Article 1 sur 5 Ancêtre du cabaret dogon et contraintes lignagères

Bars et cabarets du pays dogon.
Un boire individuel ou communautaire ? [1]

Eric Jolly

 

Dogons, Mali

Récemment, plusieurs historiens africanistes ont critiqué, à juste titre, la propension de leurs collègues anthropologues à idéaliser les boissons « traditionnelles » et à diaboliser — ou à ignorer — les alcools « modernes » et les manières de boire citadines (Ambler et Crush 1992, Akyeampong 1996, Willis 2002). De fait, les anthropologues français ont, pour la plupart, exclu de leurs champs de recherche les bars et les bouteilles de bière ; ils ont préféré centrer leurs études sur les bières artisanales ou le vin de palme, en analysant ces boissons sous l’angle du lien social. Jusqu’au milieu des années 1980, les chercheurs anglo-saxons font un choix inverse tout en partageant les mêmes préjugés : leurs multiples travaux sur les nouveaux alcools distillés sont motivés, à l’origine, par la crainte d’une « alcoolisation » croissante et incontrôlée des citadins africains. Depuis les années quarante, de nombreux sociologues ou alcoologues anglo-saxons soutiennent en effet que la consommation d’alcool aggrave les phénomènes d’anomie et d’acculturation.

Cette théorie, empruntée à Horton (1943), est rapidement appliquée au continent africain, et plus spécialement aux townships d’Afrique du Sud ou aux villes de Rhodésie, ouvrant ainsi la voix aux lois restrictives sur « l’alcoolisation indigène » et aboutissant, de fait, à un « boire séparé » entre Blancs et Noirs. Le titre d’un article d’Hutchinson résume parfaitement cette théorie : "Alcohol as a Contributing Factor in Social Desorganization" ([1961] 1979). L’auteur veut démontrer que les nouveaux modes d’alcoolisation des Bantou du Cap ont déstructuré leur société, alors que la consommation traditionnelle de bière était autrefois un facteur de cohésion sociale. Or cette distinction entre manières de boire nuisibles et salutaires traduit assez bien la conception utilitariste qui imprègne la plupart des études anglo-saxonnes jusqu’au début des années quatre-vingt. Les boissons alcoolisées africaines sont réduites à leurs fonctions « intégratrices » ou « désintégratrices » et appréhendées par conséquent soit comme un fléau social, source de désordres et d’acculturation, soit au contraire comme un « lubrifiant » nécessaire à la cohésion sociale.

Aujourd’hui, de nombreuses études anthropologiques sur le boire restent influencées par ce modèle fonctionnaliste et par cette opposition manichéenne entre, d’un côté, un boire urbain délétère synonyme d’individualisme, et, de l’autre, un boire villageois communautaire synonyme d’ordre et de solidarité. Or la réalité est évidemment plus complexe, comme je vais tenter de le montrer à travers un exemple pris au Mali. En pays dogon, les cabarets villageois — lieux de vente de la bière de mil — sont devenus au fil du temps des espaces de liberté individuelle où chacun peut se distinguer, en se donnant en spectacle et en échappant aux relations contraignantes fondées sur l’âge ou sur la parenté. Inversement, les bars implantés dans les rares villes dogon privilégient un boire policé, voire un boire collectif qui, en apparence, ôte toute liberté à des buveurs solidaires, enfermés volontairement dans un réseau serré d’interdits. En d’autres termes, le cabaret villageois est aujourd’hui une source de convivialité mais aussi d’individuation, alors que les buveurs des bars reconstituent au contraire des tablées ou des sociétés éphémères régies par des règles draconiennes.

 

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Afrique de l'ouestPays dogon

 


 

[1] Cet article développe un aspect du boire dogon traité dans le livre d’Éric Jolly : Boire avec esprit. Bière de mil et société dogon, Nanterre, Société d’ethnologie. Il a été publié initialement dans Socio-Anthropologie, 15 (1), pp. 31-45.
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