Le commerce des boissons fermentées et les droits à payer.
L'empire Maurya met fin à la multitude de royaumes, chefferies et guerres intestines en Inde. Il crée pour la première fois en Asie du Sud une vaste entité politique offrant une relative sécurité militaire et un système politique unifié. L'armée combat les bandits, les armées privées régionales et les puissants chefs de guerre locaux. Cette nouvelle paix et cette organisation favorise l'agriculture, le commerce et les échanges. Chandragupta Maurya impose une monnaie et un système impérial de poids et mesures. Le territoire est quadrillé par des administrateurs chargés de collecter les taxes et de régler les différents entre fermiers, marchands et commerçants. La dynastie des Mauryas organisent de grands travaux (routes, canaux, drainages, fortifications, ...) pour favoriser les échanges économiques et contrôler son territoire. Les organisations marchandes seront les grandes gagnantes de cette nouvelle politique économique.
A l’échelle régionale, la politique économique des Maurya stimule la production et le commerce de la bière, si on se fie au contenu du Traité qui favorise ce commerce :
« En employant des spécialistes de la fabrication du surā et des ferments (kinva), le surintendant des boissons fermentées doit amener le commerce de l’alcool (surā) non seulement dans les forts et les campagnes, mais aussi dans les camps. » (Livre II, chap. 25).
N'imaginez pas une brasserie pré-industrielle en Inde il y a 2200 ans !
La fabrication de la bière y reste artisanale. Le « spécialiste de la fabrication du surā et des ferments » est un homme ou une femme qui achète des grains et des plantes, fabrique quelques jarres de bière, les vend dans une taverne ou un marché, et recommence quand les jarres sont vides. La bière est brassée par petites quantités avec les céréales locales et vendue dans des tavernes-auberges. On peut seulement inférer, d’après quelques paragraphes du Traité, l’achat de cette production locale par des commerçants professionnels capables de transporter la bière et de la vendre ailleurs pour augmenter leur bénéfice.
Le Livre V, chap. 2 de l'Arthashastra intitulé « Reconstitution du Trésor » donne le ton. Si l'empire organise le territoire et assure la sécurité, en retour toute activité productrice ou marchande contribue à grossir le Trésor impérial. Pas un domaine qui ne soit oublié. La Reconstitution du Trésor parle des grands commerçants organisés en associations marchandes et des petits commerçants locaux. Les premiers traitent les biens les plus onéreux (pierres et métaux précieux, chevaux, éléphants, …).
Les second s'occupent au niveau régional ou local de vendre des produits alimentaires (grains, riz cuit, aliments, bois de chauffe, petit artisanat, etc.). Parmi eux se comptent les marchands de bière. L'Arthashastra mentionne le lien direct entre le commerce des grains et celui de la bière :
« Les Marchands qui vendent de l'or, de l'argent, des diamants, des pierres précieuses, des perles, du corail, des chevaux et des éléphants devront payer 50 karas. Ceux qui vendent des fils de coton, des vêtements, du cuivre, du laiton, du bronze, du santal, des médicaments et des boissons fermentées devront payer 40 karas. Ceux qui vendent des grains, des liquides, du métal (loha), et vendent des chariots devront payer 30 karas. Ceux qui transportent ce qu'ils vendent dans du verre (kâcha); et aussi les artisans de travail précieux devront payer 20 karas. Les articles de travail inférieur, tout comme ceux que gardent les prostituées, devront payer 10 karas. Ceux qui vendent du bois de chauffe, des bambous, des pierres, des poteries, du riz cuit et des légumes paieront 5 karas. Les comédiens et les prostituées paieront la moitié de leurs gains. On mettra la main sur tout ce que possèdent les orfèvres; et aucune de leurs offenses ne sera pardonnée; car ils exercent leur commerce frauduleux tout en prétendant être en même temps honnêtes et innocents. Voilà pour ce qu'on exige des marchands. » (Livre V, chap. 2).
Le texte ne précise pas si le droit de brasser et vendre de la bière (d'un montant de 40 karas) est payé chaque année ou pas, et s'il est accordé pour une région, une province ou l'empire tout entier.
Le sort fait aux artisans-orfèvres est terrible. L’Arthashastra précise ailleurs que l’orfèvrerie devient une activité contrôlée par l’administration impériale qui en tirera profit. L’artisanat indépendant est proscrit dans ce domaine.
Le prix de la "patente" payée par les brasseurs et marchands de bière est lourd (40 karas, le maximum est 50 karas, ceux qui vendent des grains ne payent que 30 karas). Les marchands classés dans la même catégorie que les marchands de bière et de médicaments vendent du métal utilitaire, du coton et des tissages. On pourrait déceler dans ce tarif l'orientation morale du Traité qui regarde les boissons fermentées comme source de trouble social et de désordre politique qu’il faut combattre, donc lourdement taxer. Cependant, cette catégorie du tarif fiscal impérial regroupe des médicaments et le surā, deux préparations à base de grains et de plantes. Ceci signifie que leur commerce est non seulement lié mais qu'il s'effectue sur une échelle régionale. Le droit de vendre la bière est élevé parce qu’il implique une circulation des grains, des plantes, des sous-produits et des boissons fermentées à l’échelle régionale. Le commerce visé par les taxes ne relève pas des petits échanges villageois. Le réalisme économique impérial l'emporte sur la morale hindouiste.
Autrement dit, la bière brassée ici est vendue à grande distance. Elle se conserve et se transporte dans des poteries. Nous verrons plus loin que les épices et les plantes introduites dans les procédés de brassage servent à conserver la bière autant qu'à enrichir ses flaveurs. Des techniques de brassage très élaborées ont favorisé le commerce de la bière et par conséquent la politique fiscale impériale des Maurya. Cette remarque vaut pour les bières confectionnées avec des ferments amylolytiques, technique qui augmente la teneur en alcool (env. 10% vol.), pas pour les bières traditionnelles issues du maltage de l'orge ou du millet qui dépassent rarement un taux d'alcool de 4%-5%.
Les administrateurs désignent les fabricants et marchands de boissons fermentées qui ont le droit de brasser et vendre. Ceux-là peuvent faire leurs affaires, à condition de leur verser 40 karas. Ils devront ensuite payer au trésor une taxe de 5% du prix de leurs ventes. La politique impériale favorise la fabrication et le commerce généralisé de la bière. Les brasseurs (peut-être aussi des brasseuses) et les marchands de bière doivent avoir accès à tous les lieux où on peut la vendre (villes, forts militaires, campements royaux), moyennant le paiement des droits au trésor impérial.
« En employant des spécialistes de la fabrication du surā et des ferments (kinva), le surintendant des boissons fermentées doit amener le commerce de l’alcool (surā) non seulement dans les forts et les campagnes, mais aussi dans les camps.
En conformité avec les exigences de la demande et de l'approvisionnement (krayavikrayavasena), il peut soit centraliser ou décentraliser la vente de surā.
Une amende de 600 panas sera imposée à tous les délinquants autres que ceux qui sont fabricants, marchands ou vendeurs dans le commerce des boissons fermentées.
Les boissons fermentées ne doivent pas être emportées hors des villages, ni les débits de boisson être proches les uns des autres. » (Livre II, chap. 25).
L'Arthashastra distingue trois catégories de territoire où la production-vente de boissons fermentées est autorisée voire favorisée comme source de revenus :
1) les campagnes et les villages.
2) les forts-garnisons militaires.
3) les campements itinérants des cours impériales, provinciales et régionales, qui ressemblent, on le verra plus bas, à de véritables villes.
Cette classification émane d’un pouvoir central préoccupé par trois modes différents de production et de consommation de la bière, trois espaces mais aussi trois stratégies de collecte des taxes. Celles-ci s’adaptent aux contraintes territoriales et aux coutumes des peuples qui y vivent. Nous passons en revue ces trois types de territoires contrôlés par l'empire, sous l'angle de la gestion de la bière et de la brasserie.
La campagne d'abord. Vu de la cour impériale, le monde rural est un assemblage indifférencié de champs, de forêts, de marais et de villages. La bière des fermiers est liée aux rites agraires, aux festivités villageoises, aux rituels familiaux ou collectifs qui ponctuent le cycle de la vie humaine (naissance, puberté, mariage, mort). Comment surveiller tout ce qui se brasse et se boit dans chaque village ? L'Arthashastra donne le mode d’emploi au collecteur de taxes :
1) il doit faire surveiller les foires et les marchés :
« Au sujet du surā, du medaka, du vin-arishta, du phalámla (boisson acidulée à base de fruits) et du ámlasídhu (alcool distillé de mélasse ?) : s’étant assuré du jour de vente des boissons fermentées ci-dessus, de la différence entre les mesures royales et publiques (mánavyáji), et des quantités de produit vendues en plus ici-même, le Surintendant doit fixer le montant de la compensation (vaidharana) due au roi (par les marchands locaux ou étrangers pour avoir entraîner une perte dans le commerce royal d’alcool) et doit toujours choisir la meilleure solution. »
2) il doit n’autoriser que 4 jours de brassage pour les fêtes religieuses et familiales célébrées dans les villages :
« Pour les occasions spéciales (krityeshu), le peuple (kutumbinah, i.e., les familles) peut être autorisé à fabriquer de la bière-blanche (svetasurā), de l'arishta pour les maladies, et d'autres sortes de boissons fermentées. A l'occasion des célébrations, fêtes (samája) et pèlerinages, le droit de fabriquer des boissons fermentées pendant 4 jours (chaturahassaurikah) pourra être accordé. Le Surintendant doit collecter tous les jours les taxes (daivasikamatyayam, i.e., droit de licence) auprès de ceux qui en ces occasions ont la permission de confectionner du surā. »
3) il doit installer des espions dans les tavernes où se fabrique et se vend de la bière-surā (Arthashastra Livre 5 chap. 2.2).
4) il doit faire signaler les lieux de boissons par un signe-drapeau très visible (Arthashastra Livre 5 chap. 2.2).
Les forteresses matérialisent la présence militaire impériale. Dans les garnisons, la bière-surā devient une boisson guerrière. Elle est liée au courage, à la vaillance et la puissance d’Indra. C’est la boisson sociale des Aryas, et celle des soldats (kshatriyas) au service de l’empire. A l’intérieur des forteresses et des nouvelles villes (les Maurya en fondèrent beaucoup), la séparation est forte entre brahmanes qui habitent les quartiers nord, les militaires (classe des Kshatriyas) qui habitent l’est, et le petit peuple des commerçants et des fabricants de boissons (classe des Vaisyas) qui vit au sud :
« Au Sud (du fort) doivent vivre les surintendants de la ville, du commerce, des manufactures et de l’armée, comme ceux qui vendent du riz cuit, des boissons fermentés, de la viande, à côté des prostitué(e)s, des musiciens et des gens de caste Vaisya ». (Livre II chap. 4, Bâtiments à l’intérieur d’un fort) [1].
Schéma d'une ville fortifiée telle que décrite par l'Arthashastra (Livre II chap 4). Le plan est géométrique. 4 quartiers occupent les points cardinaux. Les brasseurs et marchands de bière vivent avec les artisans. Ils occupent le quartier sud de la ville, surveillés par le Surintendant des boissons fermentées (sura).
On déduit de ce dispositif que les brasseurs et marchands de bière appartiennent à la caste Vaisya des fermiers, artisans et marchands. Ce qui semble aller de soi puisque la bière est avant tout une boisson tirée des récoltes de grains (riz, orge, millet). Mais les tâches ingrates du brassage restent dévolues aux Sudras (caste des serviteurs, manœuvres et esclaves): mouture des grains, collecte de l’eau, du bois de chauffe, etc.[2]. La volonté de favoriser dans les cités fortifiées le commerce de bière et son collecteur de taxes s'exprime ainsi :
« Droits, amendes, poids et mesures, le greffier de la ville (nágaraka), le surintendant de la monnaie (lakshanádhyakshah), le surintendant des sceaux et sauf-conduits, des boissons fermentées, de l’abattage des animaux, des fils, des huiles, beurre, sucres (kshára), l’orfèvre d’Etat (sauvarnika), celui de l’entrepôt de marchandises, des prostituées, du jeu, des bâtiments (vástuka), des corporations d’artisans et ouvriers (kárusilpiganah), le surintendant des dieux, celui des taxes collectées aux portes (de la ville) et sur les gens Báhirikas , tout cela revient sous la coupe des forts-villes. »(Livre II, chap. 6 Travail de collecte des revenus par le collecteur général).
Les cours itinérantes, enfin, effectuent la puissance économique et organisatrice de l’empire. En leur sein se consomme la plus grande part de boissons fermentées très variées. C’est l’espace des gestionnaires, des courtisan(e)s et des luttes de pouvoir. Les 4 grandes provinces impériales sont dirigées par un prince entouré de sa propre cour. Ici s’expriment les cultures régionales de l’empire et des manières de boire différentes. Voilà pourquoi l'Arthashastra recense toutes les boissons fermentées qu’il peut connaître. Certaines sont régionales comme les vins de palme ou de canne à sucre du sud de l’Inde, ou le vin de raisin de la province occidentale qui a connu l’influence grecque de l’armée d’Alexandre. La bière seule est présente dans toutes les provinces, mais sous des formes différentes : bière d'orge à l'ouest, bière de riz et de millet dans la vallée du Gange et à l'est (voir Inventaire des bieres de l'empire Maurya).
Les édifices religieux sont placés au centre des cités :
« Au centre de la ville doivent être situés les appartements des dieux comme Aparájita, Apratihata, Jayanta, Vaijayanta, Siva, Vaisravana, Asvina (divinité de la médecine) et l’honorable Maison-de-la-Liqueur (Srí-madiragriham). ».
A côté des campagnes, des forts militaires et des campements des cours provinciales, on relève l’absence d’indication pour la capitale impériale Pataliputra des bords du Gange. C’est l’une des plus grande et plus brillante cité du monde à cette époque[3]. Le gouvernement impérial y siège, quand le roi ne parcourt pas son vaste empire ou dirige une guerre. Les délégations étrangères et les grands marchands y convergent. Les boissons fermentées de toutes sortes y coulent à flots. Fabricants et vendeurs de surā sont imposés à 5%, sauf ceux qui travaillent pour le roi, ceux qui alimentent les cours et … la capitale impériale. Le trésor impérial ne taxe pas sa propre consommation de boissons fermentées ! C’est sans doute ce que signifie l’expression « autres que ceux du roi » lue chaque fois que l'Arthashastra parle de prélever impôts et taxes. Certains brasseurs et marchands de bière travaillent pour les cours royales. Le Trésor impérial ne se taxe pas lui-même !
Ceux qui brassent ou vendent sans autorisation subissent une amende de 600 panas. Le Chap. 19 des « Poids et Mesures » fixe à 1¼ pana le prix d’un drona de boisson (soit 13,2 kg). Selon cette table, 600 panas correspondent au prix de 480 * 13,2 kg, soit 6.336 kg de boisson. Une amende très dissuasive !
L’empire suit la même politique dans presque toutes les activités économiques. Cette amende prohibitive imposée aux brasseurs et vendeurs de bière qui n’ont pas été sélectionnés par la surintendance et n’ont pas acquitté 40 karas écartent les brasseurs occasionnels des villages et des campagnes, les femmes qui font un commerce local, les brassins familiaux partagés entre voisins, etc. En résumé, l’administration impériale accapare toutes les activités économiques et certaines formes socialisées de partage, notamment celui de la bière. Les boissons fermentées sont taxées de deux façons :
- le collecteur du roi prélève 5% du prix de vente :
« Ceux qui commercent avec le surā, autres que ceux du roi, doivent payer 5% de taxe. » Livre II, chap. 25. - le chargé des douanes prélève un droit en nature de 1/20ème (ou 1/25ème) sur toutes les boissons qui entrent ou sortent d’une ville ou d’une forteresse. Ces boissons sont en majorité des bières, comme le montre le lien étroit que le texte établit entre le commerce des boissons fermentées et celui du riz cuit :
« Des tissus (vastra), quadrupèdes, bipèdes, fils, coton, parfums, médicaments, bois, bambou, fibres (valkala), peaux, and poteries; des grains, huiles, sucre (kshára), sel, bière (madya) de riz cuit et (boissons) similaires, il doit percevoir un droit de 1/20ème ou 1/25ème. » (Livre II, chap. 22 : Règles des droits de douanes).
[1] Les 4 varnas (castes) : Brahmanas (prêtres, sages et officiants), Kshatriyas (guerriers et dirigeants), Vaysias (fermiers, artisans et marchands), Sudras (serviteurs, manœuvres, esclaves femmes et hommes à tout faire).
[2] Un problème délicat se pose ici. A partir de quelle étape technique la bière, dont les ingrédients passaient entre les mains des Sudras, était considérée comme pure et propre à être bue par les castes dites supérieures des Kshatriyas (Brahmanes exceptés) ? Après la fermentation magique ? Après une bénédiction purificatrice ?
[3] " Selon Mégasthène, la largeur moyenne (du Gange) est 100 stadia (1850 m), et est au moins profond de 20 fathoms (37 m). A la confluence de cette rivière et d’une autre est située Palibothra, une ville de 80 stadia (14,8 km) de large et 15 stadia (2,7 km) de longueur. Elle a la forme d’une rectangle, et est ceinte d’un mur de bois, percée de meurtrières pour tirer des flèches. Il a un fossé devant pour défense et recueillir les eaux usées de la ville.” (Strabon XV. i. 35-36). On pense que Mégasthène utilise le stadion attique (185 m) et non pas babylonien-perse (196 m). 1 mile = 4500 pouss = 4500 * 0.308 m = 1386 m. Donc 1 stadion = 15/2 mile = 185 m.