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Des observations ethnologiques éparses et tardives.
Les autres données relatives aux boissons fermentées proviennent d’observations de terrain plus récentes faites entre les 17ème et 20ème siècle par des Espagnols, des Français ou des Anglo-Saxons. Elles sont rares et disséminées dans des récits d’exploration, de voyages ou encore, à partir du 19ème siècle, dans des études ethnologiques. Elles ouvrent le champ d’investigation car elles mentionnent des types de bière différents de l’habituelle bière de maïs : bière de tubercules, bière de caroubes. Ou encore la possibilité de soupes fermentées, une forme primitive de brasserie. On retrouve une claire démarcation entre les peuples du Grand Sud-ouest et les autres, avec une exception inattendue de taille : les peuples de l’Alaska et du Grand Nord-est ont appris à faire de la bière auprès de colons russes au 19ème siècle.
Ces observations de colons ou explorateurs européens sont le plus souvent rudimentaires et répétitives. Elles baignent dans l’autojustification de la colonisation. On y ressasse le goût immodéré des Amérindiens pour les alcools européens, preuve que Dieu et la Providence ont accordé aux Chrétiens le droit de remplacer ces peuples sauvages sur la nouvelle terre promise. En 1753, Benjamin Franklin résume cette vision en quelques phrases simples et abruptes : « Ils sont extrêmement enclins à s'enivrer, et lorsqu'ils le font, ils sont très querelleurs et désordonnés... En fait, si c'est le dessein de la Providence d'extirper ces sauvages pour faire place aux cultivateurs de la Terre, il ne semble pas improbable que le rhum soit le moyen désigné. Il a déjà anéanti toutes les tribus qui habitaient autrefois la côte.”[1]
Une seconde étape de la colonisation débute en 1802 avec la vente de la Louisiane française par Napoléon au gouvernement des 13 états. Cet achat double la superficie du territoire américain. La colonisation est supervisée par l’armée américiane et les milices qui poussent toujours plus loin vers l'ouest le front de la colonisation et l'accaparement des terres amérindiennes.
Une troisème étape concerne le Sud-ouest et les rivalités coloniales entre le Mexique et les Etats-Unis. En 1848, le Mexique signe le Traité de Guadelupe Hidalgo qui cède aux Etats-Unis 1,36 millions de km2 de territoires correspondant aux états actuels de Californie, Nevada, Utah, Colorado, Wyoming, New-Mexico, Arizona. Le front de colonisation américain se remet en marche, cette fois contre les Apaches, les Navahos et tous les peuples amérindiens du Sud-ouest. Le mode de vie semi-nomade des Apaches est sérieusement menacé.
Les Apaches et la bière de maïs
Les Apaches sont un grand groupe indien qui comprend les Jicarillas, les Lipans, les Kiowas, les Mescaleros, les Chiricahua et les Apaches de l'Ouest. Les Chiricahua et les Apaches de l'Ouest préparaient une sorte de bière de maïs appelée tula-pah , tulapai, tulpi , tulipi (eau jaune) ou tiswin en utilisant des grains de maïs germés, séchés et moulus, aromatisés avec des racines de locoweed ou de lignum vitae, placés dans de l'eau et laissés à fermenter. Le tula-pah et le tiswin sont distincts, avec un processus très élaboré. Ce type de bière est l’un des rares dont nous ayons des descriptions techniques, tardives mais précieuses.
« L'intoxicant et la malédiction de leur vie est le túlapai, ou tizwin comme on l'appelle parfois. Túlapai signifie "eau boueuse ou grise". Il s'agit, en fait, d'une bière de levure. Pour la préparer, on fait d'abord tremper du maïs dans l'eau. Si c'est l'hiver, le maïs mouillé est placé sous une couverture jusqu'à ce que la chaleur du corps le fasse germer ; si c'est l'été, il est déposé dans un trou peu profond, recouvert d'une couverture mouillée et laissé jusqu'à ce que les germes apparaissent, après quoi il est réduit en pulpe sur un metate. On ajoute de l'eau et des racines, puis on fait bouillir le mélange et on le filtre pour éliminer les racines et les germes les plus grossiers. À ce stade, le liquide a la consistance d'un léger potage crèmeux. Il est alors mis de côté pendant vingt-quatre heures pour refroidir et fermenter, puis il est prêt à être bu. Comme le túlapai se gâte en douze heures, il doit être bu rapidement. Utilisé avec modération, ce n'est pas une mauvaise boisson, mais en aucun cas une boisson agréable pour le palais civilisé. L'Apache, cependant, ne connaît aucune modération dans sa consommation de túlapai. Il lui arrive de jeûner pendant un jour et d'en boire de grandes quantités, souvent un gallon ou deux, devenant alors pour un temps un véritable sauvage. »[2]
Autre méthode de brassage de la bière de maïs tulipi donnée par Hrdlička :
« Le tulipi a été introduit parmi les Apaches de la rivière Blanche, dans la mémoire des hommes d'âge mûr, par un vieil homme de la tribu, encore vivant en 1900, appelé "Brigham Young". Il a été apporté par les Chiricahuas du sud, qui auraient appris à le fabriquer au Mexique. Pour le fabriquer, une femme prend du maïs sec et le fait tremper dans l'eau pendant une nuit ; le matin, on fait un trou dans le sol, dont le fond est recouvert de feuilles de yucca, sur lequel le maïs est étalé et recouvert d'un sac de jute. On arrose ensuite le maïs une fois par jour avec de l'eau chaude, jusqu'à ce qu'il commence à germer, puis on le laisse pousser sous le sac jusqu'à ce que les germes aient environ deux pouces de hauteur, ce qui dure une semaine, plus ou moins, selon le temps. Le maïs est ensuite sorti et étalé sur une couverture, où il est laissé une journée pour sécher partiellement. Le jour suivant, deux femmes broient le maïs, l'une grossièrement et l'autre finement, puis le mélangent et le pétrissent comme une pâte. À environ dix livres de pâte, on ajoute, dans un grand récipient en terre, environ quatre gallons d'eau. Le tout est bien remué, placé sur le feu et réduit à la moitié de la quantité initiale. Pendant cette ébullition, on ajoute le "remède tulipi" (pour rendre la liqueur autrement faible intoxicante et excitante), composé de certaines racines dont j'ai pu constater par la suite qu'elles étaient celles de l'herbe loco, ou herbe de jimson (Datura metaloides).
Après la première ébullition, on ajoute assez d'eau pour compenser la perte, et on fait bouillir le mélange une deuxième fois, jusqu'à ce qu'il soit réduit encore de moitié. Le liquide est alors filtré à travers une boîte de conserve aux nombreuses perforations, refroidi jusqu'à ce qu'il soit tiède, et versé dans la cruche à tulipi, un récipient utilisé uniquement pour le tulipi et jamais lavé. Enfin, du blé grossièrement moulu est ajouté qu'on laisse flotter à la surface, peu après quoi la fermentation débute.
Il est préférable de mettre le liquide dans la jarre à tulipi et d'ajouter le blé le soir, car le mélange est alors bien fermenté le matin et prêt à être bu à midi ; mais comme il augmente alors rapidement en force et en acidité, il faut l'utiliser le premier jour après le début de la fermentation pour éviter qu'il ne se gâte. Si l'on veut avoir un bon tulipi, il faut bien respecter tous ces points. » (Hrdlička 1904, 190-191)
En résumé : une méthode de maltage du maïs bien maîtrisée. Un brassage qui se fait été comme hiver. La totalité des opérations durent 8 à 10 jours. La bière est de faible densité et nutritive. Les variantes sont introduites par les plantes locoweed du genre Astragalus and Oxytropis, jimson weed Datura stramonium. Cette bière touche alors la frontière entre boisson alcoolique et potion psychotrope. « En plus des effets agréables, les Apaches défenseurs du túlapai protestaient vigoureusement de sa valeur nutritionnelle et médicinale. "C'est du maïs et ça nourrit votre corps" disait l'un d'eux. Il avait également des propriétés diurétiques et était un puissant laxatif. »[3]
Le blé a été introduit par les Espagnols au 16ème siècle[4] . Au 19ème siècle, faute de maïs, les Apaches et leurs voisins étaient capables de malter le blé. Après la réclusion des Apaches dans des réserves en 1872, leur dépendance et leur fragilité économique grandissent : les rations de blé fournies par l’armée U.S. remplacent le maïs, sauf pour brasser de la bière. Quant à la levure chimique, c’est un produit introduit dans les réserves indiennes par l’industrie agro-alimentaire américaine[5] : « Les Apaches de San Carlos [une réserve], une des tribus dont l'alimentation a fait l'objet d'une attention particulière, dépendent surtout de la viande et du blé. Avec la farine de blé et la levure chimique, ils fabriquent de grandes tortillas fines, de 10 à 12 pouces de diamètre, telles qu'on les trouve à Sonora. Ils les font griller quelques instants sur une plaque chauffée au feu de bois et les mangent chaudes. Un autre pain d'un usage courant avant l'apparition du blé, est fabriqué en mélangeant farine de maïs et eau et en cuisant la pâte. Ces Apaches plantent peu de maïs et il sert en grande partie à préparer du tesvino. » (Farabee 1908, 22). Les conflits intertribaux se multiplient suite à la décision d’enfermer tous les Apaches, quelle que soit leur tribu, dans la même réserve de San Carlos. « Dans la prairie, un peu en dehors d’Apache Pass, il y avait un homme qui tenait un magasin et un bar. Quelque temps après le départ du général Howard [en 1875], une bande d’Indiens hors-la-loi tua cet homme et s’empara de la plupart des marchandises de son magasin. Le lendemain, des Indiens de la réserve s’enivrèrent avec du tiswin qu’ils avaient fabriqué avec du maïs. Ils se battirent entre eux et il y eut quatre morts. » (Mémoires 1993, 117)
Entre 1905 et 1906, S. M. Barrett recueille les paroles de Go Khla Yeh, chef Apache Chiricahua et dernier résistant de la conquête de l’Ouest. Celui que les Mexicains ont surnommé par dérision Geronimo (Jeronimo), laisse son propre témoignage sur le brassage de la bière-tiswin : « Le maïs moulu (à la main avec des mortiers et des pilons de pierre) ne nous servait pas seulement à faire du pain. Nous l’écrasions aussi et le faisions tremper puis, après fermentation, nous en faisions du « tis-win » qui avait le pouvoir d’enivrer et était hautement prisé par les Indiens. Ce travail était fait par les squaws et les enfants. » (Mémoires 1993, 58). Aucune mention de la germination des grains de maïs.
La liste des plantes ajoutées à la bière de maïs est longue, chacune associée à son effet attendu des buveurs : « Les boissons alcoolisées propres aux Indiens du sud-ouest et du nord du Mexique sont principalement produites par la fermentation du maïs, du mescal et du maguey. La liqueur de maïs est généralement connue sous le nom de tesvino (également appelé tesvin, tizwin ou tulipi). Il s'agit généralement (si la fermentation n'est pas poussée à l'extrême, et en l'absence d'excitants végétaux, de narcotiques ou d'autres liqueurs) d'une boisson alcoolisée faible ayant une légère valeur nutritive, et qui n'est pas une substance intoxicante forte... La connaissance et l'utilisation du tesvino et du mescal s'étendent à l'Arizona, le pulque et les liqueurs de maguey n'étant fabriqués que dans la partie la plus au sud de la région considérée. En plus de ce qui précède, certains Indiens préparent occasionnellement des liqueurs fermentées à partir de pitahaya, de graines de mesquite (Mexique), de raisins indigènes, d'autres fruits ou de miel …
Les Apaches White Mountain, San Carlos, Chiricahua et Mescalero fabriquent du tulipi ou tesvino, auquel on ajoute généralement comme "médicament", pour augmenter les effets de la boisson, de petites quantités de plusieurs racines de plantes indigènes …
L'auteur s'est efforcé de recenser les "médicaments" ajoutés par les Apaches de San Carlos au tesvino et les raisons de leur utilisation. Le nombre s'est avéré important au-delà de toute attente, mais les résultats de l'enquête sur les raisons de l'utilisation de chaque substance particulière ont été plutôt décevants ; le but ouvertement avoué de la majorité était de "rendre plus ivre". Les différents produits et les motifs de leur utilisation sont les suivants :
I-zē-lu-ku-hi ("crazy medicine" : Lotus wrightii) ; la partie utilisée est la racine ; ils disent, cela "nous rend plus ivre".
Chil-ga-le ("make noise" : Cassia couesii) ; partie utilisée, la racine ; "rend le tulipi plus fort".
I-zel-chih, une plante qui n'a pas été identifiée, est également ajoutée occasionnellement au tulipi pour le rendre plus fort et plus enivrant.
I-ze-du-ghu-zhe ("medicine sticks") ; racine ajoutée occasionnellement au tulipi pour lui donner "un goût plus amer, plus fort".
Sas-chil-tla-hi-zē, sas-chil (Canotia holocantha) ; une plante dont la racine a un goût aromatique, qui est souvent ajoutée au tulipi "seulement pour lui donner un meilleur goût" ; la racine est mâchée à l’occasion "comme un bonbon". Les graines de la plante, après avoir été grillées, sont également utilisées dans le même but.
Ga-chuh-pi-tla-hi-ya-he (''under-it-the-jack-rabbit-makes-his-bed") ; racine occasionnellement ajoutée au tulipi "pour le rendre plus fort". Cela est vrai des racines de me-tci-da-il-tco (Perezia wrightii), et de thli-he-da-i-ga-si (''horse-eats-it"). En plus de ce qui précède, les Apaches de San Carlos ajoutent parfois au tulipi une partie de l'écorce intérieure du mesquite, ce qui "rend le goût de la boisson plus doux et meilleur, alors nous aimons en boire plus". » (Farabee 1908, 26-27)
La maîtrise technique des femmes Apaches, ce sont elles qui brassent la bière, est impressionnante. Elles contrôlent un processus qui occupe plus d’une semaine, maltage compris. Elles savent utiliser une grande panoplie de plantes. Elles brassent diverses sortes de bière dont les détails techniques sont perdus. La technologie des femmes Apaches dément les idées préconçues des historiens de la brasserie qui présentent les bières amérindiennes comme des infusions primitives à peine buvables.
John Bourke, un capitaine de cavalerie US ayant participé aux nombreuses campagnes militaires contre les Apaches en 1872-83, précise deux caractéristiques de la bière de maïs des Apaches : elle est faiblement alcoolisée, elle est acidulée. « Les nouvelles recrues parmi les Apaches étaient sous le commandement d'un chef répondant au nom d'"Esquinosquizn/" signifiant "Bocon" ou Grande Gueule. Il était rusé, cruel, audacieux et ambitieux ; il s'adonnait chaque fois qu'il le pouvait à l'enivrant "Tizwin", fait de maïs fermenté et qui n'est rien d'autre qu'une bière aigre qui n'enivre pas à moins que le buveur ne se soumette, comme le fait l'Apache, à un jeûne préalable de deux à quatre jours. Cette habitude conduisit à sa mort à San Carlos quelques mois plus tard.” (Bourke 1891, 183). De plus, Bourke établit un lien avec le jeûne et les autres techniques (plantes psychotropes) qui modifient les états de conscience. Autrement dit, boire de la bière n’est pas le but recherché en soi pour un Apache ou un Cheyenne.
[1] Benjamin Franklin, The Autobiography of Benjamin Franklin, Section Fourty Eight
[2] Edward S. Curtis, The North American Indian Vol. 1, 1907, 19-20.
[3] Locoweed or rootbark of the lignum vitae selon James L. Haley, Apaches: A History and Culture Portrait, University of Oklahoma Press, 1997, 98.
[4] D’abord pour préparer le pain de blé de l’Eucharistie, ensuite pour satisfaire le goût des colons Espagnols. Même politique pour la vigne et le vin.
[5] Dans la seconde moitié du 19ème siècle, tous les pouvoirs coloniaux dans le monde tentent de remplacer les aliments et les boissons traditionnelles par des produits industriels présentés comme plus sains, mieux intégrés dans les économies marchandes nationales et moins suspectes d’entretenir un lien culturel avec les traditions dites « païennes ». Les bières amérindiennes sont particulièrement visées par ces politiques coloniales en Amérique du Nord et en Amérique latine. Les mêmes politiques sont menées en Afrique par les autorités coloniales françaises, britanniques, portugaises ou belges.