La bière réhabilitée par l'Eglise après la christianisation.
L'Eglise romaine s'est accommodée de la bière, tout en réaffirmant le rôle imprescriptible et impermutable du vin dans la communion chaque fois qu'on proposera de substituer la bière au vin dans un sacrement, arguant d'une adaptation aux contraintes géographiques et à l'expansion de la chrétienté[1]. La bière restera à jamais une boisson profane.
L'Eglise romaine veillera à ce que ne ressurgissent pas des cérémonies profanes mettant la bière au centre de rites communiels, sous couvert d'intronisations ou de banquets organisés par des corporations ou des sociétés amicales.
Mais une réhabilitation de la bière s'amorce dans le domaine profane au cœur des régions christianisées de longue date, au nord d'une ligne passant du Danube à la Loire. La bière est réhabilitée par les Francs, surtout lorsqu'ils fondèrent un grand empire d'Europe occidentale connu sous le nom d'empire carolingien au milieu du 8ème siècle. L'Europe se couvre d'églises et de monastères. Centrés sur la prière et l'étude, abbayes et monastères doivent aussi offrir toit et couvert aux pauvres, aux pèlerins et hôtes de passage : œuvre de charité et propagation de la foi.
St Benoît fixe en 540 la Règle d'autosuffisance bénédictine des communautés monastiques. Le travail manuel complète l'activité intellectuelle (étude et copie des textes religieux) et la prière (Règle 48.8: c'est alors qu'ils seront vraiment moines, lorsqu'ils vivront du travail de leurs mains, à l'exemple de nos pères et des Apôtres).
Retiré au Mont Cassin, en Italie, St Benoît ne dit rien de la bière. Mais ses règles vont inspirer de nombreux ordres monastiques et fixer le mode d'emploi de la bière en leur sein. Elles vont également favoriser l'installation de la brasserie à l'interieur des abbayes, car selon la règle 66, 6-7 : « Le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l'on y trouve tout le nécessaire : de l'eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu'on puisse pratiquer les divers métiers à l'intérieur de la clôture. De la sorte les moines n'auront pas besoin de se disperser au-dehors, ce qui n'est pas du tout avantageux pour leurs âmes » Régle de St Benoît.
La règle de St Benoît, écrite pour des monastères italiens, n’évoque que le vin et ne dit rien de la bière : « Nous croyons qu’une demi-hermina de vin par jour suffit à chacun (1/2 litre) » Règle 40. Elle sera adaptée selon les pays d’Europe centrale et nordique. Certains évêques ou abbés comme Theodomar interdiront formellement aux moines de boire du vin. D’autres comme St Sturmius (715-779) proscriront le vin, boisson jugée trop alcoolisée, et le feront remplacer par une bière de faible densité[2]. A partir du 8ème siècle, l’Eglise, paradoxalement, promeut la brasserie au sein de ses propres institutions. La bière est devenue à ses yeux une boisson profane saine et peu alcoolisée. Les monastères installent leurs propres brasseries. L'Europe est désormais christianisée. La bière ne fait plus aucune concurrence au vin sur les plans religieux et sacerdotal.
Par ailleurs, l'Eglise chrétienne d'occident est devenue en 4 siècles propriétaire d'immenses domaines fonciers. Une partie de la production agricole est entre ses mains, notamment celle des céréales. Ceci explique que l'économie plus ou moins autarcique des abbayes et des monastères d'Europe occidentale a trouvé dans la brasserie un moyen d'employer ses réserves de grains.
Pour trouver une solution technique à un problème théologique — séparation des laïcs et des religieux (dehors/dedans le monastère), et en même temps partage d'un même espace (charité/devoir d'hospitalité) —, les moines vont se faire brasseurs.
Le problème qu'ils doivent résoudre est le suivant : comment brasser et soutirer pour les moines d'un côté, et les laïcs et pèlerins de l'autre, 2 ou 3 qualités différentes de bière, de la plus forte à la plus faible en alcool, avec le même brassin, le même versement de grains ?
La solution: faire tremper la maische dans de grandes cuves et soutirer chaque jus de densité décroissante, chaque jus ou trempes étant mis à fermenter séparément dans des tonneaux ou des foudres. Le principe technique est simple : le premier jus issu de la maische est le plus sucré, le second moins — après avoir versé une nouvelle quantité d'eau chaude sur la maische. Le dernier rinçage, très peu sucré, produira une bière très faible en alcool et peu nourrissante. Cette technique implique des cuves de trempage en bois à double fond pour faire traverser la maische plusieurs fois par l'eau chaude.
De cette façon, trois qualités de bière peuvent être brassées toute l'année : une qualité supérieure (prima melior) est réservée aux abbés et hôtes de prestige, une qualité moyenne (secunda) accompagne les repas quotidiens des moines, une qualité inférieure (tertia) pour l'hostellerie de l'abbaye, les nombreux laïcs qui travaillent dans les domaines agricoles monastiques, les pèlerins et les nécessiteux.
Par une curieuse inversion de valeur, l’Eglise catholique va autoriser la consommation de bière pendant le carême quand le vin est interdit, assimilé à un breuvage de luxe, ce qu'il est.
La bière dénigrée comme source d'ivresse, débauche et orgie du temps des "barbares paiens" est réhabilitée comme boisson "maigre" dans le calendrier catholique. Mais les raisons sont désormais sanitaires. La bénédiction de la bière, attribuée à St Arnoult de Soissons, ne confère à la boisson aucun caractère sacré : Bénis, O Seigneur, cette bière nouvelle, qu'il t'a plu de tirer de la tendresse du grain: puisse-t-elle offrir au genre humain un remède salutaire: fais que, par l'invocation de Ton saint nom, quiconque en boive recouvre la santé du corps et la protection de son âme. Au nom du Christ notre Seigneur. Amen. (Rituale Romanum no. 58)[3].
Enfin, aux heures sombres des grandes épidémies ou des troubles religieux, la légende de certains saints va incorporer la bière comme objet de miracles. St Arnoul(d) de Metz (582-641) est honoré pour avoir béni (lui-même ou ses reliques) des cuves à bière, sauvé des brassins de la corruption et offert à la population une boisson saine, devenant saint patron des brasseurs lorrains. Dans l'Europe médiévale, les corporations de brasseurs ne manqueront pas de trouver un saint patronage : St Arnould de Soissons/Liège [4], St Amand/brasseurs de Maastricht (†679), St Martin /brasseurs-tonneliers de Gand, St Boniface (680-754)/Frise (Pays-Bas), St Pierre de Vérone/brasseurs de Cologne, St Médard/Dieppe et Flandres, St Wenceslas(927)/Bohême, Ste Brigitte (457-525) /Irlande), Augustin d'Hippo (Tunisie), Nicolas de Myra (Turquie), St Colomban (543-615)/Suisse, etc.
Le trait qui rattache ces saint(e)s à la bière se trouve dans leur vie exemplaire, un épisode en rapport avec l'évangélisation, plus rarement dans le martyrologue.
[1] La question sera de nouveau soulevée au 16ème siècle avec la colonisation espagnole et portugaise des Amériques, et au 19ème par les missions chrétiennes en Afrique et en Asie. Sur chacun de ces continents, les colons trouveront à boire des bières autochtones jugées aussi bonnes que les bières ou les vins européens. La réponse de l'Eglise romaine ne variera pas : Cultivez les vignes du Seigneur, au propre comme au figuré. Ce qui implique qu'aucune bière autochtone, aucune autre boisson fermentée, ne prendra la place du vin dans les sacrements, notamment l'Eucharistie.
[2] « Il a été décidé par tous unanimement que parmi eux il ne devait y avoir aucune boisson forte qui pouvait enivrer, mais que de la bière faible serait bue » (Eigil de Fulda, Vita Sancti Sturmis, cité par Max Nelson 2005, The Barbarian's Beverage, A History of Beer in Ancient Europe, p. 101). Lat. consensu omnium decretum est, ut apud illos nullo potio fortis quae inebriare possit, sed tenuis cervisia, biberetur.
[3] Arnoult de Soissons. Latin: Bene dic, Domine, creaturam istam cerevisae, quam ex adipe frumenti producere dignatus es: ut sit remedium salutare humano generi: et praesta per invocationem nominis tui sancti, ut, quicumque ex ea biberint, sanitatem corporis, et animae tutelam percipiant. Per Christum Dominum nostrum. Amen.
[4] Il fonde au 11ème siècle l'abbaye Saint-Pierre à Oudenburg (Flandres) et entreprit d'y brasser de la bière, boisson aussi importante que l'eau au Moyen-âge, dont il vantait aux paysans la consommation pour ses vertus sanitaires.