Gasur et Nuzi sur la bordure orientale de la plaine mésopotamienne
Le long des rives orientales du Tigre, à hauteur de l'actuelle Kirkouk, s'étend une région tampon entre plaine mésopotamienne et montagnes du Zagros. Son histoire, aussi ancienne que tumultueuse, a été dévoilée par les fouilles effectuées en plein Kurdistan irakien.
Le site abrite au milieu du 3ème millénaire la ville de Gasur, devenue un millénaire plus tard Nuzi, cité du royaume d'Arrapha peuplé d'une majorité de Hurrites. La culture hurrite diffère du fond suméro-akkadien. Là réside l'intérêt des 6000 tablettes découvertes à Gasur-Nuzi. Nous voyons comment s'y développe la brasserie, sous l'influence d'un monde culturel spécifique (bordure montagneuse du Zagros), à l'écart des centres politiques puissants qui dominent les plaines de l'Euphrate et du Tigre, mais néanmoins resté dans leur sphère d'influence.
Gasur, un centre provincial de l'empire d'Akkad (2350-2150 av. notre ère).
La fondation du tell baptisé aujourd'hui Yorgan Tepe remonte au Vè millénaire, départ d'une occupation permanente durant plus de deux millénaires. L'empire de Sargon, à son apogée, place la région sous la coupe d'un gouverneur assujetti aux rois d'Akkad. Le site se nomme alors Gasur, ville et siège d'une administration provinciale très pointilleuse. Gasur est au cœur d'un vaste domaine agricole, dominé par des membres de la famille royale, des dignitaires et de riches propriétaires fonciers locaux. La culture en est confiée aux particuliers, simples travailleurs organisés en équipes sous la férule du palais ou fermiers-exploitants locataires pour leur propre compte.
Le système repose sur une organisation centralisée très stricte : tous les mouvements de grains (orge, blé et blé-emmer) sont notés par les scribes. On calcule la productivité des parcelles, le ratio de semences nécessaires, les volumes de grains moissonnés, vannés-battus, emmagasinés, les parts revenant au palais ou aux propriétaires, les rations des hommes et des animaux, la production des farines, des pains, du malt, des pains de brasserie (galettes nig-ar-ra et BAPPIR) et finalement des diverses sortes de bière[1].
Comme les autres provinces impériales, Gasur gère au mieux sa production céréalière, selon le savoir-faire technique et l'ordre social de l'époque. Cette province utilise un personnel nombreux qui l'oblige à mettre au point un vaste système de redistribution dans lequel le pain et la bière jouent, comme ailleurs, un rôle majeur. Arpenteurs, vérificateurs, scribes, contremaîtres, intendants, cultivateurs, journaliers, artisans, gardes et responsables de magasins : une cohorte de serviteurs dont le palais assure l'entretien alimentaire.
Les tablettes comptables en ont gardé quelques témoignages. Les rations mensuelles de grains sont standardisées : homme = 60 l, femme = 40-30 l, adolescent = 30 l, adolescente = 30-20 l, bébé = 10 l. C'est la grille commune à l'ensemble de l'empire. On fabrique et on livre du pain à bière (BAPPIR), du malt et des galettes nig-ar-ra, tous des ingrédients de brassage. La bière est fournie aux dignitaires de Gasur ainsi qu'à certaines catégories de personnel et d'artisans[2].
La mention des malteurs renforce le tableau d'une province organisée autour de la circulation des produits céréaliers. L'activité brassicole y occupe une place de choix. Un extrait de lettre de cette époque nous est parvenue. On reproche à un gestionnaire son silence sur les agissements coupables d'un brasseur : « Pourquoi as-tu découvert que Bîtisa, le brasseur, a vendu le blé pour [faire le] bappir, et as-tu fermé ta bouche ? ». Le blé à bappir désigne le blé cru destiné à fabriquer des pains à bière qu'on nomme BAPPIR.
Autre anecdote. Un roi d'Akkad séjourne à Gasur pour un motif mal identifié : tournée d'inspection du nord de l'empire, collecte du tribut des provinces, expédition militaire contre la ville septentrionale d'Assur bâtie sur le cours supérieur du Tigre ?[3] Le majordome du roi, Dada, fait prévoir sur place l'orge, le blé-emmer, les farines et les galettes pour la visite royale. Parvenus à Gasur, Dada le majordome et son entourage reçoivent des farines et de la bière-dida. D'autres officiers séjournant dans la ville d'Assur plus au nord reçoivent également des allocations d'orge, de farine, de semoule et de bière. On donne à l'un d'eux, Ur-Gibil, de la bière kaš-ùs-sa à goûter. Cette mention d'un goûteur de bière dans l'entourage royal est unique dans les archives mésopotamiennes. On ignore si la pratique est institutionnelle ou si le déplacement du roi en pays hostile justifie cette précaution contre d'éventuels empoisonnements.
La malterie-brasserie reflète la grosse production céréalière de la région. Les grands domaines agricoles constituent des stocks de grains centralisés. Associés à l'entretien nécessaire du personnel productif et à la transformation des produits agricoles, ces domaines favorisent le recours à la brasserie. Au cœur d'une région tampon, la brasserie de Gasur fonctionne a priori comme celle des autres provinces de l'empire akkadien.
Nuzi, sur la frange orientale du royaume de Mittani (16è-14è siècles av. notre ère).
Un millénaire plus tard, les documents-témoins de la vie à Nuzi sont beaucoup plus étonnants. Ils nous plongent au cœur d'une culture hurrite florissante, dans une région proche du plateau iranien peuplé de nomades montagnards dont les valeurs et l'histoire diffèrent de celles de la civilisation urbaine mésopotamienne.
Entre les 16ème et 14ème siècles, Nuzi fait partie du royaume d'Arrapha, vassal du puissant roi du Mitanni qui domine le vaste territoire allant du Levant (Qadesh sur les rives de l'Oronte) jusqu'aux contreforts du Zagros. La cour s'installe dans la cité d'Arrapha, une proximité dont profite Nuzi. Au centre de celle-ci s'élèvent la demeure du prince Šilwa-tešub et un double temple consacré à la déesse Ištar et à Tešub, dieu hurrite de l'Orage. Autour, les maisons abritent de riches familles tirant leurs revenus de vastes domaines fonciers ou du commerce. Les plus pauvres aliènent leurs terres, maquillant sous couvert de contrats d'adoption la vente du patrimoine foncier familial, cession qu'une tradition prohibe.
On connaît l'exemple extrême d'un homme devenu propriétaire d'un vaste domaine après s'être fait adopté par plus de 120 familles différentes. Ces fictions juridiques lui ont permis de réunir une multitude de parcelles de terrain. De nombreuses archives familiales, des contrats pour la plupart, font ressortir la grande concentration des richesses et son corollaire, l'utilisation d'un grand nombre d'esclaves domestiques. La gestion des domaines du prince Šilwa-teššup, étudiée au travers des longues listes nominatives de rationnaires, repose sur ces esclaves, liés à la maison du prince comme personnel de service ou assignés aux tâches productives (ouvriers agricoles, potiers, tisseuses, meunières, …).
Se résignent à la servitude ceux que les dettes ou l'extrême pauvreté obligent à se vendre aux plus riches. Le royaume trouve aussi ses esclaves parmi les Lulléens, montagnards de l'Est faits prisonniers ou venus se vendre. Cette misère sociale se double d'une pauvreté économique. Si la hiérarchie des rations d'orge copient le système mésopotamien (barême pour adulte mâle, femme, adolescent, enfant), les quantités distribuées sont divisées par deux !
Dans ce contexte d'extrême inégalité sociale, la circulation du grain sous ses formes valorisées (malt et bière) ne profite qu'à certaines catégories : dignitaires du palais, prêtres et riches familles. Les mentions d'ingrédients de brassage ou de bière distribués se font plus rares sur les tablettes comptables, comparées aux autres archives économiques. 41 litres d'orge pour le BAPPIR, 36 litres pour le malt sont reçus par Tultukka, un régisseur[4]. Ces volumes restent faibles, comparés aux centaines de litres d'orge comptés par les archives de Nuzi. Groupés avec des livraisons de semences, ces petites quantités de BAPPIR et de malt pourraient servir à préparer une bière de rituel agraire, au lieu d'une bière alimentaire.
Pour sa propre consommation, le palais affecte en revanche des volumes plus impressionnants, de 180 à 580 l d'orge pour le malt et le BAPPIR par livraison. L'une d'elle enregistre en une seule fois 5600 pains BAPPIR [5]. En qualité de représentant local du pouvoir royal, le palais de Nuzi procure aux messagers des jarres de bière, ou des grains pour sa confection. Un bordereau donne « 8 l de blé pour les ambassadeurs de Hanigalbat (royaume du Mitanni) pour la bière et pour le pain » [6]. L'entretien des émissaires et des étrangers est en général pris en charge par le palais. Il traite bien ces hôtes de marque, en particulier quand ils représentent la puissance suzeraine du Mitanni. On leur fournit du blé, non de l'orge, pour préparer une bière réputée de meilleure qualité.
Le palais et le monde des riches familles citadines s'opposent à la vie dans les domaines agricoles, où la conversion orge ? bière semble être rare, sans doute réduite aux fêtes collectives et familiales. Parmi les métiers de Nuzi, on trouve des malteurs, des préposés au brassage et des cabaretiers. Ces derniers prouvent que la bière est familière pour la population de la ville et dépasse le cercle restreint du palais[7]. Le cabaretier travaille au service des familles aisées, par exemple cette famille de scribes rédigeant les actes d'une majorité de foyers de Nuzi. La plupart des habitants, esclaves ou misérables, doit vivre avec moins de ½ litre d'orge par jour. Pas de quoi espérer un peu de bière !
La Nuzi de la principauté hurrite offre une image très contrastée. Son palais y fonctionne selon les règles de redistribution établies dans les autres palais et centres de pouvoir de l'époque. Par conséquent, les métiers et techniques de la brasserie s'y développent, à Nuzi et Arrapha comme ailleurs. Cependant, la majeure partie des richesses du royaume et des moyens qu'elles procurent (terres agricoles, prêts usuriers sur les stocks de grains, échanges commerciaux) se concentrent entre les mains de riches familles. La circulation économique des grains s'en trouve modifiée. Celui qui peut accaparer les meilleures terres à céréales – irriguées ou irrigables – peut aussi amasser les grains et rendre dépendante une grande partie de la population.
Si les Hurrites connaissent tous la bière, peu d'entre eux ont le moyen d'en boire[8].
[1] Benjamin Foster 1987, People, Land and Produce at Sargonic Gasur, Studies on the Civilization and Culture of Nuzi and the Hurrians 2, 89. De l'époque sargonique à Gasur, il nous reste 230 tablettes.
[2] Ignace Gelb 1955, Old Akkadian Inscriptions in Chicago Natural History Museum, n° 9, 33 et 46. Les tablettes découvertes constituent malheureusement un trop faible échantillon.
[3] Guiseppe Visicato 2001, The Journey of the Sargonic King, Compte rendu de la 45ème rencontre Assyriologique Internationale, 470-472.
[4] Wilhelm Gernot 1980, Das Archiv des Silwa-Teššup (Heft 2 et 3= Rationlisten I et II), n° 166.
[5] Harvard Semitic Series 13, 1942 : n°s 28, 301, 323, 347 et 412.
[6] Carlo Zaccagnini 1979, Les rapports entre Nuzi et Hanigalbat; The tallu measure of capacity at Nuzi, ASSUR 2, pp. 15 et 29.
[7] Leo Oppenheim 1939, Métiers et Professions à Nuzi, Revue d'Etudes Sémitiques, 61.
[8] En réalité, nous savons peu de choses du Mitanni et de la culture hourrite. Sa ou ses capitales (Washugani, Ta'idu) n'ont pas été découvertes. Comme dans toute formation politique impériale, la population était composite. Il ne faut pas généraliser à l'ensemble du Mitanni ce que quelques centaines de tablettes découvertes à Nuzi laissent apercevoir quant au rôle social de la bière et aux techniques de brasserie.