Les grands rites inca et la bière de maïs.
L’empire a deux visages: celui de l’empereur inca et celui du dieu-Soleil, dieu parmi la multitude des divinités secondaires. Dans tout le pays, des terres sont cultivées pour l’inca et d’autres pour le Soleil. Vers la ville de Cuzco et ses temples affluent les produits du système de collecte et de travail collectif au service de l’empire (Mit'a). Cuzco est une capitale à la fois politique et religieuse. On cultive autour de Cuzco des champs dont les récoltes sont dédiées aux temples et aux cérémonies qui s’y déroulent, les offrandes de bière par exemple[1]. Car la bière de maïs accompagne les offrandes au Soleil, les libations partagées avec les ancêtres, les rites agraires pour les semailles ou les récoltes.
L'un des noms quechua de Cuzco, au temps des Incas, est akha mama, "bière mère" (akha = bière de maïs en quechua), car la ville est le cœur sacré (huaca) de l'empire des Incas (Guaman Poma, 1615). Akha mama, c'est aussi le nom du ferment à bière tiré par la brasseuse d'un brassin pour féconder le suivant. Akha mama : il faut comprendre que la bière s'écoule de la cité-source où réside le principal Inca vers le pays tout entier. La bière matérialise la réciprocité économique et sociale qui unit l'Inca et son peuple. Quand un seigneur inca reçoit ses invités, il distribue de la bière et des aliments. La bière symbolise le partage : tout le monde boit la bière et on ne boit jamais seul. Toute boisson est aussi offrande, partage avec les dieux : chaque buveur lance quelques gouttes de bière vers le sol (terre nourricière) et vers le ciel (Soleil). Les dieux boivent les premiers, dans le respect du rang à la fois sacré et politique.
Les manières de boire symbolisent le partage tout en réactualisant les hiérarchies sociales. Le seigneur inca ou le chef local distribue la bière à chacun selon son rang. Dans les Andes, on ne sirote pas la bière dans le même pot, contrairement à d'autres coutumes africaines ou asiatiques appropriées à des structures sociales plus égalitaires.
L'Inca en personne dirige le culte du Soleil (Inti Raymi), les cérémonies pour les semailles et les offrandes aux ancêtres. Les grandes fêtes organisées à Cuzco sont de grandes distributions de bière au peuple. L'Inca est à la fois un intercesseur auprès des divinités et des ancêtres qui garantissent la continuité du monde, et en même temps un grand pourvoyeur de bière, la boisson-symbole de la cohésion et de la prospérité de l'empire.
Une bière spéciale, mâchée par des jeunes filles vierges, est spécialement brassée pour les festivités de l'Inca. Les mamakona et aqllakona, "mères choisies et jeunes filles choisies" sont dédiées au brassage d'une bière sacrée et au filage de la laine. Les fouilles de Huánuco Pampa, centre administratif du Chinchaysuyu, l'une des 4 régions (suyu) de l'empire inca, ont révélé les restes de très grandes jarres sous forme de larges tessons de terre cuite, de nombreuses meules et des fusaïoles[2]. On a calculé que les 497 silos installés au sud de la ville totalisaient 1800 m3. Les produits agricoles entreposés nourrissaient la ville de Cuzco. Au nord de la place principale, une enceinte entourait 40 ateliers et 10 édifices (unité VB5) étroitement surveillé. Les vestiges de poteries et outils à tisser trouvés dans ce complexe indiquent des ateliers de brassage et de tissage[3].
La médiation de pouvoir politique matérialisée par la bière de maïs à Cuzco est reproduite dans chaque centre politique régional de l'empire inca. Un chef local est à la fois celui qui concentre le pouvoir et le redistribue sous forme de boisson fermentée et de nourriture. Quand les Conquistadors ont voulu restreindre puis abolir la production de bière de maïs pour consacrer une part de l'agriculture au blé et aux produits qu'ils préféraient consommer, les chefs amérindiens se sont plaints auprès des autorités coloniales, expliquant que sans chicha (nom générique métis désignant la bière après la conquête espagnole) ils perdaient leur autorité et leur prestige :
« un grand embarras car la principale raison qui fait obéir les Indiens à leur caciques (chefs traditionnels) est la coutume qui oblige ceux-ci à donner à boire aux gens … et s'ils ne les obligent pas en leur donnant à boire, les gens ne cultiveront plus leurs grains pour eux. » (C. Morris 1979).
[1] D'Altroy Terence, Earle Timothy, Browman David L. & al. 1985, Staple Finance, Wealth Finance, and Storage in the Inka Political Economy, Current Anthropology 26(2), 187-206.
[2] Morris Craig 1979, Maize Beer in the Economics, Politics and Religion of the Inca Empire, in Fermented Beverages and Nutrition (Gastineau, Darby, Turner ed.), 21-34.
[3] Morris Craig 1978, L'étude archéologique de l'échange dans les Andes. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 33e année, 5-6 : 936-947.