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II. Les bars du pays dogon (suite)
Tournées de bière et tours de parole dans les bars
Si les cabarets villageois sont des lieux de convivialité où la parole circule librement en se jouant des statuts individuels, il n’en est pas de même dans les bars de Bankass ou de Bandiagara. L’échange — de bière et de paroles — y est beaucoup plus formel, surtout lorsqu’un cercle d’habitués ou d’invités, assis à la même table, constitue une société de buveurs régie par des règles contraignantes. De telles réunions sont toujours programmées à l’avance, à l’occasion d’une fête nationale, ou à l’initiative d’un individu particulier, pour célébrer un événement qui lui est propre (promotion, naissance, départ...). S’il s’agit d’une invitation, la personne qui offre les bouteilles de bière distribue aussi bien la boisson que la parole. Il commence généralement par ouvrir lui-même la « séance » par un discours de bienvenue tout à fait conventionnel, puis les participants répartis autour de la table prennent à tour de rôle la parole pour remercier leur hôte et faire son éloge. Ces compliments successifs ne prennent pas la forme de toasts mais ponctuent la consommation de bière ; et plus les bouteilles se vident, plus les louanges tournent au panégyrique. Dans tout autre contexte, de tels propos friseraient la flagornerie, mais cette surenchère d’amabilités et de politesses est ici tellement formelle qu’elle n’engage pas vraiment leurs auteurs. Du reste, chacun parle autant en son nom propre qu’au nom du groupe, en insistant sur les relations d’amitié unissant l’ensemble des participants. Ceux-ci ne sont pas obligés de rendre l’invitation : ils s’acquittent de leur dette par une débauche de remerciements et en reconnaissant le statut supérieur de leur hôte. Ces règles interdisent bien sûr tout bavardage improvisé et a fortiori toute bouffonnerie. Dans les bars, les buveurs ont un rang à tenir et un statut social ou une image à défendre, alors que les clients des cabarets sont libres de jouer les pitres ou les amuseurs publics, en se moquant d’eux-mêmes ou des autres.
©Eric Jolly (tous droits réservés).
À Bankass, dans les années quatre-vingt, une dizaine d’habitués du Bar Ben décidait parfois de boire ensemble à l’occasion d’une fête quelconque. De profession, d’origine et d’âge très différents, ces clients réguliers étaient presque tous fonctionnaires et leur seul point commun était de boire ouvertement dans un milieu largement islamisé. Une fois réunis autour de la même table, ces buveurs francophones récréent pour quelques heures une société miniature en nommant en leur sein un président, un secrétaire et un trésorier. Le président distribue la parole, autorise les déplacements et inflige les amendes ; le trésorier fait le compte des sommes dues par chaque participant ; et le secrétaire note le montant des amendes, payables uniquement en bouteilles de bière, en tournées générales ou en casier de douze bouteilles. Les infractions sanctionnées sont multiples : parler ou se déplacer sans autorisation, renverser son verre ou sa bouteille, sortir du bar, etc. Ce réseau serré d’interdits peut paraître excessivement contraignant, mais, pour les participants, il s’agit bien sûr d’un jeu dont le but n’est pas tant de respecter rigoureusement ces règles que de les enfreindre, pour alimenter en bière l’ensemble du groupe. L’extrême codification des manières de boire et de parler ne vise ici qu’à produire un spectacle théâtral distrayant tout en garantissant une parfaite égalité de traitement entre les buveurs.
À Bankass, l’imposition de règles strictes favorise également un boire viril dépourvu de toute compétition. En respectant une étiquette rigide, ces grands buveurs démontrent leur capacité à se maîtriser et à tenir l’alcool. Pour être à la hauteur et faire honneur au groupe, chacun va boire un nombre appréciable de Castel, et le faire savoir à la ronde, en annonçant par exemple un nouveau « cadavre », puis en couchant une énième bouteille vide à ses pieds. Ces dépouilles qui jonchent le sol sont autant de trophées permettant d’augmenter le tableau de chasse du groupe. Et le lendemain, les buveurs se renseigneront auprès du barman pour connaître leur score de la nuit, c’est-à-dire le nombre de bouteilles vidées. Dans ce cadre très réglementé, boire est en effet une performance collective et non individuelle. Mais cette société de buveurs n’a aucune existence en dehors du bar et de ces soirées programmées. Dès que la parenthèse de la fête se referme, chacun paie ses consommations ou ses amendes et la société s’auto-dissout. En sortant du bar, les buveurs sont donc quittes, libérés de toute obligation et de tout lien, puisque les paroles qu’ils ont échangées ne les ont jamais engagés. À l’inverse des clients des cabarets, qui recherchent un espace de liberté et de compétition ludique, ces citadins semblent ainsi se créer des contraintes supplémentaires pour concilier un boire policé, propre aux bars, avec une consommation de bière égalitaire, virile et festive. Car c’est à cette condition — un strict égalitarisme imposé sous forme de jeu — que la cohabitation devient possible entre des buveurs citadins d’origines, de confessions et de professions différentes.
En étudiant les drinking companies chez les Gusi du Kenya, Suzette Heald suggérait que la discipline imposée aux buveurs visait avant tout à contrôler leur violence (1986, [1989] 1998 : 231-235). Comme cela n’est pas le cas des sociétés de buveurs dogon, on peut se demander si cet auteur ne tombe pas dans les travers de certaines études anglo-saxonnes : analyser le boire uniquement en termes d’ordre ou de désordre, de cohésion sociale ou d’individualisme. En ce début de XXIe siècle, les buveurs dogon ne se comportent ni comme des individualistes affranchis de tout lien communautaire, ni comme des membres d’une communauté figée et fermée sur elle-même. Qu’ils soient en ville ou en zone rurale, ils se conduisent plutôt comme des sujets organisant eux-mêmes leurs relations aux autres. D’ailleurs, en dépit de manières de boire presque opposées, les clients des bars et ceux des cabarets partagent les mêmes motivations : se distraire entre hommes mariés en mettant entre parenthèses leurs différences, afin d’échapper un bref moment à un environnement familial, professionnel ou religieux jugé parfois contraignant.