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I. Les cabarets villageois (suite)
Les « maisons de la bière » après 1950
Dans le troisième quart du XXe siècle, les acheteurs de bière se dégagent de l’emprise de leur lignage. Dans la plupart des villages, ils cessent de se réunir près du hangar public de leur quartier et s’installent dans la cour de la dolotière. Ce simple changement de lieu signe la création du cabaret[1] dogon, appelé « maison de la bière » (kènyè giri). À Konsogou-ley, son apparition remonte au milieu des années cinquante, juste avant l’indépendance du Mali. Très vite, le cabaret attire les habitants des villages voisins et une clientèle de plus en plus jeune. Ces buveurs conservent, dans un premier temps, certaines de leurs habitudes, en partageant une même jarre à l’intérieur du cabaret. Durant cette phase intermédiaire, le prix de vente reste fixé par les vieux, et c’est le « mesureur de bière » qui récupère l’argent et sert la boisson. Mais à la fin des années soixante, lorsque les commandes de bière deviennent individuelles, les dolotières finissent par contrôler entièrement leur commerce. Désormais, elles servent directement leurs clients, et le prix de leur boisson s’aligne sur celui des villages voisins sans attendre la décision des vieux. Certaines dolotières commencent également à vendre leur bière en semaine, au lieu de se limiter au jour de repos hebdomadaire. Aux alentours de Guimini, l’augmentation continue du nombre de cabarets aboutit, à partir des années quatre-vingt, à un boire quotidien, rythmant la journée.
Simultanément, les buveurs acquièrent de plus en plus d’autonomie et de liberté. Seul ou en compagnie d’un ami, chacun d’eux se déplace maintenant à sa guise, d’un cabaret à l’autre, dans tous les quartiers et villages environnants. Ces buveurs ont ainsi la possibilité de faire des rencontres et de nouer librement des liens amicaux avec les compagnons de leur choix, en se jouant des préséances d’âge, en s’affranchissant des relations de parenté et en échappant par conséquent à une étiquette trop rigide. Conviviale et ludique, la consommation de bière crée, spontanément, une forme d’intimité et de complicité virile entre tous les clients d’un cabaret, même si ce rapprochement bascule parfois vers l’affrontement verbal ou physique. Comme l’écrit Geneviève Calame-Griaule, il y a « dans ces réunions d’hommes discutant autour d’une calebasse de bière qui circule à la ronde un pouvoir d’attraction et une impression de communion sociale auxquels bien peu résistent » (1965 : 396). À Konsogou-ley, quelques non-buveurs s’assoient d’ailleurs volontiers dans la cour d’une dolotière pour le seul plaisir de discuter et de plaisanter avec les autres hommes du village. Le cabaret est, par excellence, le lieu où se conjuguent sociabilité et liberté individuelle. Ceux qui le fréquentent affirment leur appartenance à la société masculine, affichent leur maîtrise des codes du savoir boire et se conduisent simultanément comme des acteurs singuliers, en se donnant en spectacle, en cultivant leurs différences et en s’affrontant en paroles ou en chansons.
Principaux clients des cabarets, les hommes âgés de 45 à 69 ans excellent à ce jeu festif et viril teinté parfois d’extravagance, car ils sont libres d’agir individuellement, après s’être débarrassés des travaux collectifs assumés par les jeunes, et avant d’endosser les responsabilités rituelles dévolues aux vieux. Pour les « hommes » de cette génération intermédiaire, leur soif de liberté et leur volonté de se distinguer s’expriment avec force à travers leurs manières de boire. Si les jeunes boivent et s’amusent à l’abri des regards indiscrets, pour cause de badinage amoureux, les buveurs de 45 à 69 ans n'ont pas peur de se donner en spectacle à travers une consommation de bière collective et publique, dont les femmes sont exclues. Dans le cadre de ce boire convivial et viril, les hommes sont à la fois complices et rivaux, et leurs paroles s'échangent sous forme de conversations amicales, de débats agités et de joutes oratoires.
De toute évidence, il y a une part de cabotinage et d’excentricité dans les manières de boire des hommes d’âge mûr, mais on aurait tort de réduire ces amusements à de simples gamineries d’adultes plus ou moins éméchés. Boire hors de l’espace familial n’est pas seulement une échappatoire distrayante ; c’est également l’occasion de se faire remarquer. Les chefs de famille profitent de la parenthèse de liberté ouverte par les cabarets pour recréer entre eux une camaraderie et une compétition ludiques. Passé quarante-cinq ans, un Dogon cherche moins à séduire les femmes qu’à impressionner ses compagnons. S’il veut s’imposer comme un « homme accompli » (ana) et pleinement « mature » (ire), il doit susciter leur admiration ou leur crainte. Or le cabaret est le lieu idéal pour se mettre en valeur et pour capter l’attention d’un public exclusivement masculin. De nombreux clients y viennent pour asseoir leur réputation, en particulier les « farceurs », les « vauriens », les « ivrognes » et les chanteurs de baji kan, qui appartiennent tous à la génération intermédiaire des « Pères ».
En constante représentation, les buveurs qualifiés de « farceurs » (tataga) se spécialisent chacun dans un registre particulier : mimes pour les uns, répliques comiques pour les autres, ou encore détournement de chansons, obscénités calculées, cris incongrus. À Indèrou, par exemple, un buveur tataga crie systématiquement « òògò ! » chaque fois qu’il goûte une bonne bière dans un cabaret[2]. Le cabaret est un théâtre où de nombreux buveurs se mettent en valeur par des défis ou des pitreries, avec la complicité de tous. Pour continuer à retenir l’attention, certains s’engagent d’ailleurs dans une surenchère d’excès et de provocations. Il y a une quinzaine d’années, un buveur célèbre cultivait ainsi sa réputation de Gargantua local en déambulant dans les cabarets de Konsogou-do avec une batterie de récipients hétéroclites qu’il remplissait de bière avant de repartir dans son village. À ses deux bidons et à son outre en cuir, il a fini par ajouter une énorme calebasse évidée, qu’il a détournée de son utilisation habituelle — l’arrosage des jardins — pour en faire une gourde extravagante. Si l’ancêtre du cabaret interdisait pratiquement toute manifestation d’individualité, la « maison de la bière » est maintenant un lieu où les personnalités de chacun s’expriment avec force ou avec démesure.
En marge de ce boire collectif, le comportement de certains buveurs commence même à évoluer, à l’extérieur du cabaret, vers une forme d’individualisme. Depuis une vingtaine d’années, les clients réguliers des dolotières disposent tous d’un bidon en plastique de deux ou quatre litres, rempli initialement d’huile pour moteur. De plus en plus souvent, ils le déposent au cabaret afin de réserver leur bière, par peur de la pénurie. Mais cette attitude prévoyante trahit aussi un changement important : quelques clients ne consomment plus sur place la bière qu’ils achètent séparément ; ils emportent leurs bidons chez eux pour boire seul ou entre amis. Dans certaines régions du pays dogon, la bière commerciale tend ainsi à se transformer en une boisson de loisirs consommée solitairement ou en groupe restreint, dans l’intimité d’une maison. Le développement de l’islam est en partie responsable de ce phénomène puisque certains musulmans n’ont pas renoncé à boire mais refusent désormais de se montrer au cabaret.