La bière et les agro-pasteurs du nord de la Syrie au second millénaire av. n. ère.
Les archives des petits royaumes paléo-babyloniens de Syrie sont exceptionnelles par leur précision (comptabilité détaillée) et le point de vue qu'elles offrent sur une vie quotidienne rarement décrite par les documents mésopotamiens de nature politique. La brasserie tient une place de premier plan dans la vie économique et sociale de ces petits royaumes. Celle-ci se mesure aux volumes de grains consacrés au brassage, aux types de bière techniquement définis (ratios grain:bière), à la déclinaison de ces ratios affectés à chaque catégorie sociale, à la gestion très fine des ateliers de brassage, et enfin aux techniques relativement sophistiquées de brassage que laissent deviner les archives du brasseur de Šubat-Enlil .
Ces archives sont exceptionnelles pour une autre raison. Elles appartiennent à une sphère culturelle et géographique dominée par la vie agro-pastorale. Au début du 2ème millénaire, éleveurs de moutons et cultivateurs de blé et d’orge se côtoient dans la région du Moyen-Euphrate. Leurs économies se complètent, mais leurs modes de vie s’opposent par certains aspects. Il est très rare de pouvoir saisir dans les archives de la planète les détails de cette organisation régionale pour des époques aussi anciennes. Seules les archives égyptiennes offrent un éclairage comparable sous la 18ème dynastie.
Or, on boit de la bière dans tout le Haut-Habur, la région située au nord de la vallée moyenne de l'Euphrate. Territoire mixte de culture céréalière et d'élevage extensif des ovins et des caprins, le pays réserve traditionnellement à la bière un rôle économique important. La région est à cette époque sous influence assyrienne, mais le détail des distributions de boisson et de nourriture pour les maisons royales montrent que la bière supérieure, destinée aux personnages de haut rang, fait partie des habitudes. La bière est consommée par toutes les catégories sociales. La cartographie de la bière est très éloignée de ce qu'elle deviendra un ou deux millénaires plus tard quand la boisson fermentée de grains sera la boisson spécifique des plus modestes et le vin la boisson emblématique des plus puissants. Au second millénaire av. n. ère, la hiérarchie sociale se mesure et se concrétise par le volume de grains consommé sous forme de bière et de pain. L'accès aux céréales, en volume et en qualité, est l'étalon essentiel et commun à toutes les sociétés de l'époque. Pour les communautés d'agriculteurs, cet étalon est consubstantiel de leur mode de vie. Qu'en est-il des communautés qui vivent de l'élevage des moutons, des chèvres et des ânes ?
Une question reste donc posée : à quel point la bière et les techniques de brassage sont-elles intégrées par les populations nomades de Syrie du nord, les éleveurs de moutons et les marchands caravaniers à dos d'ânes ?
Ces territoires sont occupés par des tribus de pasteurs. Il semble, d'après les exemples du recensement de Šubat-Enlil ou l'existence de villages disséminés autour des sites urbains (Chagar Bazar), que ces semi-nomades entretiennent des rapports économiques avec les villages de cultivateurs. D'où résulte une osmose entre pasteurs nomades et fermiers sédentaires, entre deux modes de vie et deux cultures. Les documents dont nous disposons émanent bien évidemment de la culture urbaine, administrative, centralisatrice, aspirant au contrôle politique de la région et s'appuyant sur un tissu de villages agricoles.
A l'époque des archives royales de Mari, les tribus bensim'alites ou benjaminites sont agro-pastorales. En leur sein, les groupes wâšibûtum pratiquent la culture des céréales[1]. L'association fermiers-centres urbains est par nature celle des buveurs de bière. Les tribus de "Bédouins" pratiquent-elles aussi le brassage ? Les témoignages sont très indirects. En possession d'importants stocks de grains, rien n'empêche ces Hanaéens de brasser. Par ailleurs, la production de bière est complémentaire du petit élevage. Les drêches de brasserie ont depuis toujours été recyclés en aliment pour animaux.
Il faut réviser le tableau qui présente habituellement la Syrie du Nord comme une région où le vin se substitue à la bière. Ceci est devenu partiellement vrai après les conquêtes d'Alexandre et l'empire romain. Avant cette époque, la bière domine le paysage social dans la région[2].
Nos archives économiques, plus représentatives d'une gestion au quotidien, viennent corriger la vision très élitiste distillée par les cours royales où le vin trône sur les tables comme symbole de richesse et de puissance diplomatique. A tell Leilan, à Chagar Bazar comme à Tell Rimah, on a retrouvé des lots de documents traitant du vin. Dans la ville basse de Šubat-Enlil par exemple, 13 tablettes appartenant à l'échanson du roi enregistrent des livraisons de vin pour le culte, la table du roi ou son mariage[3]. Elles portent l'impression du sceau royal dont dispose l'échanson, marque de son prestige et de la valeur accordée au vin. C'est une marchandise aussi précieuse que l'or ou l'argent. Mais cette faveur dont jouit le vin dans l'entourage et le cérémonial royal n'éclipse jamais la bière qui demeure la boisson de base.
Les populations de ces régions ne se sont jamais sédentarisées autour d'un pied de vigne ! Elles se sont en revanche rassemblées autour des champs d'orge et de blé. Elles se sont regroupées autour de leurs greniers et silos à grains. Les premiers centres urbains ont attiré les nomades parce que leurs greniers étaient pleins. Qu'avaient-ils à offrir? De la bière et du pain !
Au Proche-Orient, le second millénaire est encore une période formative pour les organisations politiques fondées sur un type primitif de royauté. A cette époque, la bière structure l'économie et cimente les rapports sociaux, parce que les grains dont elle est issue sont et demeurent le seul bien matériel produit en masse, accumulé et échangé parmi tous les groupes sociaux.
[1] Jean-Marie Durand 1999/2000, Apologue sur des mauverses herbes et un coquin (Orientalis XVII-XVIII, Festschrift G. del Olmo Lete Aula), p. 195.
[2] Le vin est présent dans les archives du palais de Mari. Il est bu par un nombre limité de personnes (cercle royal, grands intendants, marchands). Il fait l'objet d'un commerce entre les vignobles de la côte méditerranéenne et les royaumes de l'intérieur, via l'axe fluvial de l'Euphrate. André Finet 1974, Le vin à Mari (Archiv für Orientforschung 25); J.-M. Durand 1982, In Vino Veritas (Revue Asyriologique 76).
[3] Harvey Weiss H. & al. 1990, 1985 Excavations at Tell Leilan, Syria, American Journal of Archaeology 94, pp. 568, 575.