La créativité des brasseuses amérindiennes dans la ville de Potosi.
L’ancien empire des Incas devient en 1542 une colonie exploitée directement par les Espagnols. Sur les cartes, le Pérou figure désormais sous le nom de Vice-royauté du Pérou, avec Lima pour capitale. Le recensement du dernier Quipucamayoc ("maître du quipu" inca), avant l'arrivé des Espagnols, indique 12 millions d'habitants dans l'Empire Inca. Le recensement du vice-roi Toledo (1569-1581) montre qu'il reste à peine 1,1 million d'amérindiens 45 ans plus tard. Les épidémies apportées par les Européens ravagent le pays. Cette hécatombe trouve aussi sa seconde cause dans les conditions de travail inhumaines imposées aux amérindiens par les Espagnols.
Car les Espagnols détournent le système inca du Mit’a vers l'exploitation coloniale directe. Les jours de travaux (Mit’a) que chaque indien devait chaque année à sa collectivité (son village, son chef local) se transforment en servage permanent. Les mines, le transport de marchandises à dos d’hommes sur les pistes escarpées de la Cordillère depuis ou vers le port de Lima, le service forcé des nouveaux maîtres espagnols engloutissent les vies humaines de villages entiers. La prostitution des femmes et jeunes filles amérindiennes est la règle. Chaque famille amérindienne doit fournir une personne rebaptisée en espagnol mitayo. Chaque mitayo mort(e) doit être remplacé(e) par un membre de sa propre famille. Les frères Pizarro donnent droit de vie et de mort à leur soldatesque sur les familles amérindiennes que plus aucune structure sociale ne protège. L'Eglise catholique, loin de protéger les plus faibles, ne se préoccupe que de sauver les âmes dans ce qui est devenu l'enfer sur terre. On baptise avant de laisser mourir. Les corregidors, officiers espagnols censés protéger les plus faibles des abus et faire respecter le droit, sont corrompus ou bien menacés par les colons.
La mine d’argent du Potosi devient la plus effroyable entreprise d'anéantissement des amérindiens par le travail forcé, et la plus grande source de richesse métallique pour la Couronne d’Espagne. Après avoir pillé et presque totalement refondu les trésors Incas en or, argent et pierres précieuses expédiés vers Madrid, la Couronne d'Espagne extrait le minerai d’argent de Potosi en exploitant sans limite la main d'œuvre amérindienne.
Autour du Cerro Rico et sa mine géante à ciel ouvert, Potosi comptera jusqu’à 100.000 habitants de toutes origines, en majorité mitayos amérindiens amenés de force avec leur famille depuis toutes les régions des hauts plateaux andins pour y travailler. A la fin du 16ème siècle, Potosi mue en ville champignon de petits commerces, de la violence et de la survie des populations amérindiennes plus ou moins métissées. Ce chaudron social et culturel préfigure les villes coloniales d'Amérique du sud, jungles urbaines et criminogènes, laboratoires à ciel ouvert de la misère sociale.
Un vaste système de troc et de petit artisanat alimentaire nourrit et abreuve la ville. Le maïs est converti en bière par des brasseuses, amérindiennes pour la plupart. Epaisse et peu alcoolisée, la bière de maïs sert d'aliment traditionnel. Pour les brasseuses, fille, femme ou veuve de mitayos, le petit commerce de la bière est une source de revenu modeste. Elles possèdent le savoir-faire que n'ont pas les Espagnols. Elles vendent leur brassins dans la rue ou à celles et ceux qui possèdent des tavernes spécialisées : chicherias pour la vente de bière, pulperias pour la bière et les autres alcools. L'organisation de la brasserie de chicha révèle à Potosi la société coloniale qui se met en place au 16ème siècle : amérindienne au bas de l'échelle (chichera = brasseuse de chicha, potière, malteuse, meunière), métisse/mulâtre aux rangs intermédiaires (propriétaire de chicheria, microcrédit), femmes espagnoles en haut de la pyramide (prêt sur gage, propriétaire de pulperia, exploitation massive et quasi-gratuite de la main d'œuvre féminine et masculine amérindienne).
D’énormes volumes de bière de maïs sont brassés par des petits ateliers de brassage, vendus ou troqués dans la rue et les tavernes : 1.600.000 pots/an ! Dès 1564, le conseil espagnol de Potosi restreint les importations de maïs vers la ville, au motif que le grain sert presque exclusivement à produire la chicha. A ses yeux, cette bière est source d’ivresse violente. Elle est inutile puisque c’est une boisson réservée aux indiens et aux métis. Elle est immorale pour le clergé espagnol qui y voit un obstacle à la christianisation. Cet embargo sur le maïs provoque à Potosi un regain de mortalité parmi les amérindiens privés de leur base alimentaire, solide et liquide. Il n'est pas compensé par les feuilles de coca que mâchent les mitayos en attendant qu'on leur assigne leur travail à la mine chaque Lundi[1]. Le manque de maïs cause une "gran mortandad de los yndios". Une grande opportunité pour le clergé qui peut baptiser les mourants en grand nombre et tenir un compte des âmes sauvées !
Dans sa remarquable étude, Jane Mangan analyse en détail les archives de Potosi [2]. Le Conseil de la ville ne réagit qu'en 1604 pour assouplir les restrictions sur l'utilisation du maïs. Entre temps, les brasseuses de chicha (chicheras) s’adaptent aux contraintes imposées par les Espagnols. Elles modifient leur schéma de brassage, en adoptant le blé comme grain à bière. Cette céréale, introduite par les conquistadors en Nouvelle Castille, était au contraire favorisée par les colons Espagnols pour produire leurs farines et leur pain. Les brasseuses amérindiennes adoptent des moyens en rapport avec une production artisanale : le moulin à moudre remplace le metate, les poteries de grandes tailles (tinajas, birques cantaros) se substituent aux petites jarres traditionnelles.
« Les nouvelles se propagèrent lentement à travers Potosi en 1604 quand une nouvelle odeur flotta des chaudrons fumants de chicha, traîna dans les tavernes et les entrepôts de farine, et délivra enfin son message nocif au siège du pouvoir dans la ville: des brasseurs de chicha confectionnaient leur traditionnelle boisson de maïs avec de la farine de blé. Tôt déjà, dès 1564, la ville de Potosi avait restreint les importations de farine de maïs dans un effort pour limiter la consommation indigène de chicha. Au fil des ans, cependant, les brasseurs innovants de chicha décidèrent que la farine de blé suffirait pour faire leur boisson traditionnelle quand le maïs était rare. En 1604, il était clair que les meilleurs efforts des officiers de la couronne et des membres du Conseil pour contrôler la fourniture de farine de maïs à Potosi avaient fait long feu. Cette adaptation créative de la tradition indigène aux nouvelles règles espagnoles se moquait des tentatives pour contrôler les traditions autochtones et menaçait un produit typiquement européen — le pain de blé. Accablés par la nouvelle que la farine de blé était détournée de la production du pain, les officiers du Conseil municipal espagnol choisirent de déchirer les restrictions de maïs plutôt que de continuer à perdre du blé précieux pour l'industrie douteuse de la chicha.» (Magan 1999, p. 105).
Le cas des brasseuses de Potosi est exemplaire à plusieurs titres.
Il montre que les procédés de brasserie ne sont jamais figés. Même les schémas anciens de brassage, présentés à tort comme "primitifs" et immobiles, sont ouverts aux variantes techniques. L'héritage brassicole de la région andine est riche. Les brasseuses amérindiennes savent confectionner des bières de maïs, de quinoa, de pomme de terre ou de patate douce. Les multiples variétés de maïs (jaune, rouge, violet, noir, petits/gros grains, amer/sucré) sont sélectionnées pour le maltage, la cuisson des gruaux ou la confection des semoules à brasser comme complément du malt[3]. Les techniques combinées du maltage et de l'insalivation offrent une grande souplesse. Dans le Nord des Andes, les contacts avec les Caraïbes et le plateau guyanais (Venezuela) ont peut-être fait connaître la technique des ferments amylolytiques. Cette supposition a été prouvée récemment par Teery Henkel Terry (2004) et est appuyée par d'anciennes méthodes de brassage du mabi, une bière de patate douce des Caraïbes et du plateau guyanais (Venezuela) brassée il y plusieurs siècles[4].
La permutation maïs-blé dans le Pérou du 16ème siècle illustre les effets à long terme des échanges continentaux sur une tradition brassicole régionale. Le maïs est une céréale d'origine amérindienne (Amérique centrale) . Les Andes sont, avec le Mexique, l’un de ses principaux foyers de diversification. Le blé est la céréale méditerranéenne par excellence. Le blé devient un substitut du maïs pour brasser la chicha à Potosi et dans d'autres cités au 16ème siècle. Dans le sens inverse et presqu'en même temps, le maïs est introduit en Afrique occidentale par les Portugais où il complète le sorgho dans certaines régions côtières. Ce même maïs sera alors introduit dans la préparation de leurs bières traditionnelles par les peuples africains habitant les pays côtiers de l'océan atlantique (Sénégal, Golfe de Guinée, royaume Kongo, etc. ) et de l'océan indien (Mozambique, Tanzanie).
Enfin, le terme « chicha » lui-même sera forgé dans le contexte pluriethnique et multilinguistique des villes coloniales comme Potosi ou Lima au milieu du 16ème siècle. Il désigne alors toutes les sortes de bière autochtones, brassées par les amérindiens après la conquête coloniale, mais bues par toute la population: indienne, espagnole, africaine, métis, etc. Le fait d'avoir eu besoin de forger ce mot nouveau pour désigner les bières amérindiennes démontre l'importance économique et culturelle de la bière au sein du nouvel empire colonial espagnol. Il hérite du vaste empire inca dont les peuples parlent de nombreuses langues (Aymara, Quechua du Nord ou du Sud, Callahuaya, Chipaya, Puquina (éteint), etc.). Chacune désigne la bière de manière différente. La conquête espagnole entraîne un métissage très important sans remettre en cause les savoir-faire amérindiens en matière de brasserie.
Les mots « chicha », « chicheria » (là où on brasse et sert la chicha) naîssent de cette nouvelle réalité coloniale, à la fois économique (les métis espagnols achètent et consomment des bières de maïs amérindiennes) et linguistique (populations amérindiennes de parler différents, déplacées et mélangées). A partir du 18ème siècle, chicha désignera les bières de maïs réservées aux amérindiens, avec une connotation péjorative et ethniciste. Le colon européen boit désormais du vin tiré des vignes acclimatées, et plus tard une autre sorte de bière importée d'Europe ou brassée sur place avec des méthodes européennes. Les émigrants et voyageurs européens du 19ème siècle feront de la chicha un signe distinctif des populations amérindiennes des Andes.
[1] Cole Jeffrey 1985, The Potosi Mita, 1573-1700: Compulsory Indian Labor in the Andes. Stanford University Press.
[2] Mangan Jane Erin 1999, Enterprise in the shadow of silver: colonial andeans and the culture of trade in Potosi, 1570-1700. PhD Duke University (UMI n° 9928847).
[3] Nicholson Edward 1960, Chicha Maize Types and Chicha Manufacture in Peru. Economic Botany 14(4), 290-298.
[4] Henkel Terry. Manufacturing Procedures and Microbiological Aspects of Parakari, A Novel Fermented Beverage of the Wapisiana Amerindians of Guyana. Economic Botany 58(1), 2004. Henkel Terry 2004. Pour la bière de patate douce, voir Le mabi, une ancienne bière de patate douce des Caraïbes. Le brassage de la bière de manioc (cachiri) utilise aussi les ferments amylolytiques en Guyanne française et au Suriname, à côté d'autres méthodes.