, voire des boissons fermentées permanentes dans la mesure ou le manioc et la patate douce se récoltent toute l'année. Elles peuvent accompagner les festivités et les rites collectifs célébrés à tout moment.

La bière de maïs est brassée toute l'année avec les réserves de grains stockés par les villageois vivant en sociétés à la fois plus complexes et plus hiérarchisées. Cette bière devient une boisson qui marque le statut des caciques et chefs au sein des sociétés amérindiennes fortement structurées comme celles du Gran Chaco et de la Puna. Il se brasse alors plusieurs sortes de bière au sein d'une même société amérindienne hiérarchisée, bières consommées selon le statut social. Ces situations contrastées se lisent en filigrane dans les récits des acteurs européens de la conquête.

Le dernier stade d'évolution de la brasserie amérindienne est atteint par les peuples de la Cordillère andine, intégrés à l'empire Inca. Aux traditions brassicoles locales des communautés amérindiennes d'agriculteurs se superpose une gestion impériale de la brasserie au service du pouvoir centralisé des Incas et de ses alliés. Le pouvoir politique Inca instaure des rituels d'offrande de bière de maïs (Soleil, Ancêtres), un service de fabrication de la bière réservé à l'entourage de l'Inca, un approvisionnement en grains et en bière des messagers et des troupes dans tout l'empire. Cette évolution politique se produit plusieurs siècles avant l'arrivée des Espagnols. Leurs conquêtes vont stopper brutalement cette évolution politique et sociale des peuples de la Cordillère centrale. Par ricochet, les peuples du Gran Chaco et de la Puna vont perdre au 16ème siècle le bénéfice des influences culturelles venues du monde andin.

 

La Patagonie amérindienne n'était pas constitué de royaumes ou d'états centralisés comme ceux que les Incas regroupèrent au sein de leur empire. Ces sociétés horizontales dépourvues de pouvoir politique central ont néanmoins développé leur propre tradition brassicole dans un environnement géographique peu prodigue en ressources alimentaires végétales.

 


[1] Le Pantanal forme une immense plaine inondable 4 mois par an d'environ 200.000 km2, sur le cours supérieur du fleuve Paraguay, à cheval sur 3 pays : Brésil, Bolivie et Paraguay. Le territoire des Xarayes s'étendait au nord de cette immense lagune.
[2] Orejonès ou "Indiens à grandes oreilles", nom que les Espagnols donnent à une ethnie amérindienne qui pratique la déformation des oreilles avec des pierres suspendues ou enchâssées dans le lobe.
[3] Les calculs de Ribera (14° 20' lat. Sud) impliquent qu'il est remonté vers le nord jusqu'à la même latitude que Cuzco. Le grand lac qu'il décrit est l'immense zone inondable du Pantanal située à environ 17° lat. Sud. Les Xarayes habitent le pourtour de cette zone très fertile.
Densité du peuplement amérindien le long des fleuvesArticle 6 sur 6