Les bières de maïs brassées par les Zuňi.Article 14 sur 18 Les Creek, les Cherokee et la bière de maïs.

Les Natchez et la Compagnie du Mississippi.

 

Indiens de plusieurs nations bordant la Nouvelle-Orléans, Alexander de Batz 1735.
Indiens de plusieurs nations bordant la Nouvelle-Orléans, Alexander de Batz 1735.

Antoine-Simon Le Page du Pratz quitte La Rochelle le 25 mai 1718 avec 800 hommes à bord de trois navires pour explorer la Louisiane. Il y demeurer seize ans dont huit avec les Indiens Natchez dont il apprend la langue, étudie la culture et épouse une Chitimacha. Directeur de concession de la Compagnie du Mississippi, ses fonctions prennent fin en 1728 lors de la révolte des Natchez. De retour en France en 1734, il publie en revue son Mémoire sur la Louisiane (1751-1753), édité en trois volumes en 1758. Le Page du Pratz fait partie des rares auteurs européens qui partage la vie des Amérindiens et tente de comprendre leur société sans les considérer comme des sauvages. Ses observations ethnologiques sur les Natchez qui vivent sur le cours inférieur du Mississippi sont irremplaçables. Les Natchez ne consomment pas de boissons fermentées durant leurs cérémonies annuelles les plus importantes, mais troquent couramment leurs produits contre de l’eau-de-vie. Dès le 17ème siècle, les colons français brassent de la bière de maïs et la distillent. Ils font de même avec la patate douce.

Les colons français adoptent massivement la culture du maïs : « La Louisiane produit plusieurs sortes de Mahiz, sçavoir le Mahiz à farine ; il est blanc, plat & ridé, mais plus tendre que les autres espèces ; le Mahiz à gru ou à gruau, celui-ci est rond, dur & luisant ; de cette espèce il y en a de blanc, de jaune, de rouge & de bleu. Le Mahiz de ces deux dernières couleurs est plus commun dans les terres hautes que dans la Basse-Louisiane. Nous avons encore le petit bled ou petit Mahiz, ainsi nommé parce que son espèce est plus petite que les autres ; on sème de ce petit bled en arrivant, afin d'avoir promptement de quoi vivre, parce qu'il vient fort vite & qu'il mûrit en si peu de temps, que l'on en peut faire deux récoltes dans un même champ & la même année ; outre cet avantage il a celui de flatter le goût beaucoup plus que celui de la grosse espèce.

Le Mahiz, que nous nommons en France bled de Turquie, est le grain propre du Pays, puisqu'on l'a trouvé cultivé par les Naturels. » (Tome 2, p. 3-4 : le maïs)

Les colons ont également appris des Amérindiens la nixtamalisation du maïs avec des cendres végétales et une cuisson prolongée : « On fait d'abord cuire à moitié ce bled dans l'eau, puis on le fait égoutter & bien sécher. Lorsqu'il est bien sec, on le fait grôler ou roussir dans un plat fait exprès, en le mêlant avec des cendres pour empêcher qu'il ne brûle, & on le remue sans cesse afin qu'il ne prenne que la couleur rousse qui lui convient, Lorsqu'il a pris cette couleur, on passe toute la cendre, on le frotte bien & on le met dans un mortier avec de la cendre de plantes de favioles léchées & un peu d'eau ; ensuite on le pille doucement, ce qui fait crever la peau du grain & le met tout entier en gruau. On concasse ce gruau & on le fait sécher au Soleil. Après cette dernière opération, cette farine peut se transporter partout & se garder six mois ; il faut cependant observer qu'on ne doit point oublier de l'exposer de tems en tems au soleil. Pour en manger, on en met dans un vaisseau le tiers de ce qu'il peut contenir ; on le remplit presque entièrement d'eau, & au bout de quelques minutes la farine se trouve gonflée & bonne à manger. Elle est très-nourrissante, & est une excellente provision pour les Voyageurs & pour ceux qui vont en traite c'est-à-dire, faire quelque négoce. » (Tome 2, 5-6 : farine, gruau et bière de maïs.)

Indiens Natchez, maison cérémonielle et maison du chef, Alexander de Batz 1732.
Indiens Natchez, maison cérémonielle et maison du chef, Alexander de Batz 1732.

Le Page du Praz ajoute « On tire de l'eau-de vie du Mahiz, & on fait avec ce grain une bierre forte & agréable ; tout le Pays & surtout les Côteaux fournissent du Houblon en abondance. » La culture du houblon en Louisiane démontre une volonté de brasser la bière selon une formule technique européenne et un curieux métissage avec les bières de maïs d’origine amérindienne. On doit se rappeler que la Louisiane a aussi été peuplée sur les ordres de Louis XIV par 800 colons d’origine allemande (Bossu Jean-Bernard (1778), Nouveaux voyages aux Indes occidentales ... Nouvelle Edition, Partie 1, 44)[1].

La culture du houblon décrite par Le Page du Praz imite point par point les techniques européennes : « Quoique le Houblon vienne naturellement à la Louisiane, ceux qui ont envie de s'en servir ou de le vendre aux Brasseurs le cultivent. On le plante par allées distantes les unes des autres de six pieds dans des trous de deux pieds de large & d'un pied de profondeur, où on couche la racine. Quand il est bien sorti, on plante dans le trou une perche de la grosseur du bras & longue de douze à quinze pieds ; on a soin d'en approcher les brins qui ne manquent pas d'y monter. Lorsque la fleur est mûre ou jaunâtre, on coupe la tige tout près de terre, on arrache la perche pour cueillir la fleur que l'on serre. » (Tome 2, 57)

Les colons du Mississippi adoptent également les patates douces et en font des boissons fermentées : « On les fait cuire comme des marons dans la braize, au four, ou dans l'eau ; mais la braize & le four leur donnent un meilleur goût. Elles se mangent sèches ou coupées par tranches dans du lait sans sucre, parce qu'elles le portent avec elles ; on en fait aussi de bonnes confitures. Quelques François en ont tiré de l'eau-de-vie. » (T. 2, 10-11). La distillation implique une fermentation alcoolique d’une décoction de patate douce. Les bières de patate douce sont attestées dans la zone Caraïbes à cette époque et sont d’origine amérindienne. Les colons de Louisiane l’ont sans doute apprise des Amérindiens d’Amérique centrale ou des îles de Cuba ou de Jamaïque.

Ce contexte implique que les Natchez consomment depuis le 17ème siècle des boissons fermentées ou distillées troquées par les colons : « Cependant il en résulta un bien : c'est que les Natchez attirés par la facilité de traiter des marchandises auparavant inconnues chez eux, comme fusils, poudre, plomb, eau-de-vie, linge, draps & autres choses semblables, au moyen d'un échange de tout ce dont ils abondaient … » (Tome 1, 179)

Question récurrente : les Natchez préparent-ils eux-mêmes des bières de maïs ou de patate douce selon leurs propres traditions, avant l’arrivée des colons ? Ils semblent que non. Les expéditions espagnoles du 16ème siècle qui ont traversé leur territoire n’en livrent aucune preuve. Les cérémonies annuelles décrites par Le Page du Praz n’incluent aucune consommation collective de boissons fermentées. Au contraire, cet auteur précise que les danses et les chants qui suivent la cérémonie du maïs nouveau toute la nuit sont soutenus par une seule boisson, l’eau : « Au reste je dois dire que dans cette Fête il n'arrive jamais ni désordre, ni querelle, non-seulement à cause de la présence du Grand Soleil, & de la bonne habitude où ils sont de vivre en paix ; mais encore parce que l'on n'y mange que le bled sacré & que l'on n'y boit que de l'eau. » (Tome 2, 378)

Baies de Ilex vomitoria.
Baies de Ilex vomitoria, une variété de houx

Les cérémonies qui préparent les guerriers aux expéditions utilisent les décoctions de feuilles et de baies d’Ilex vomitoria (très riche en caféine et théobromine) pour préparer le cassiné ou asi : « Ensuite on apporte la boisson de guerre : elle est faite d'une quantité de feuilles d'Apalachine bouillies dans assez d'eau pour être cuites malgré leur dureté ; c'est en les pressant fortement qu'on en tire cette boisson qui enyvre. »  (Tome 2, 424-425). L’ivresse dont parle l’auteur n’est pas alcoolique.

Finalement, Le Page du Praz fait un constat important : les Natchez ne connaissent pas les techniques de la fermentation alcoolique et ne veulent pas les apprendre : « Tous ces Peuples [les Natchez et leurs voisins Chicachas] sont prudens & parlent peu ; ils sont sobres dans le manger ; mais ils aiment l'eau-de vie avec passion, quoique d'ailleurs ils ne boivent jamais de vin, & ne connoissent ou ne veulent apprendre à connoître aucune composition de liqueur, ils se contentent dans leurs repas de mahiz préparé en différentes manieres ; ils se nourrissent aussi de viande & de poisson. » (Tome 2, 409)

  


[1] La culture du houblon est mentionnée en Acadie (Québec) vers 1712 par Gédéon de Catalogne dans son Mémoire sur les plans des seigneuries et habitations des gouvernements de Québec, les Trois-Rivières et Montréal « Le houblon pour faire la Bière vient naturellement dans tout ce pays pour peu que l'on apporte de soin à le Cultiver ».

Les bières de maïs brassées par les Zuňi.Article 14 sur 18 Les Creek, les Cherokee et la bière de maïs.