Surā : une bière d'orge, de millet, de riz ou une bière mixte ?

 

 

Un 4ème texte intégré tardivement dans les Vedas, l'Atharva-veda, contient l'expression dhanya–rasa, "jus de grains" (2.26.5). Elle souligne l'importance des céréales dans la vie économique et religieuse de la période classique.

Mais de quelles céréales parle-t-on ? 

Avant l'arrivée des Ârya dans le bassin de l'Indus, la région est une terre d'orge, de blé et de millet. La composition de la bière-surā reflète cette tradition technique et brassicole que les Ârya ont probablement trouvée sur place et intégrée dans ce qui deviendra la culture védique. La répartition des rôles entre les deux boissons, Soma et Surā, témoigne d'une combinaison culturelle entre traditions pastorale et agricole, et d'un syncrétisme religieux.

Prière pour la Nourriture : « Que Soma, nous jouissions de toi  par les laitages et les bouillies d'orge, alors Vatapi, toi deviens gras » (RV I.87.9).

Avec les textes védiques tardifs, la même bière-surā intègre le riz comme matière première. Elle est dans les textes les plus anciens brassée avec de l'orge maltée (ou riz paddy germé) + riz cuit + millet cuit. Plus tard, elle est décrite à base d'orge crue cuite (non maltée) et de riz cuit. Le maltage de l'orge (ou du millet) n’est plus mentionné. On confectionne alors une pâte avec du riz cuit et des légumineux (haricots) qui sert de support pour cultiver des moisissures hydrolysantes. Elles sont apportées par des plantes (racines ou tiges broyées) que l'on mélange avec la pâte cuite et moulée en forme de boulettes ou de galettes. Ces mycéliums peuvent saccharifier l'amidon des grains. Une fois que ces mycéliums se sont suffisamment développés sur leur support d'amidon cuit, les boulettes sont séchées pour être conservées et utilisées le moment venu quand on veut brasser de la bière. Il suffit alors de les écraser pour les incorporer à une masse cuite de grains de riz, d'orge ou de millet. L'amidon cuit est rapidement transformé en sucres qui fermentent aussitôt. Les ferments amylolytiques contiennent aussi des levures (fermentation alcoolique) et certains mycéliums de champignons peuvent aussi convertir les sucres en éthanol. Les ferments amylolytiques provoquent en même temps une saccharification de l'amidon cuit et une fermentation alcoolique des sucres libérés, deux processus biochimiques simultanés dans la masse semi-liquide d'amidon cuit. Ces ferments amylolytiques se nomment Nagnahu ou māsara (textes védiques), ou plus tard kinva (Arthashastra).

 

Une importante évolution des techniques de brassage a donc eu lieu en Inde septentrionale au 1er millénaire av. notre ère, semble-t-il en plusieurs étapes :

1 - Bières à base d'orge, de blé ou de millet maltés ou crus vers -1500. Héritage des supposées traditions brassicoles des cultures Harappa et Mohenjo-daro.  La bière-surā est nommée dans le Rig-Véda, texte le plus ancien de la tradition védique.

2 - Introduction du riz paddy malté ou simplement cuit dans la composition de la bière-surā (c. -1000).

3 - Introduction des ferments amylolytiques (nagnahu, māsara ?), technique concurrente du maltage pour brasser la bière-surā.

4 - Brassage de la bière-surā avec de l'orge, du millet et du riz, mais disparition progressive de la technique du maltage de l'orge ou du riz, sauf pour brasser la bière-surā destinée aux rituels védiques comme le Kaukilī Sautrāmaṇī, le Caraka Sautrāmaṇī ou le Rajasuya (intronisation royale). Sous l'empire des Maurya (322-185 av. n. ère), l'Arthasastra mentionne le ferment à bière kinva , héritier du ferment à bière nagnahu de l'époque védique, pour brasser les bières traditionnelles medaka, prasanna, svetasurā, et en faire un commerce (Empire des Maurya : liste et composition des bières). 

5 - Progressif effacement de l'orge et du millet au profit du riz pour brasser les bières traditionnelles indiennes (début de notre ère). Nos sources écrites proviennent exclusivement de la culture brahmanique. Les modes de vie des groupes ethniques autochtones non hindouisés nous échappent totalement. Ils constituent la majorité des habitants du sous-continent indien et en sont les forces productrices : agriculteurs, pêcheurs, artisans, détenteurs des savoir-faire techniques, etc. Les ethnobotanistes Indiens tentent de nos jours de reconstituer ces anciennes traditions brassicoles en s'aidant des savoir-faire bien vivants au sein de ces groupes ethniques du Nord de l'Inde.

6 - Le riz comme unique grain pour brasser la bière dans les plaines irriguées du Nord de l'Inde pendant l'époque moderne  (sous réserve de la remarque ci-dessus concernant les groupes ethniques et les forces productrices).

 

L'orge, le millet et l'éleusine se maintiennent comme céréales de brasserie dans les régions montagneuses et les contreforts himalayens pour plusieurs millénaires. Mais comme le riz, ils sont brassés avec la technique du ferment amylolytique, pas celle du maltage.

Le Sukla Yajur-veda(YV XIX. 13-15; 82-83) décrit la préparation de deux boissons fermentées : la bière-surā et le parisrut. La bière-sura est confectionnée à partir d'orge germée, de riz paddy et de riz cuit. La préparation d'un levain est indiquée pour la fermentation alcoolique.

La difficulté vient de l'interprétation technique du parisrut. Dans les textes brahmaniques postérieurs, parisrut désigne la masse en pleine saccharification-fermentation, enfermée dans un pot et pas encore complètement délayée (cf page suivante surā et brahmanisme). Parisrut n'est pas la boisson filtrée, mais la masse semi-liquide fermentée qui la précède. Dans le Yajur-veda, l’un des trois premiers textes védiques, que désigne Parisrut ?  Une bière distincte de la bière-surā ou l'un de ses états intermédiaires, la masse fermentée avant dilution avec de l'eau ?

Le Katyayana Srauta sutra (XV, 9.28-30; XIX, 1-2) fournit une recette complète pour brasser la bière-surā. Le riz cuit et l'orge bouillie (pas de maltage) sont mélangés avec un ferment et un ingrédient baptisé māsara. L'ensemble est enfermé dans une jarre scellée, elle-même enterrée dans un trou pendant 3 nuits. Le ferment employé ici est de toute évidence du type amylolytique. Le rôle technique du māsara n'est pas clair (levain ? aromate ? ces deux rôles ?).

 

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06/06/2014  Christian Berger