La cuve à fermenter dans un temple mésopotamien.

 

Dans l'enceinte des sanctuaires, la cuve de fermentation concentre toute la charge du sacré. Elle abrite la phase essentielle du brassage : la transformation du moût en breuvage alcoolisé selon un mystérieux processus qui manifeste le divin.

Chargée de si puissants pouvoirs, elle devient un objet luxueux. On parle de « 4 cuves de fermentation en argent pour (la cérémonie) entre les rideaux » (Chicago Assyrian Dictionary N/1 257a) pour évoquer les repas journaliers offerts aux dieux, à l'abri des regards humains. De même, la cuve kakkullu est parée de lapi-lazzuli verts pour Ninkasi. Il est même question d'une cuve namzîtu dorée (op. cit. N/1 258c).

L'Hymne du Mariage Sacré d'Iddin-Daggan livre des détails significatifs sur les rituels en l'honneur de la déesse Inanna, dans le cadre des préparatifs pour l'union de cette divinité de la fertilité avec Iddin-Daggan, 3ème roi de la dynastie d'Isin (1974-1954). Le texte cité est extrait du 8ème chant (l'hymne en compte 10). A l'aube se prépare le rituel de l'union sacrée entre Inanna et le dieu Ama-ushumgal-anna, tous deux représentés sur terre par la reine et le roi. Les offrandes à Inanna s'accumulent :

«
Ghee, dates, fromage, 7 sortes de fruits,
Ils remplissent pour elle la table du pays avec les prémices,
La bière sombre ils versent pour elle,
La bière claire [ils versent] pour elle,
Avec la bière sombre et la bière[-emmer] …
pour ma Dame avec la bière (d'orge) et la bière[-emmer]
cuve šà-gub et cuve de fermentation (namzîtu) bouillonnnent, l'une comme l'autre.
Mélangeant miel et ghee,
[Mélangeant] … [a]vec le ghee,
Ils font du pain-gug dans le sirop de datte pour elle.
Bière au crépuscule, farine, farine dans le miel
Ils versent miel et vin à l'aube pour elle.
  » [1]

 

Ce mariage symbolique annuel entre un roi et Inanna, déesse de la fertilité,  renouvelle force et abondance pour le royaume d'Isin, noue le pacte entre hommes et dieux. Le caractère effectif du pacte se manifeste, entre autres choses,  par le bouillonnement des 2 cuves à bière. Le rituel attend du bouillonnement des cuves de fermentation la preuve de l'accord et du transfert de pouvoir. Sans l'accord d'Inanna, la bière ne pourrait fermenter. Sans les pouvoirs d'Inanna, la terre ne porterait plus de fruits.

La cuve gakkul est symbole du secret et du mystère parce qu'elle est habituellement couverte pendant la fermentation. Couverte, la "parole" prononcée à l'intérieur, à savoir le pétillement de la bière en train de fermenter, n'est pas déchiffrable par les humains. Les Mésopotamiens nomment l'ouverture de cette cuve la "bouche". Un extrait de la Lamentation « Ça touche la Terre comme une Tempête »  confirme que cette parole est celle des dieux tout-puissants :

«  Comme sa parole opère légèrement, cela détruit le pays,
  Comme sa parole opère formidablement, cela détruit les foyers (var. tue les gens).
  Sa parole est une cuve de fermentation couverte. Qui peut savoir ce qui est dedans ? (var. A l'intérieur ça tourbillonne.)
  Sa parole, dont l'intérieur est inconnu, son extérieur foule (tout)
. » [2]

Ces quatre vers captent un subtil jeu conceptuel dont la cuve de fermentation est le centre. La parole divine possède un dedans, indéchiffrable, et un dehors, en l'occurrence ses effets dévastateurs sur le monde et les humains. La bière, en cours de fermentation, murmure des mots inconnus à l'intérieur de la cuve gakkul. Une fois la transformation opérée (fermentation), la bière est extérieurement devenue la boisson alcoolique attendue. L'ivresse est l'effet du pouvoir divin transféré à la bière par le réceptacle magique de la cuve de fermentation.

Extraite de son contexte médical, cette autre citation indique que la cuve de fermentation est un réceptacle des secrets : "Le corps du malade est fermé comme le vase-kakullu" (vase-kakullu = cuve à fermenter la bière)[3]. Ses mystères déchiffrés, on devient capable d'interpréter les signes de la maladie. Le matériel de brassage, et tout spécialement la cuve de fermentation, sont investis d'une puissance symbolique et mis sous le contrôle des grandes divinités.

 

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[1] Thorkild Jacobsen 1987, The Harps that once, p. 121. Daniel Reisman 1973, IDDIN-DAGAN's sacred marriage Hymn, Journal of Cuneiform Studies 25, 190 traduit "La cuve šà-gub et la cuve de fermentation font un bruit de bulles pour elle". W. H. Ph. Römer 1965, Sumerische Königshymnen der Isin-Zeit (Documenta et Monumenta Orientalis Antiqui 13) p. 141 : "Les vases -šà-gub et -lamsari bouillonnent longtemps". ("die šà-gub- und lamsari- Gefässe dauernd sprüdeln, trad. française beer-studies).

[2] Cohen Mark E. 1988, The Canonical Lamentations of Ancient Mesopotamia, p. 137 et 216; une variante avec "Sa parole, une vrai cuve de fermentation, est couverte; qui peut savoir ce qui est dedans? " T. Jacobsen 1987 op. cit. note 1, p. 481.

[3] Cité par W. Röllig, 1970, Das Bier im Alten Mesopotamien p. 26 : "Der Leib des Kranken ... ist wie das kakullu-Gefäss verschlossen".

15/01/2012  Christian Berger