Article 1 sur 6 Agriculteurs-brasseurs des Rio Paraná et Paraguay au 16è siècle

Les peuples brasseurs amérindiens du Rio de la Plata au 16ème siècle.

 

Patagonia

Une région du monde a été peu étudiée sous l'angle de son histoire brassicole et de ses bières traditionnelles, telles qu'elles ont existé avant l'arrivée des Espagnols et des Portugais. Il s'agit du sud de l'Amérique latine, plus spécialement des régions qui correspondent actuellement à l'Argentine, l'Uruguay, le Paraguay et la Bolivie méridionale, soit presque un tiers de l'Amérique du Sud.

Cette région est très peuplée, surtout dans sa moitié septentrionale, quand les premiers européens longent les rivages et les fleuves amérindiens au début du 16ème siècle. La diversité des cultures et des sociétés amérindiennes fait écho aux contrastes des climats et de la géographie. Certaines ethnies vivent de chasse, de pêche et de cueillette. D'autres sont devenues des sociétés complexes et hiérarchisées d'agriculteurs-éleveurs sédentarisés.

Ces sociétés amérindiennes ont inventé de nombreuses techniques pour fabriquer diverses sortes de bière. Leur prospérité agricole, fondée sur la culture du maïs, du manioc et de la patate douce, a permis de créer une véritable tradition brassicole, bien avant l'irruption des Européens sur les côtes sud-américaines. La bière était la principale boisson fermentée de ces sociétés amérindiennes, notamment les plus complexes d'entre elles. La bière semble aussi avoir joué un rôle social important, quoique de manières très différentes, en fonction de la mosaïque de peuples si multiples. Les coutumes reliées à la bière et au brassage sont malheureusement très mal documentées.

 

Vallée Da Serra do mar de Charles-Motte-1800Après les premières reconnaissances de Juan Diaz de Solis en 1516, de Sebastian Cabot en 1525, et de Diego Garcia l'année suivante, une grande expédition espagnole conduite par don Pedro de Mendoza remonte le Rio Paraná et ses affluents en 1536. En moins de 20 ans, les capitaines espagnols qui se succèdent explorent une vaste région. Elle s'étend de l'embouchure du Paraná au cours supérieur du Paraguay, soit presque 2000 km à vol d'oiseau. Leurs troupes de quelques 200 à 400 mercenaires entrent en contact, villages après villages, avec une population amérindienne nombreuse.

Selon les écosystèmes — forêt, pampa, sierra, terres inondables —, ces amérindiens sont cultivateurs de maïs, horticulteurs de manioc et de patate douce, cueilleurs de fèves du caroubier, ou récolteurs de miel. Ils savent faire différentes sortes de bière. Bière de maïs pour les agriculteurs, bière de manioc ou de patate douce pour les horticulteurs, bière de caroubier pour les chasseurs-cueilleurs, parfois les quatre sortes au sein d’un même peuple selon les saisons.

Les récits de ces premiers contacts décrivent des cultures amérindiennes plus évoluées qu'on a l'habitude de les présenter[1]. Des peuples sédentaires coexistent avec des semi-nomades. Des cultures pacifiques coexistent avec des peuples guerriers farouchement jaloux de leur liberté comme les Querandis et les Charruas, ou les Puelches et les Mapuches plus au sud. Les Diaguitas, Achkeres et Xarayes vivent au Nord-Ouest des actuelles Argentine et Bolivie. Ils échangent depuis des siècles avec l’espace culturel Inca du Pérou central. A l'inverse, les Chonik, les Aoninkenk ou les Onas sont des peuples plus isolés de la Terre de Feu, porteurs de cultures très riches fondées sur la chasse, la pêche et la cueillette.

Depuis le Gran Chaco au Nord jusqu'à l'extrême sud de la Terre de Feu, les contrastes culturels sont saisissants au 16ème siècle.

 

 

Carte Rio de la Plata 16ème siècle. Peuples amérindiens et sortes de bière
Les peuples amérindiens du Paraná, du Paraguay et de Patagonie au 16ème siècle, et les types de bière qui leur sont associés.

 

En quoi ces peuples amérindiens concernent-ils l'histoire de la bière ?

Tout d'abord, ce sont des peuples brasseurs de bière depuis les nombreux siècles qu'ils s'adonnent à l'agriculture du maïs, du manioc ou de la patate douce. Ceci permet de vérifier l'existence d'une relation étroite entre la brasserie amérindienne et une économie fondée sur la culture des plantes riches en amidon.

Mais la diversité des structures sociales décrites par les premiers colonisateurs montre que le rôle de la bière évolue en proportion de la complexité sociale. Cette situation historique permet d'approfondir l'analyse des traditions brassicoles amérindiennes. Une économie fondée sur les plantes riches en amidon est un pré-requis matériel. Mais en retour, le niveau de complexité sociale influence le développement de la brasserie.

La bière est un indicateur fiable du niveau technique atteint par ces peuples amérindiens, du degré d'évolution de leurs sociétés et de leur développement culturel. Elle révèle les divers degrés de complexité sociale atteints au moment où les Espagnols remontent les fleuves Paraná et Paraguay en direction du Gran Chaco et des contreforts andins.

 

Le Rio de la Plata marque une frontière culturelle et géographique entre le Nord et le Sud.

Au nord du rio de la Plata vivent des sociétés amérindiennes complexes en partie sédentarisés le long des fleuves.

Au sud du rio de la Plata vivent des sociétés amérindiennes de chasseurs cueilleurs vivant dans la pampa.

Le Nord du rio de la Plata est le monde des agriculteurs-éleveurs sédentaires regroupés en villages et formant des communautés plus ou moins élargies. Le brassage des bières de maïs, de manioc ou de patate douce est la règle. Sa technique ne pose pas de problème technique majeur, quoique les récits du 16ème siècle n'en donnent que de rares descriptions. Ce que nous savons des bières de maïs amérindiennes à cette époque provient des récits de la conquête du Pérou et du Venezuela, deux zones historiques et géographiques bien éloignées du Rio de la Plata et Gran Chaco. Nous supposons que ces régions partagent les mêmes techniques de brassage, mais cette hypothèse ne repose sur aucune preuve.

Les troupes commandées par les Espagnols, débarquées au Rio de la Plata, remontent les fleuves. Plus elles se dirigent vers le nord-ouest, plus elles rencontrent des structures sociales complexes : tribus de chasseurs-cueilleurs dans le cours inférieur du Paraná, puis cultivateurs-horticulteurs sédentarisés dans des villages et membres de vastes ethnies soumises à l'autorité d'un cacique (Carios, Paiembos), et enfin, sur le cours supérieur du fleuve Paraguay, des sociétés d'agriculteurs organisées en confédération d'ethnies servant une ethnie dominante. Cette dernière situation préfigure de vastes constructions sociales stratifiées liées par un pouvoir politique central émergentes dans une région qui coïncide avec l'actuelle Bolivie. Ces confédérations Diaguita résisteront presque un siècle par les armes à la conquête espagnole.

Au sud et à l'ouest du Rio de la Plata commence la pampa. On n’y pratique peu la culture du maïs, du manioc ou de la patate douce, à l'exception des régions qui bordent les fleuves et des contreforts des Andes à l'ouest. Mais une autre source d'amidon s'offre spontanément : la pulpe farineuse des fruits du Prosopis (pseudo Caroubier). Cet arbre, que les Espagnols baptiseront algarrobo en raison des similitudes avec le caroubier européen, pousse dans les plaines herbeuses de la pampa méridionale et dans les forêts de la pampa septentrionale humide[2]. Les amérindiens de la pampa savent faire une bière saisonnière avec la farine extraite de la fève du caroubier. La confection de la bière de caroubier nécessite plusieurs étapes préparatoires avant de déclencher une fermentation alcoolique. Cet exemple historique prouve que les peuples qui ne disposaient ni des céréales de leurs voisins agriculteurs, ni des racines amylacées des horticulteurs habitant les forêts humides, pouvaient brasser de la bière à condition de trouver dans leur environnement une source d'amidon abondante et renouvelable.

  

La contribution des bières amérindiennes au domaine spirituel (rites, coutumes, croyances) est hélas mal connue, faute de descriptions datées du 16ème siècle, quand l’impact destructeur de la colonisation espagnole est encore faible. Les rares témoignages à ce sujet datent du 18ème siècle, époque à laquelle les sociétés amérindiennes étaient soit détruites, soit complètement déstructurées, à l'exception des communautés Tehuelches, Ranqueles et Mapuches de Patagonie.

 


[1] Aux 16ème et 17ème siècles, le choc de la colonisation espagnole va bouleverser l'équilibre des peuples amérindiens. Les sociétés les plus avancées, ces vastes communautés villageoises du Haut-Paraguay dont l'économie se fonde sur l'agriculture et l'élevage, seront les plus touchées. Contraints de s'éparpiller pour échapper à la chasse aux esclaves organisés par les Espagnols, ces peuples amérindiens vont subir une régression sociale sans précédent. Ils vont survivre en petits groupes plus ou moins errants, mais leurs institutions sociales les plus complexes vont disparaître. Aux 18ème et 19ème siècles, voyageurs et géographes les décriront comme des tribus primitives, oubliant les causes historiques profondes de leur soit disant "état de nature".
[2] La pampa septentrionale est couverte de forêts au 16ème siècle. La déforestation massive entreprise par les colons européens au 18ème siècle va transformer la région en plaine herbeuse que les grands propriétaires terriens convertissent en zone d'élevage extensif de bovins, après avoir chassé ou massacré les dernières communautés amérindiennes qui y vivaient depuis des siècles.
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