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L'habitat achuar et les brasseuses
Les Achuars sont cultivateurs (manioc doux, plantes médicinales), chasseurs (singe, toucan, …), pêcheurs d'eau douce en saison de basses eaux, et cueilleurs (palmier, bananier, chonta, plantes hallucinogènes). Un village s'installe pour 3-4 ans près d'un cours d'eau, défriche et pratique l'essartage sur brûlis pour faire pousser les plantes dont il a besoin, une centaine et plus de cultivars.
L'espace symbolique centré sur la maison collective
L'espace est organisé en cercles concentriques autour de la maison. C'est une maison-abri rond ou ovale couverte d'un toit de feuille de palmier. Etablies par petits groupes le long des rivières, les maisons sont orientées est-ouest, parallèlement aux cours d'eau qui s'écoulent sur les pentes de la Cordillère vers l'est. Le premier cercle est occupé par les plantes médicinales, le palmier et les plantes hallucinogènes (datura, …). Les parcelles défrichées et brûlées par les hommes sont cultivées par les femmes pour le manioc. Au-delà, c'est la forêt, le domaine des chasseurs. Les Achuars ne conçoivent pas la forêt comme un espace sauvage contrastant avec l'espace cultivé qui entoure la maison. Ils savent que la forêt est aussi le fruit de leurs déplacements réguliers depuis des siècles, de leurs essartages tous les 3 à 5 ans. Chaque fois qu'ils abandonnent un défrichement, la forêt repousse mais ne fait pas disparaître les plantes que les femmes ont semées et qui se reproduisent spontanément. La forêt est aussi un vaste jardin qui porte les traces des jardins anciens, un écosystème profondément modifié par les humains sous les apparences d'une jungle impénétrable[1].
Après le défrichage accompli par les hommes, la culture du manioc et le brassage de la bière passent sous le contrôle des femmes. Les hommes ne doivent pas brasser la bière, manipuler le manioc ou les jarres à bière, ni même toucher la bière autrement qu'avec les lèvres au moment de la boire. La bière est une forme vivante. Son renouvellement permanent et sa force sont une connaissance et un pouvoir féminin. De même qu'un morceau de tubercule de manioc replanté en terre régénère la plante entière, la fermentation recrée la bière à chaque brassin. Si un homme touche la bière du doigt, cette créature vivante risque de faiblir.
Les Achuars ne tracent pas comme nous des frontières imperméables entre l'humain, les animaux, les plantes et certaines manifestations naturelles. Toutes interagissent, toutes se donnent rendez-vous dans le monde mental humain. Celui des Achuars est à coup sûr plus habité, plus riche et plus complexe que l'univers fonctionnel et procédural de l'homme moderne occidental. L'usage des plantes hallucinogènes n'explique pas tout.
La bière n'est pas pour eux une simple boisson qu'on pourrait réduire à ces vertus désaltérantes ou enivrantes. Elle véhicule et communique aux humains des forces de régénération qu'elle tire du manioc qui les tient lui-même des puissances régénératrices inépuisables du monde végétal et de la terre [2].
Organisation de la maison achuar
La salive, qui joue un rôle technique si important pour le brassage, marque aussi une différence sociale.
La salive féminine imprègne les boulettes mastiquées de manioc. Elle assure la réussite du brassage. L'oralité féminine est du côté de la technique, du savoir-faire, du pouvoir sur le manioc, la matière alimentaire par excellence.
Les hommes boivent la bière sans cesser de jeter des petits jets de salive par le coin de la bouche. Ce jet ponctue les discussions, les prises de paroles, les discours rituels d'accueil. C'est le domaine de la parole, du social, des tractations, des préparatifs de guerre, des alliances familiales, de la fête collective.
Les deux signes de la salive distribuent les rôles sociaux selon une polarité sexuelle. La consommation collective de bière est un moment où ces deux pôles se croisent : la bière brassée grâce à la salive des femmes est bue par les hommes qui ponctuent leurs discours de salive jetée par terre.
[1] Ph. Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l'écologie des Achuar. 1986 (1ère éd. Singer-Polignac), 2019 (2ème éd. Maison des Sciences de l'homme), p. 250-258.
[2] « Dans l'esprit des Achuar, le savoir-faire technique est indissociable de la capacité à créer un milieu intersubjectif où s'épanouissent des rapports réglés de personne à personne: entre le chasseur, les animaux et les esprits maîtres du gibier et entre les femmes, les plantes du jardin et le personnage mythique qui a engendré les espèces cultivées et continue jusqu'à présent d'assurer leur vitalité. Loin de se réduire à des lieux prosaïques pourvoyeurs de pitance, la forêt et les essarts de culture constituent les théâtres d'une sociabilité subtile où, jour après jour, l'on vient amadouer des êtres que seule la diversité des apparences et le défaut de langage distinguent en vérité des humains. Les formes de cette sociabilité diffèrent toutefois selon que l'on a affaire avec des plantes ou avec des animaux. Maîtresses des jardins auxquels elles consacrent une grande partie de leur temps, les femmes s'adressent aux plantes cultivées comme à des enfants qu'il convient de mener d'une main ferme vers la maturité. Cette relation de maternage prend pour modèle explicite la tutelle qu'exerce Nunkui, l'esprit des jardins, sur les plantes qu'elle a jadis créées. Les hommes, en revanche, considèrent le gibier comme un beau-frère, relation instable et difficile qui exige le respect mutuel et la circonspection. Les parents par alliance forment en effet la base des alliances politiques, mais sont aussi les adversaires les plus immédiats dans les guerres de vendetta. L'opposition entre consanguins et affins, les deux catégories mutuellement exclusives qui gouvernent la classification sociale des Achuar et orientent leurs rapports à autrui, se retrouve ainsi dans les comportements prescrits envers les non humains. Parents par le sang pour les femmes, parents par alliance pour les hommes, les êtres de la nature deviennent des partenaires sociaux à part entière.
Mais peut-on vraiment parler ici d'êtres de la nature autrement que par commodité de langage? Existe-t-il une place pour la nature dans une cosmologie qui confère aux animaux et aux plantes la plupart des attributs de l'humanité? Peut-on même parler d'espace sauvage à propos de cette forêt à peine effleurée par les Achuar et qu'ils décrivent pourtant comme un immense jardin cultivé avec soin par un esprit? Ce que nous appelons la nature n'est pas ici un objet à socialiser, mais le sujet d'un rapport social; prolongeant le monde de la maisonnée, elle est véritablement domestique jusque dans ses réduits les plus inaccessibles. » (Ph. Descola 1999, Diversité biologique et diversité culturelle, UICN Célébrations du 50ème anniversaire, pp. 108-109 UICN 1999)